Les Harems d’Orient et d’Amérique

Les Harems d’Orient et d’Amérique
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 307-341).

LES

HAREMS D’ORIENT ET D’AMÉRIQUE


I. — Thirty years in the Harem, by Mme Kibrizli-Méhémet-Pacha, Paris 1873.

II. A Lady’s Life among the Mormons, by Mrs T. B. H. Stenhouse, New-York 1872.




« Si chacun, dit Marmontel, écrivait ce qu’il a vu, ce qu’il a fait, ce qui lui est arrivé de curieux et dont le souvenir mérite d’être conservé, il n’est personne qui ne pût laisser quelques lignes intéressantes. » Ceci s’applique aux moindres comparses de la vie humaine, à ceux dont l’existence paraît le moins accidentée. Pour donner à des événemens vrais, personnels, un intérêt que ne saurait atteindre aucun roman, il suffit d’être sincère et d’avoir observé. Combien plus doivent paraître piquantes les confidences de personnes placées par leur naissance ou par les événemens de leur vie dans des régions inaccessibles aux regards du vulgaire ! Mme de Motteville et Mlle de Montpensier, Mme de La Fayette et Mme de Caylus ont captivé les lecteurs de leur temps et du nôtre en les entretenant de la cour, et qu’est-ce que la cour, toute curieuse que la ville puisse être de ses secrets et de ses scandales, auprès du harem, dont le nom seul évoque une idée de voluptueux mystères ! À quels mémoires comparerait-on les confidences de « saintes du dernier jour » séparées du monde civilisé par d’affreux déserts, par une politique aussi ingénieuse que dépravée, ou, mieux encore, celles de houris protégées contre nos investigations par de triples voiles et de triples murailles ? Mme Stenhouse, comme Mme Méhémet-Pacha, brave, pour écrire, des préjugés tout-puissans jusqu’ici et les vengeances qui menacent une indiscrétion sans exemple. Le fond des deux ouvrages est le même, c’est l’étude de la polygamie, dans des conditions sociales diverses et sous des cieux différens, par deux femmes qui en ont fait l’amère expérience. Néanmoins des contrastes frappans attestent des dissemblances bien tranchées de race, d’éducation, de mœurs. D’une part, c’est la femme d’Orient, avilie à son insu, qui se plaint en égoïste d’un ordre de choses dont les vices essentiels lui échappent et contre lequel elle ne s’est révoltée que le jour où il a contrarié ses intérêts matériels, — de l’autre une femme chrétienne d’un esprit cultivé, appartenant à cette grande famille anglo-saxonne si justement fière de ses priviléges et de ses libertés, qui, encore palpitante d’indignation, proteste au nom de tout son sexe contre les sophismes qui l’ont un instant séduite, qui confesse repentante les angoisses, les humiliations, les luttes qu’elle a subies dans sa conscience et dans son cœur. Elle ne se propose pas, comme Mme Méhémet-Pacha, de dénoncer les abus dont elle a été victime elle-même, de satisfaire des rancunes justifiées en démasquant ses ennemis ; avec une louable délicatesse, elle évite au contraire de citer les noms, d’entrer dans des détails trop intimes : ce n’est que sur ses sœurs encore captives qu’elle prétend appeler la pitié. Son vœu le plus cher est que le congrès de Washington mette fin à une nouvelle forme de l’esclavage. Sans doute, quoi qu’elle fasse, l’impartialité absolue doit parfois lui manquer : il n’existe point de mémoires où la passion ne parvienne à se glisser ; peut-être même, lorsqu’elle n’exclut pas la bonne foi, en est-elle un des principaux charmes. Ici, le plus vif des sentimens féminins est en jeu, et la façon dont l’expriment, chacune selon son caractère et le milieu où elle a vécu, la dame turque et la dame mormonne, offre peut-être plus d’intérêt encore que les événemens dont elles font le récit.

I.

