L’UNE PAR L’AUTRE


Elles formaient un couple étrange, Diane si belle, Marthe si laide que leur intimité semblait inexplicable.

Encore comprenait-on que l’une s’embarrassât de l’autre afin d’établir une avantageuse et perpétuelle comparaison. Mais Marthe, par quelle aberration s’exposait-elle à un rapprochement aussi périlleux ? Seule, elle passait inaperçue. Près de Diane, elle inspirait de la pitié.

Était-ce calcul, désir cupide d’attirer sur son ménage les faveurs d’une compagne plus riche ? Elle ne demandait jamais rien. Perversité ? pour répandre des médisances que son titre d’intime eût rendues plus redoutables ? Elle ne parlait de son amie qu’avec respect et enthousiasme sincère.

Moins que personne Diane découvrait les causes de cette conduite. Elle ne connaissait la jeune femme que depuis un an et s’étonnait même que leurs relations fussent si étroites, n’étant justifiées par aucune similitude de goûts ou d’humeur. Mais, très bonne et n’ayant rien à cacher de sa vie, elle tolérait autour d’elle cet empressement un peu indiscret, sans trop approfondir les motifs qui le pouvaient provoquer.

Un jour, parmi la foule d’un grand magasin, elle avisa le manège d’un inconnu qui glissait un papier entre les mains de Marthe. Celle-ci, derrière son manchon, lut le billet et dit :

— Je vous demande pardon… mon mari m’attend.

Elle s’éloigna rapidement. Aussitôt, Diane chercha l’étranger. Il avait disparu.

Elle crut à une erreur. Mais le fait se renouvela. À voix basse, un homme d’un certain âge jeta quelques mots à Marthe. La jeune femme ne bougea pas. Une minute après, simulant un malaise, elle s’en allait.

Et, dès lors, Diane surprit avec stupéfaction que partout, en public, au théâtre, au bal, s’improvisait la même comédie de billets insinués et de phrases chuchotées à l’oreille. Toujours, derrière son dos, elle devinait des signes furtifs, une mimique laborieuse, une correspondance affairée.

Que la conduite de son amie fût répréhensible, elle n’en doutait pas. Mais quel rôle lui réservait-on, à elle ? Pourquoi la mêler à toutes ces malpropretés ?

Elle lui ferma sa porte.

Marthe força la consigne. Pour prévenir les reproches, elle se mit à genoux devant Diane, lui baisant les mains contre son gré :

— Vous savez tout, n’est-ce pas ? et vous me méprisez… Il ne faut pas trop cependant me mépriser… il ne le faut pas sans m’entendre… Voulez-vous m’entendre ?

Diane s’émut de ce ton humble et pressa les mains suppliantes. Marthe murmura :

— Je suis très laide, dites ?

N’obtenant pas de réponse, elle reprit :

— Voyez comme vous êtes triste, triste pour moi, de ma laideur. Alors, songez à votre tristesse si vous n’étiez plus belle, tout d’un coup, laide comme moi, avec des yeux inexpressifs, une bouche vilaine et une peau flétrie.

Du doigt, elle touchait les soyeuses paupières, les lèvres exquises et la tendre chair. Et il semblait à Diane que son regard s’éteignait, que sa bouche se décolorait et que des rides souillaient la fraîcheur de son visage.

— Quelle souffrance ! n’est-ce pas ? C’est la mienne, celle de toutes mes heures. Autrefois, je l’ignorais. Ma vie s’en allait en petites joies et en mesquines satisfactions. Puis je vous ai vue, et ce fut fini. Oh ! nulle envie mauvaise ne m’anima jamais contre vous. Je vous sentais bonne et indulgente et, sans arrière-pensée jalouse, je n’ai cessé de vous admirer. Mais je savais. La laide n’existe pas. Elle a l’utilité d’une plante ou d’une femelle, non la gloire d’être femme. Elle inspire de l’estime, ou du dévouement, ou de la reconnaissance, jamais de l’admiration. Or cela seul est notre raison de vivre… Oh ! cette soirée où je vous connus, quel souvenir de désespoir et d’effroi ! Tous ces hommes qui s’empressaient vers vous et chantaient vos louanges, la voix spéciale qu’ils prenaient en vous parlant, leur regard de prière, leur timidité, leur audace… et moi, l’indifférence, c’est-à-dire, l’accusation tacite de ma laideur.

