LE TUEUR D’AVENIRS


À Camille Lemonnier.

Il manda ses vieux amis et leur dit :

— Vous me croyez seul ? Mais non. Je la sens auprès de moi : elle est là, dans mon lit, elle s’occupe à me glacer les jambes avec ses mains, et le froid monte, et elle sourit à mon cœur qui s’endort.

Lui aussi, il eut un sourire maigre.

— Je n’ai pas peur de toi, ô chère mort bienfaisante ! Assez souvent je fus ton pourvoyeur. Ne t’ai-je pas sacrifié, au cours de ma longue vie de science, plus de mille vies humaines ?

On regarda le vieux praticien avec épouvante.

— Tu as tué, toi ?

— J’ai tué, moi : j’ai tué plus de mille fois, plus de mille fois, je le jure.

Et, sur son lit d’agonisant, en un dernier effort, il murmura ces choses :

« — Vivre est une torture. La seule consolation, c’est d’alléger un peu, quand on en a la puissance, la torture d’autrui. Je soignai des malades, je pansai des plaies, je guéris de pauvres corps tordus de souffrances…

» Ce n’était pas assez. J’avais une sensation d’inassouvissement dans ma grande faim de soulager. C’est que le temps me dévoilait l’infini de la douleur. Que peut la lutte isolée d’un homme contre l’universelle misère ? Une cicatrice fermée, une jambe remise, qu’est-ce auprès de l’innombrable multitude des fléaux accumulés ? À quoi bon mes tentatives de fourmi pour soulever la pierre de mal qui nous étouffe ? Chair infortunée, martyre éternelle, plaie vivante où chaque heure vient déposer son fiel et son poison ! Je la contemplais souvent, penché sur elle, et j’en avais pitié. L’admirable chose à souffrance, machine si bien agencée pour saisir au vol toutes les poussières nuisibles !

» Mais la faiblesse des malades les induisait en confessions plus effrayantes, et j’appris le supplice de l’âme. Dans une prison de tristesse et de froid, elle subit l’assaut des deuils. Rien ne la peut sauver. La chair a sa souffrance, mais l’âme les a toutes, en leur complexité cruelle.

» Mon impuissance me terrassait. Je pris horreur de la vie. Ne trouverais-je donc pas un remède nouveau, un mode de guérison s’appliquant à quelque grand mal dont on n’aura même jamais tenté l’atténuation et le supprimant définitivement ?

» Or, un jour, une femme parvint auprès de moi et, d’un ton résolu :

« — Docteur, en l’absence de mon mari, un homme, un homme que j’aime, m’a rendue enceinte… Mon mari revient. Sauvez-moi. »

» Je n’admets pas que son air de réelle autorité m’ait influencé en quoi que ce soit. Non. Mais, dès cette minute, comme un éclair, l’Idée m’illumina. Tout l’avenir en fut éclairé. Le devoir — mon devoir plutôt, car il diffère pour tous — parut, inéluctable et simple. J’y obéis.

» Et je ne cessai d’y obéir. Des dizaines, des centaines de fois, un millier de fois, j’ai recommencé l’acte salutaire. Et jamais, vous entendez ? jamais un scrupule n’a frappé au seuil de ma conscience. J’avais raison, je le savais, je le sais encore, et, au terme de ma longue existence, je l’affirme sans incertitude : j’ai fait ce que je devais faire.

» Combien souvent, d’ailleurs, j’ai recueilli ma récompense ! Les malheureuses qui accouraient vers moi, affolées, revenaient, quelques jours après, souriantes et reconnaissantes. J’ai conjuré bien des drames. J’ai séché bien des larmes. Et l’on me baisait la main, comme à un dieu.

» Mais le plaisir de cette rémunération ne pesait point parmi les raisons qui dirigeaient ma conduite. Si grande qu’elle fût, la joie que je causais m’eût paru de qualité trop mesquine et de mérite trop passager. Quelque chose de plus noble me stimulait : la volupté de détruire le mal. Et il arriva que je le détruisis de moi-même, criminellement, à l’insu de la mère.

» Oui, mes amis, je le proclame, tous les prétextes me furent bons pour aller chercher au fond des entrailles le germe blotti, le germe de vie d’où nous sortons, êtres de douleur et de malédiction. Je l’arrachais avec haine, la matière maudite, le principe infâme !

» Et, vraiment, il me semblait accomplir une solennelle action. C’était m’insurger contre l’œuvre néfaste et la dompter. L’instinct stupide avait créé. Moi, j’anéantissais. Le hasard aveugle avait fait de la vie. Moi, créature clairvoyante et réfléchie, je faisais de la mort.

» Comprenez-vous maintenant que je sois fier de moi et que je m’endorme en l’éternel sommeil avec l’ivresse du devoir intelligemment deviné et rigoureusement suivi ? Les bienfaiteurs de l’humanité, ceux qu’on révère, s’effacent devant mon génie charitable. Prévenir le mal, c’est mieux que répandre le bien. Or songez à ce qu’il y a de souffrance, de pleurs, de tourment, d’angoisse dans une existence d’homme. Imaginez l’univers de douleur que représente, à la fin de sa vie, l’addition de toutes les douleurs partielles que cet homme a dû subir.

» Moi, j’ai brisé mille de ces univers. À leur source, ma volonté a tari mille ruisseaux de larmes. Mille machines à souffrir n’ont pas été mises en mouvement parce que tel fut mon ordre. Un millier d’avenirs misérables se sont évanouis parce que j’étais là, destructeur opiniâtre et sans pitié !

» Que dis-je ? Mais chacun de ces êtres, selon la loi naturelle, eût créé, et chacune des créatures issues de ces êtres en eût créé d’autres à son tour ! Ce n’est pas mille, c’est dix mille, c’est cent mille existences à qui j’ai interdit le supplice de vivre. C’est un peuple que j’ai sauvé, toute une nation, un monde ! Un monde d’âmes tristes eût été enfermé dans la geôle de nos loques lamentables. Mais j’ai surgi, j’ai surgi, moi, le tueur d’avenirs ! »

Dressé sur son lit, le vieillard semblait en extase. De l’horreur, autour de lui, flottait, silencieuse. Il se recoucha. C’était la fin. Son âme, en s’obscurcissant, put encore épancher quelques paroles sereines :

— Chère mort, sœur miséricordieuse de la mauvaise vie, ta caresse m’est douce. Chaque mort naît avec chaque vie. Chacun a la sienne dès le berceau. C’est l’ange gardien. Et il tient dans ses mains secourables le remède suprême… Ce remède, je l’ai donné, puisque j’en étais détenteur… Je suis content… Je suis joyeux… Je sais… Et, maintenant, ma chère mort, ma mort à moi, grande sœur consolatrice, amie fidèle, prends mes lèvres, prends mon cœur… ô maîtresse qui mourras avec ma vie…

MAURICE LEBLANC