Lorsqu’on ouvre les Trente années au Harem de Mme Kibrizli-Méhémet-Pacha, une objection assez naturelle se présente d’abord à l’esprit : comment s’est-il trouvé, dans le troupeau de ce que nous appelons fort improprement les odalisques[1], une femme capable de juger et d’écrire, assez courageuse, assez indépendante surtout pour publier le résultat de ses observations ? Ne serions-nous pas dupes de quelque mystification ? Eh bien ! disons tout de suite que Melek-Hanum (Mme Méhémet-Pacha) n’a rien de commun, sous le rapport de la culture intellectuelle, avec la plupart de ses compatriotes ; elle est même très fière de cette supériorité, qui lui a longtemps valu en Turquie une haute influence. Catholique grecque, issue par sa mère d’une riche famille arménienne, elle a par son père, M. Charles Dejean, du sang français dans les veines. Elle inspira, encore presque enfant, une violente passion à son médecin, docteur anglais, dont ses parens repoussèrent la recherche à cause de la disproportion d’âge et de la différence de religion. Désespérant de réussir par d’autres moyens, cet homme eut recours à la ruse ; il enleva sa jeune malade et l’épousa devant un prêtre grec. Leur union ne fut pas heureuse. Mme Méhémet-Pacha reproche à son premier mari une avarice sordide, et cite à l’appui de ses accusations la preuve que voici. Un matin, il lui avait remis avant de sortir un sac d’argent. Se voyant pour la première fois de sa vie maîtresse d’une somme considérable, elle se hâta de la dépenser en emplettes frivoles, qui furent montrées naïvement au docteur lorsque celui-ci lui demanda compte du dépôt. Il s’ensuivit une scène de colère qu’elle trouve odieuse, mais que beaucoup de maris européens comprendront peut-être. Le médecin anglais paraît presque excusable d’avoir prétexté au bout de quelques années les soins qu’exigeait l’éducation de ses deux enfans pour éloigner cette femme impérieuse et prodigue. Elle comptait trouver à Rome, où il l’envoya, plaisirs et liberté ; sa belle-mère, ancienne dame d’honneur de la duchesse de Lucques, livrée à d’étroites pratiques de dévotion, lui imposa au contraire de tels ennuis qu’elle en prit un accès de démence. Le mari profita de l’occasion pour obtenir du patriarche grec une sentence de divorce ; l’aïeule s’empara de ses petits-enfans, qu’elle éleva désormais à sa guise, en catholiques romains. Quand la jeune femme retourna indignée à Constantinople, demandant justice à grands cris, elle trouva son infidèle époux déjà remarié. Il lui promit une pension viagère, si elle voulait aller vivre à Paris. Là, des difficultés nouvelles touchant cette pension la forcèrent de s’adresser à l’ambassadeur de Turquie auprès du gouvernement de Louis-Philippe, Féty-Pacha, qui l’accueillit avec bienveillance. Elle connut vers la même époque Kibrizli-Méhémet-Pacha, attaché militaire de la légation, et ce fut un fiancé qu’elle suivit à Constantinople. On voit que le début de la vie de Melek-Hanum s’écoula hors du harem ; elle y entrait avec une expérience, un développement d’esprit, qui manquent à la plupart des femmes vouées à cette destinée.

Ses premières impressions sont datées du palais de Haïder-Effendi, où elle passa le temps du ramazan au milieu d’une réunion de quinze ou vingt dames, mère, belles-mères, tantes, sœurs, cousines, parentes enfin à différens degrés du maître de ce logis fastueux. Elles se divertissaient ensemble en causant, en dansant, en faisant de la musique. Le carême musulman ne permet pas de prendre de nourriture dans la journée ; l’usage est donc de dormir jusqu’à minuit, heure où un roulement de tambour vous avertit que le jeûne est interrompu jusqu’au lever du soleil. Pendant tout le mois, les riches tiennent table ouverte, et chaque pauvre, après s’être rassasié, reçoit un petit présent. La nuit, les jeunes gens des deux sexes parcourent les rues, des lanternes de couleur à la main, pour se rendre aux mosquées ou même dans les cafés et autres lieux d’amusement. L’entrée des mosquées est, on le sait, interdite aux femmes ; mais elles n’en tiennent pas compte. L’auteur de ces mémoires assista hardiment à une grande fête religieuse en compagnie d’une jeune Circassienne, fille adoptive de la sœur du sultan. Les deux dames avaient endossé des costumes d’hommes qui ne les empêchèrent pas d’être suivies et sérieusement inquiétées. La fin de ce ramazan, plus semblable en somme au carnaval qu’au carême, vit le mariage de Mme Méhémet-Pacha et l’enlèvement de la Circassienne Nazib par un marchand grec du bazar. On comprend du reste que celle-ci ne se soit fait aucun scrupule de quitter sa bienfaitrice Essemah-Sultane, dont les passe-temps rappellent quelques-unes des plus sanglantes légendes de la tour de Nesle. Elle avait coutume de faire danser devant elle de jeunes Grecs peints et vêtus comme des femmes. Plusieurs fois le sultan fit arrêter et mettre à mort les complices des débauches de sa sœur, qui ne parut jamais s’en soucier.