Elle cacha sa figure sur les genoux de Diane et gémissait :

— Je suis laide. Rien ne fera que je ne sois pas laide. Les yeux qui me contemplent me le disent. Dehors, la glace des devantures me le rappelle. Ne peut-on pas oublier que l’on est laide ?

Elle releva la tête.

— Je l’ai tenté, Diane, et souvent je réussis, grâce à vous. L’espoir m’en vint à notre seconde rencontre. Cette fois, ma souffrance se complique d’une certaine joie bizarre. Écoutez ceci : le parfum des compliments me grisa. C’était à vous qu’ils s’adressaient, certes. Mais moi, j’étais près de vous, et l’atmosphère enivrante, nous la respirions toutes deux également. La voix que vous entendiez, je l’entendais, et les mots et l’inflexion, et je voyais comme vous les yeux ardents et les gestes nerveux.

Après un silence, elle dit :

— Si vous saviez comme nous acceptons aveuglément l’illusion, nous, les disgrâciés ! Nous tendons la main sans honte à l’aumône bienfaisante. Et, ainsi, j’ai vécu de ce que l’on vous offrait. Dans les gerbes d’amour qui s’élevaient sous vos pas, j’ai cueilli ma bonne part. J’ai volé des étincelles aux flammes du désir que votre chair allume. Et le vin de passion que vous dédaigniez, je l’ai bu, moi, de mes lèvres avides. Comprenez-vous ? Parmi ces hommes qui vous obsèdent, il en est que votre froideur rejette vers moi, confidente de leurs peines. Il en est d’autres qui se sacrifient pour me mettre dans leur jeu. Il en est aussi pour qui rejaillit sur moi un peu du reflet de votre beauté. Et je leur appartiens. Et je suis presque heureuse, vous entendez ? heureuse, car, dans la comédie obligatoire de l’étreinte, ils feignent d’oublier ma laideur, et je l’oublie, moi, et je ne suis plus laide parfois, je ne suis plus laide !

Elle sanglotait dans les bras de son amie. Diane rêvait, compatissante et troublée. Un torrent d’idées obscures grondait en elle. Et, se penchant, elle dit :

— De quoi donc parlez-vous ensemble ?

— Oh ! de vous, tout le temps. Ils crient leur extase. Et moi-même j’éloigne leur pensée de moi. Et ils pensent à vous en m’embrassant, et ce sont des baisers fous, ceux qui s’adressent à vos lèvres.

Vers Diane montaient comme un hymne ces paroles ardentes. Les mots la brûlaient ainsi que des caresses. La vie lui apparaissait sous d’autres couleurs, compliquée de joies nouvelles et de voluptés différentes. Cette vision ne la tentait pas ; mais elle en voulait cependant soulever le voile. Pour la première fois, elle appréciait le sens réel de la beauté et le charme des désirs provoqués.

Marthe s’écria :

— Vous comprenez, je le vois !

Oui, elle comprenait, et elle dit :

— Sois mon amie ; nous vivrons l’une par l’autre. À travers toi m’arrivera l’amour des hommes. Mon honnêteté m’en prive. Je ne le regrette pas ; mais le rythme et l’odeur m’en sont devenus nécessaires. Marthe, tu seras la fleur miraculeuse par qui je sentirai tous les parfums. Que les hommes t’imprègnent de leurs désirs ! Je te respirerai. Tu me rendras leurs regards, leurs prières, leurs voix, leurs gestes. Tu me chanteras le concert de leurs éloges et de leurs flatteries, et je jouirai délicieusement de leur exaltation.

— C’est cela, c’est cela, vous avez compris. Tout être est incomplet. Le bonheur est de trouver ce qui lui permettra son entier développement. Je suis laide et disgracieuse ; vous êtes ma beauté, vous êtes ma grâce.

— Et tu seras la vie de ma chair froide, et tu seras mon ardeur, et ma passion, et le souffle des désirs, et l’égarement de la luxure !

MAURICE LEBLANC.