LA LAIDE


À Paul Bourget.

Elle était laide et le savait.

Son père s’amusait à l’en plaisanter :

— Ma pauvre fille, tu ne nous fais pas honneur !

Sa mère, silencieuse, la contemplait avec tristesse, ce qui chagrinait l’enfant plus que les moqueries du père.

Elle s’en plaignit une seule fois :

— Je t’en supplie, maman, ris quand tu me regardes !

Son visage cependant n’offrait rien d’anormal et, à détailler ses traits, on ne comprenait point l’impression ressentie. Mais l’ensemble était laid. De jolies choses peuvent former un vilain tout.

Elle remarquait certaines de ses compagnes aux têtes mignonnes et aux manières avenantes. On admirait leur gentillesse. Elle, jamais, ne recueillit de flatterie. Cette comparaison acheva de la renseigner sur sa disgrâce.

L’âge venant, elle prit conscience des menus agréments qui suppléent à l’absolue perfection, et elle demandait à son miroir si nul symptôme n’en indiquait le développement prochain. Mais les miroirs sont cruels, et chaque consultation lui enlevait un peu d’espérance.

De douloureuses songeries gâtèrent ainsi toute sa jeunesse. Aucune joie complète ne lui échut, car elle pensait à la joie plus pure qu’elle eût éprouvée, sans l’obstacle de sa laideur. Elle ignora les réconfortants enthousiasmes. Parmi les beaux paysages, elle se sentait mal à l’aise, comme si sa présence les eût déparés. Devant de belles figures, elle n’avait de cesse qu’elle leur eût découvert quelque tare par où les avilir.

Elle devint maussade : le monde déplaît à qui n’y brille point. Elle devint jalouse : tant de preuves la convainquaient quotidiennement de son infériorité. Elle devint mauvaise : on médit de son prochain, quand il possède ce qui vous manque. Et sa laideur se compliqua de cette laideur spéciale que donne une âme méchante, envieuse et renfrognée.

La vie donc ne lui souriait guère. Mais un événement la consola. Elle fut sollicitée en mariage.

C’était un homme simple et bon, d’un grand savoir et d’une grande naïveté. On le vénérait pour ses travaux, on le raillait pour son inexpérience. Ses amis le disaient chaste.

Elle l’accueillit avec réserve. Se jugeant dénuée de toute séduction, elle ne pouvait que suspecter les motifs de cette démarche. Une enquête lui montra son erreur : il possédait d’importants revenus.

Confiante, elle le manda. Ils étaient seuls au bord d’un bois, où chantait un oiseau, où des parfums de fleurs s’entremêlaient, seuls dans la paix de la nature, seuls à l’heure grave où le soleil se couche.

Comme gage, elle lui tendit la main. Il la saisit anxieusement :

— Vrai… vous consentez ?

Il tremblait. Ses yeux se mouillèrent de larmes. Elle s’attendrit :

— Pourquoi frissonnez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ?

Il murmura :

— C’est que je vous aime.

Et il lui fit, en phrases hésitantes et d’une voix douce, des aveux qui la ravirent. Et elle écoutait aussi la chanson de l’oiseau, respirait le parfum des fleurs, admirait les larges plaines onduleuses. Et le charme de toutes ces choses se révéla pour la première fois à ses sens troublés.

Il l’aimait en effet, et elle lui semblait belle.

Son passé ne lui permettant pas de la mettre en concurrence avec des rivales, il la dota de tout ce qu’on exige d’une femme, la grâce, l’élégance, l’harmonie des formes et des gestes.

Le mariage se fit. Des ans défilèrent. Il la chérissait également. L’âge aurait pu la rider et les maladies la flétrir, rien ne pouvait modifier en lui l’aveuglement initial. Il la voyait, il devait la voir éternellement, comme au début, à travers ses illusions.

Mais elle, changea. Ses idées s’adaptaient aux nouvelles conditions de sa vie. Métamorphose légitime ! L’époux, avide de sa présence, rompait à tout instant sa laborieuse solitude pour venir auprès d’elle. Était-ce orgueil vulgaire, celui qu’elle tirait de sa victoire sur la science délaissée ? L’époux, avide de son regard, le cherchait, avide de son contact, l’implorait, avide de ses baisers les mendiait. Comment s’imaginer que la laideur inspirât un culte aussi fervent ? Des doutes délicieux se glissèrent au fond de son âme.

Ingénuement, il lui disait son extase :

— J’aime tes yeux… ils me réchauffent… ils me remuent… J’aime ta bouche, elle est pareille…

Les ordinaires métaphores lui manquaient. Il ignorait que les prunelles sont des pervenches ou des gouffres, les lèvres des fraises, les narines des pétales de rose, et les oreilles des coquilles de nacre. Alors il empruntait ses comparaisons à l’histoire ou à la mythologie. Et elle eut ainsi les yeux d’Hélène, le nez de Cléopâtre et la chevelure de Diane.

Elle fut éblouie. L’autorité de ces dames illustres, patronnes désormais de ses divers appas, étouffa ses scrupules. Elle interrogea son miroir. Il consentit au mensonge. Elle se vit belle.

Quelle agréable certitude ! Depuis si longtemps, elle croyait à sa laideur ! Une félicité radieuse la compensa de son long martyre. Si quelquefois sa conscience murmurait, elle allait vers son mari, le gratifiait de ses coquetteries les plus savantes, et l’enthousiasme obtenu la rassurait entièrement.

Peu à peu croissait sa vanité. L’illusion n’a pas de bornes. S’attribuant des attraits factices, elle pouvait à son gré les multiplier. Son mérite lui parut immense.