Ces types ne sont pas rares en Orient. Le harem d’Abdul-Medjid donna l’exemple de débordemens épouvantables. Les caprices des sultanes ruinèrent le pays. Dans l’espace de deux ans, le sérail fut quatre fois remeublé entièrement : couvertes de pierreries, suivies d’esclaves presque aussi magnifiquement vêtues que leurs maîtresses, ces femmes sans pudeur se promenaient en somptueux équipages, à peine voilées ; la nuit, elles appelaient les passans par la fenêtre et les introduisaient dans le palais ; leurs faveurs étaient accompagnées de présens qui suffisaient parfois à faire la fortune de celui qui les recevait. C’était un cas de perpétuel pillage. La sultane Validé, mère du souverain, surpassait toutes les autres en prodigalité. Abdul-Medjid ne voulait croire aucune accusation portée contre ses femmes et ne savait rien leur refuser. Sa faiblesse se fit voir surtout à l’égard de Besmé-Hanum, élevée par une faveur unique du rang d’esclave au rang d’épouse. Il alla jusqu’à lui confier son fils, dont la mère était morte. Peu touchée de cet aveugle amour, Besmé descendit aux plus basses intrigues avec les derniers serviteurs du palais. Elle maltraitait l’enfant, qu’elle considérait comme un obstacle à son ambition, puisque ses fils, si elle en avait, ne pourraient pas régner ; elle poussa la fureur jusqu’à le mordre, et personne n’osa en avertir le sultan. Il existe cependant un moyen indirect de dire la vérité aux princes, dont on use souvent en Orient : c’est le moyen qu’employa Hamlet, la comédie par allusions. Un ami dévoué y eut recours enfin, et les ombres chinoises révélèrent au sultan qu’il avait une femme adultère capable de méditer le meurtre de son fils. Il comprit, s’assura des cruautés dont le petit prince avait été victime et renvoya Besmé ; mais, faible jusque dans sa vengeance, il lui laissa emporter tous les trésors dont il l’avait comblée. Elle continua hors du sérail le cours de ses infamies et finit par épouser Tefik-Pacha, l’un de ses amans. C’était le dernier outrage : prendre la femme du représentant de Mahomet n’est rien moins qu’un sacrilége religieux et politique ; celui-ci fut puni de mort, mais mystérieusement, comme le veut la politique orientale. Le sultan feignit d’abord l’indifférence ; il offrit même à Besmé l’un des palais appartenant à la couronne, pour donner le change à l’opinion publique ; puis, sous un prétexte futile, il l’exila, elle et son mari, à Brousse, après quoi Tefik reçut sa grâce apparente, car il était nécessaire qu’il vînt boire la ciguë à Constantinople. Personne ne soupçonna cet empoisonnement, et la clémence impériale épargna encore Besmé. Lorsque l’on considère ces mœurs, qui mettent en réalité les hommes sous la domination des créatures dégradées dont ils croient faire leurs jouets, on comprend le paradoxe de lady Montagu : « les femmes seules sont libres en Turquie ; » mais quelle liberté ! surprise, volée, pour ainsi dire, résultat d’artifices et de mensonges incessans qui ne sont après tout que les représailles d’une injurieuse méfiance.

Le ramazan est, nous l’avons vu, le prétexte de courses nocturnes tout au moins singulières ; souvent les promenades en plein soleil, aux Eaux-Douces par exemple, ne sont pas beaucoup plus innocentes. Les dames se tiennent toutes du même côté le long d’une allée sinueuse qui borde la rivière, les hommes de l’autre côté ; entre eux, l’espace est assez étroit pour que l’on puisse échanger des fleurs et des billets. Les promeneuses descendent de voiture, font jeter un tapis sur le gazon, et, entourées de nombreux esclaves, procèdent à des collations dans lesquelles on rivalise de recherches. L’éclat de la vaisselle d’or et d’argent, la musique, le luxe des costumes et des équipages, le va-et-vient des cavaliers, des piétons, des marchands, tout cela forme sous le ciel brillant et dans la verdure un spectacle joyeux à l’égal de quelque fête masquée. Quant aux visites que les femmes se rendent entre elles d’un harem à l’autre, c’est une source inépuisable d’intrigues d’où dépend l’avancement de leurs maris, de leurs fils, de leurs frères. À force de flatteries, elles acquièrent les bonnes grâces des épouses de ministres ou de grands-officiers, et à force d’importunités celles-ci obtiennent de leurs maris toutes les places qu’elles souhaitent pour leurs protégés. C’est ainsi qu’on voit un tout jeune homme, encore ignorant du service actif, nommé tout à coup général de brigade ou de division. Il paraît que Mme Méhémet-Pacha sut habilement servir les intérêts de son mari, car en peu de mois elle lui fit donner successivement les titres de bey et de liwa[2]. Elle s’enorgueillit de la confiance que mit en elle vers cette époque un personnage important, le général Gueuzluklu-Rechid-Pacha, qui, comptant sur les connaissances qu’elle avait dû rapporter de la beauté européenne, s’en remit à elle pour le choix d’une épouse svelte, de physionomie spirituelle, et qui eût les cheveux noirs. Il est curieux de voir comment elle s’acquitte de cette mission.

« J’entrai en campagne, raconte Mme Méhémet-Pacha, et, ayant revêtu mes plus beaux atours, j’allai rendre visite à toutes les familles d’un rang égal à celui du général. Voici quel est l’usage : on se présente à la porte d’une maison où il y a quelque fille à marier. — Que désirez-vous, madame ? — Je désire voir votre jeune fille. — Introduite dans le salon, vous attendez sur un divan que la demoiselle ait achevé sa toilette. Elle paraît en ses plus beaux atours, vous salue du mouchoir qu’elle tient à la main et s’assied, les yeux baissés, sur un siége préparé pour elle. On apporte le café dans une petite tasse d’argent ; il s’agit de le prendre très lentement, car l’objet de votre examen disparaîtra aussitôt la tasse vide. Ensuite l’une de ses proches parentes vient demander ce que vous pensez d’elle. Naturellement on répond par des éloges, puis on écoute l’énumération de ce que la demoiselle possède en habits, en bijoux, outre la valeur de son douaire. Il faut se garder de tout croire, car souvent les parens, après avoir promis plus qu’ils ne peuvent ou ne veulent donner, ne tiennent parole qu’à demi, et leur gendre n’a aucun recours contre eux. J’assurais la famille que je rendrais compte de tout à celui qui m’envoyait, et en effet je faisais chaque soir un rapport à mon mari, qui le transmettait à Gueuzluklu-Rechid-Pacha. Ce dernier se montrait fort difficile. Tantôt il trouvait que la jeune fille avait trop de parens, qu’elle était trop grande ou trop âgée, tantôt que la fortune n’était pas suffisante. Pendant vingt jours, je ne cessai d’assaillir la demeure de tous les ulémas, ministres et hauts dignitaires en général. Lasse de chercher inutilement, je résolus de m’en tenir à la première que je verrais ensuite, et qui se trouva être une grande fille robuste, aux traits réguliers, avec des cheveux et des sourcils rouges ; c’était à peu près le contraire de ce que me demandait Gueuzluklu-Rechid-Pacha. Je lui offris néanmoins le bouquet enrichi de diamans dont m’avait chargée son excellence, et, rentrée chez moi, j’eus soin de ne pas souffler mot des cheveux rouges. À ma demande, une Grecque fort habile les teignit en noir ainsi que ses cils et ses sourcils, ce qui, joint à la blancheur naturelle de la peau, produisait un effet agréable. Malgré cette précaution, je tremblais un peu, car le général avait menacé de congédier sa femme le lendemain, s’il ne la trouvait pas à son goût, et de s’en prendre autant à mon mari qu’à moi-même. Le lendemain, fort heureusement il me remercia du choix que j’avais fait, et son affection pour sa femme devint telle qu’il n’en voulut jamais d’autre. » On voit que Mme Méhémet-Pacha s’entendait en négociations ; cependant elle ne put lutter contre les intrigues qui au commencement du règne d’Abdul-Medjid amenèrent la disgrâce de son mari.