Et elle songea qu’il lui fallait les suffrages d’autrui. Les femmes s’y refusèrent. Elle le savait : elles sont jalouses. Mais les hommes ?

Elle fut avec eux provocante et d’allures libres. Elle sollicitait les paroles équivoques, les frôlements de mains, les agaceries du pied, et elle s’ingéniait par des costumes indécents et des attitudes alanguies à susciter de coupables désirs.

Outre qu’elle était mariée — séduction alléchante — elle disposait d’un mari dont l’amitié n’était point sans profit. Les prétendants affluèrent.

Elle hésita. Sa vertu s’insurgeait. Mais l’époux lui dit :

— Quel bonheur de t’avoir à moi seul, toi la plus belle, trésor mystérieux que personne ne connaît.

Le lendemain, elle eut un amant.

Cet amant fut bien élevé. Il émit une quantité convenable d’épithètes élogieuses et de balbutiements flatteurs. Son exaltation se maintint durant toute l’entrevue, avec des crises même qui attestaient un esprit vraiment bouleversé.

Pourquoi, néanmoins, n’éprouva-t-elle qu’une joie incomplète ? Était-ce pudeur ? Non : la beauté n’en a pas. Remords ? Non plus : la beauté exige qu’on la montre.

Elle recommença l’expérience plusieurs fois, et elle étudiait son amant, la qualité de ses gestes, la valeur de ses mots, la signification de ses silences. Elle ne découvrit rien.

Elle en prit un autre. Une déception analogue l’attendait.

Elle en prit un troisième, puis un quatrième, et beaucoup leur succédèrent. Chutes vaines ! Peut-être les lassait-elle par la monotonie de son humeur ? Elle fut tour à tour capricieuse, froide, perverse, ironique et romanesque. Travestissements inutiles !

Nul échec ne l’avertit qu’elle s’abusait sur elle-même. L’époux n’était-il pas là, instrument commode d’où elle tirait, à sa guise, l’hymne d’extase que réclamait sa fatuité ?

D’ailleurs, mieux que de vides protestations, l’abondance de ses conquêtes la tranquillisait. Les augmenter devint son unique but. Aucun ne la refusa, titre de gloire qu’elle enregistrait avec complaisance. Comme elle méprisait telle de ses amies réduite depuis dix ans au même amant ! On la citait cependant pour sa grâce. Bien piètre, cette grâce dont un seul être acceptait le joug.

Mais un homme l’aima. Sa voix, à lui, elle la sentit grave et sincère. Il l’invoquait comme une idole. Il chantait ses litanies. En vérité, l’amour de l’époux n’avait point cette fougue.

La fuite leur parut le dénouement indispensable.

— Je suis pauvre, avoua-t-il, je travaillerai… Toi, il te faut du luxe, emporte tes bijoux et ton or.

La Laide écouta celui qui la trouvait si belle. Ils s’en allèrent.

L’ayant conduite dans le pays voisin, il jeta le masque et s’exprima brutalement :

— Vois-tu, tu es trop vilaine, cela m’agrée de te le dire une bonne fois. Adieu.

Il partit avec le coffret chargé de pierres précieuses.

Et la Laide resta seule.

Ce fut la misère. Elle ne se découragea point. N’avait-elle pas une suprême ressource, sa Beauté ? L’exemple des courtisanes célèbres et l’intérêt qu’on leur consacre, d’avance l’absolvaient. Puis la faim donne de mauvais conseils. Elle s’offrit.

Les hommes ricanèrent :

— Tu te moques de nous ! Nos péchés ne sont pas si grands qu’il nous faille accepter une telle pénitence ! Oh ! l’abominable créature !

Furieuse, elle courut à son miroir. Elle s’y regarda longtemps, pensive. Aucune consolation ne lui venait de l’image reflétée. Elle se plut moins que naguères.

Et jour par jour son orgueil décrut. Quelque chose se retirait d’elle qui lui enlevait son fragile bonheur. Et il arriva qu’elle se vit comme autrefois, laide.

Alors elle comprit. Elle comprit la raison de son infortune. Et elle comprit en même temps le mystère de l’âme humaine.

L’illusion est maîtresse du monde. Elle est ondoyante et menteuse. Mais nous ne connaissons qu’elle. C’est l’unique absolu qui soit accordé à nos sens incertains et à nos esprits troubles. La réalité est insaisissable et invisible, et nous ne pouvons pas plus pénétrer jusqu’à elle que nous ne pouvons étreindre la matière à travers les formes qui la revêtent. La réalité, c’est l’illusion présente.

Nos peines et nos joies sont factices, la peine d’aujourd’hui est la joie de demain. Car nous ne souffrons et ne jouissons qu’en illusion.

La beauté et la laideur sont relatives à qui les contemple, et nos visages diffèrent selon les jugements qu’on en porte. Les plus beaux êtres sont ceux qui recueillent les admirations les plus nombreuses. Mais ils sont beaux aussi, les vilains pour qui une admiration, même isolée, remplace l’éloge des foules.

Ainsi, elle, l’amour de l’Époux lui avait donné la croyance à sa beauté. Loin de lui, cette croyance s’évanouissait. Il était le dispensateur de l’Illusion bienfaisante. Et maintenant qu’elle en avait goûté le charme, elle ne se résignait pas à la perdre.

Elle revint à lui.

Il l’attendait, triste et miséricordieux.

Elle s’agenouilla, et, les mains jointes, dit :

— Oh ! mon cher époux, rendez-moi la beauté !

MAURICE LEBLANC