Le sultan avait d’abord formé les plus généreux projets de réforme ; mais le vieux parti musulman réussit assez vite à le décourager, à l’annihiler même presque entièrement en exploitant à cet effet son goût pour les plaisirs : Méhémet-Pacha, dévoué aux intérêts de son pays, osa qualifier sévèrement la conduite de certains personnages haut placés dont il dépendait ; le résultat de sa sincérité fut que, sous prétexte de donner à l’armée un exemple salutaire, on le dégrada avec douze autres généraux, coupables apparemment de la même imprudence. Pendant deux années, il vécut dans une gêne excessive, traqué par ses créanciers, abreuvé d’humiliations et de tristesses. Enfin sa femme prit une résolution audacieuse, elle alla trouver leur mortel ennemi, le séraskier[3] Riza-Pacha, et lui demanda de rendre au général déchu sinon une place qui lui permît de faire vivre sa famille, du moins une partie du traitement qui lui avait été retiré. Installée chez l’épouse favorite du séraskier, elle ne manqua jamais matin et soir de renouveler ses supplications, déclarant qu’elle ne sortirait pas de cette maison avant d’avoir obtenu justice[4]. Le dixième jour, Riza-Pacha céda, voyant qu’il était impossible de lasser sa persévérance. Il nomma Méhémet-Pacha gouverneur d’Akiah (Saint-Jean-d’Acre).

Vivre à Saint-Jean-d’Acre était encore un châtiment. Il suffit de jeter les yeux sur le tableau que fait Mme Méhémet-Pacha de cette ville, bâtie tout entière en boue, avec des maisons basses recouvertes de nattes et une population de voleurs déguenillés, pour comprendre que la nomination de son mari au commandement de Jérusalem, en qualité de wali ou gouverneur, ait été saluée par elle comme une délivrance. Le trajet jusqu’à Jérusalem fut pénible. Les hommages des cheiks des différens villages, les évolutions de leurs troupes au son des tamburas, n’empêchaient pas qu’on ne souffrît de l’épouvantable malpropreté de la chère et du logement. Mme Méhémet-Pacha poussa plus loin encore ses expériences sous ce rapport, lorsqu’elle entreprit dans la suite un voyage assez périlleux chez ces malheureux Druses et Bédouins, à qui le courbach turc arrache avec la peau quelques contributions énergiquement disputées. Elle raconte d’une façon assez plaisante comment ses hôtes insistèrent pour lui faire accepter du riz roulé en boule dans leurs mains et comment le tandour ou four à pain de chaque gourbi sert aussi pour le bain, de sorte qu’on pétrit la pâte dans l’eau d’où viennent de sortir cinq ou six enfans.

Avant de quitter Constantinople, elle avait reçu la recommandation de n’accepter aucun présent de la part des subordonnés, les gouverneurs et autres autorités s’y étant engagés par serment. Avec une ruse dont elle se vante plutôt qu’elle ne s’en excuse, Mme Méhémet-Pacha répondit : « Mon mari tiendra sa promesse ; mais vous ne pouvez m’empêcher d’accepter les présens des dames. Cela n’a rien à faire avec la politique. » En effet, quand on se fut assuré que Méhémet-Pacha refusait consciencieusement tous les cadeaux, ceux-ci furent portés à sa femme. Dès son passage à Jaffa, elle reçut des bijoux de la femme du mudir et, arrivée à Jérusalem, elle s’entendit avec l’intendant de sa maison pour tirer tout l’argent possible de la poche des Juifs. Quant aux franciscains, aux Grecs, aux Arméniens, ils se hâtèrent de gagner ou plutôt de payer sa bienveillance dans l’intérêt de leurs couvens, auxquels on ne peut faire aucun changement, ni la moindre réparation sans l’autorisation du pacha. Elle explique sa conduite par la crainte de la pauvreté dont elle avait tant souffert, car, dit-elle, dans un pays où personne n’a de sécurité ni de droits reconnus, il est nécessaire de prendre des précautions contre les revers de la fortune.

La réputation d’adresse et d’énergie de Mme Méhémet-Pacha se répandit au loin. Nazly-Hanum, fille de Méhémet-Ali-Pacha, vice-roi d’Égypte, exprima le désir de connaître une personne d’un si rare mérite. « J’avertis mon mari de son invitation ; il répondit : — Vous êtes obligée d’y aller ; l’invitation d’une personne de si haut rang est un ordre. — Prenant avec moi ma fille Aïcheh, deux esclaves, un eunuque, et accompagnée par la messagère de la princesse, je me rendis à Jaffa ; là je m’embarquai pour Alexandrie, où m’attendaient les équipages de son altesse. Les voitures étaient tout en velours rouge brodé d’or ; l’air arrivait à travers un treillis doré. Nous atteignîmes le palais de Mahmoudieh, qui, situé près du Nil, au milieu de jardins magnifiques, a un aspect européen. Je passai de l’une des cours dans un vestibule spacieux au-delà duquel un bel escalier conduisait aux appartemens supérieurs. Sur mon passage se tenaient des rangées d’esclaves vêtues de soie de brillantes couleurs et parées de bijoux d’un grand prix. Pour me faire honneur, d’autres esclaves me prirent sous les bras, tandis que des eunuques soutenaient les plis de mon feradje[5]. Je fus reçue au sommet de l’escalier par la trésorière de la princesse, qui m’introduisit dans une vaste salle pour m’y reposer. Bientôt après elle vint m’avertir que son altesse m’attendait. Je la trouvai assise sur son divan et fumant un long chibouk. Elle se leva et me souhaita la bienvenue. C’était une femme de taille moyenne et assez brune ; ses traits exprimaient une énergie peu commune, ses yeux pénétrans et hardis brillaient d’intelligence. Je me prosternai, elle salua gracieusement et m’engagea d’un geste de la main à m’asseoir sur le divan placé en face du sien.

« Autour de l’appartement se tenaient de vieilles femmes, dont l’emploi était d’amuser son altesse en racontant des histoires. On m’apporta un chibouk, et la princesse commença la conversation par des complimens ; puis nous parlâmes de différens sujets. Nazly-Hanum me parut connaître à fond les affaires d’Orient ; pendant notre entretien, on apporta des sorbets, puis du café. Au bout d’une demi-heure, je me retirai dans l’appartement qu’on m’avait préparé ; il était magnifique comme tout le reste du palais. Nazly-Hanum dîna seule avec moi. La table, couverte de soie brodée, supportait des mets variés servis dans de l’argenterie artistement travaillée ; les cuillers mêmes étaient ornées de pierres précieuses. Après le repas, nous allâmes toutes dans le jardin fumer et prendre le café autour d’une table. Vers dix heures, on apporta des fruits et le sorbet dans des tasses d’or enrichies de diamans, ainsi que les couvercles. La princesse, ayant bu du vin et de l’eau-de-vie, causa plus familièrement avec moi, puis elle permit à quelques-unes des esclaves les plus âgées de s’approcher. L’une d’elles jouait le rôle de son amant ; elles se mirent à parler de galanteries… Pendant cette scène, qui s’animait à mesure qu’augmentait l’ivresse des deux actrices principales, quelques jeunes esclaves dansaient en s’accompagnant de castagnettes de cuivre, d’autres chantaient. Celles que leur devoir obligeait à se tenir debout autour de la chambre tombaient de fatigue. On voyait à leur mine qu’elles avaient l’habitude de passer la nuit sans sommeil ; mais il leur fallait endurer ce supplice sans donner signe d’impatience, car leur maîtresse les eût fait battre impitoyablement ; plusieurs sont mortes des mauvais traitemens qu’elles avaient reçus. Lasse à mon tour de scènes de débauche et d’égoïsme aussi révoltantes, je demandai vers minuit la permission de me retirer. La personne qui était venue me chercher à Jérusalem me reconduisit à mes appartemens. Par politesse, je la retins quelques instans auprès de moi. Elle me parla de Nazly : « Vous avez vu notre maîtresse ; elle passe toutes les nuits comme elle a commencé celle-ci. Elle se lève à midi ; dans la journée, elle fait des visites, des promenades en voiture, elle boit, elle s’amuse. Autrefois, bien que les dames égyptiennes soient beaucoup moins libres que les turques, elle trouvait, grâce aux absences fréquentes de son mari, le moyen d’introduire impunément ses amans dans le harem. D’ordinaire elle s’assurait de leur silence en les faisant mettre à mort ; mais, ces meurtres s’étant ébruités, elle a renoncé à un passe-temps périlleux. Nous sommes toutes très malheureuses sous sa loi ; elle est aussi capricieuse que cruelle. Feu son mari ayant dit une fois à l’esclave qui lui versait de l’eau : « Assez, mon agneau ! » ce seul mot répété à la princesse la mit hors d’elle. La pauvre fille fut égorgée par son ordre, puis sa tête bourrée de riz et cuite au four fut placée sur un plat, et, quand le defterdar revint dîner, on lui servit cet étrange régal. — Prenez donc un morceau de votre agneau, lui dit sa femme. — Là-dessus il jeta sa serviette, s’en alla, ne reparut pas de longtemps, et depuis n’eut plus aucune affection pour elle. S’ils ne se séparèrent pas, c’est que le mari tenait à garder ses richesses et à rester le gendre de Méhémet-Ali. Cette jalousie de la princesse s’étend sur les esclaves objets de son caprice ; au moindre soupçon d’infidélité, elle les fait mourir sous le fouet… »

« Il était environ dix heures du matin, je n’étais pas levée, quand la princesse entra dans ma chambre accompagnée de deux esclaves — Quoi ! s’écria-t-elle, encore au lit, ma chère ! — Elle m’embrassa avec mille complimens, puis sortit en m’avertissant qu’elle allait m’attendre.

« Ma toilette faite, je trouvai la princesse occupée à examiner des dessins de bijoux. — Venez, dit-elle, me donner votre avis. — Quand nous eûmes choisi ensemble, elle se fit apporter deux cassettes longues chacune de plus de trois pieds, larges et profondes en proportion. — Maintenant, dit-elle, choisissons les pierres. — Ces coffres étaient remplis de diamans, d’émeraudes et d’autres gemmes d’une valeur incalculable. Elle allait les refermer, lorsque tout à coup : — Je veux, dit-elle, vous faire un petit présent. Voici deux diamans qu’il faut monter en bagues, l’une pour vous, l’autre pour votre mari. — Chacun de ces diamans valait plus de 5 000 fr. Puis elle demanda une troisième grande cassette, celle-là remplie de longues barres d’or dont elle voulait faire de la vaisselle. Je remarquai que des plats d’or massif seraient très lourds, et que l’argent valait mieux. Elle se rendit à mon observation, et, prenant deux ou trois de ces barres, les jeta aux pieds d’une esclave. — Tiens, dit-elle, voici pour toi.

« Sur l’invitation de son altesse, je descendis aux jardins, qui étaient admirables. Les palmiers-dattes, les orangers, les fleurs, les buissons, étaient arrangés avec un art très rare en Orient, les murs couverts de verdure. Çà et là s’élevaient des kiosques élégans au milieu desquels de gracieux jets d’eau rafraîchissaient l’air. Je me promenai quelque temps accompagnée par les femmes, qui portaient chacune au cou un mouchoir blanc sur lequel étaient brodés des vers, marque distinctive de la faveur de leur maîtresse. Celle-ci parut bientôt. — Que pensez-vous de mon jardin ? dit-elle. Aimez-vous le climat d’Égypte ? — Le jardin et le climat sont des plus agréables ; mais à quoi bon les louer quand c’est à vous que de telles louanges sont dues ? — Elle sourit, et me témoigna sa satisfaction en me pinçant doucement la joue. — Si vous voulez voir quelque chose du pays, sortons, dit-elle.

« Nous prîmes chacune un feradje, et par-dessus un bourko[6]. Nulle part, les femmes ne cachent leurs traits avec autant de soin qu’en Égypte ; partout ailleurs elles se couvrent le visage d’un yashmak ou voile de gaze de soie. Nous montâmes en voiture et allâmes au palais d’Ibrahim-Pacha, frère de Nazly-Hanum. Toutes deux nous fûmes reçues avec le même cérémonial qui avait accompagné mon arrivée. La princesse me présenta aux femmes d’Ibrahim. Je visitai le palais, qui était pour le moins aussi somptueux que le sien. Les habitantes étaient sans exception jeunes et beaucoup plus belles que les femmes de Nazly, mais toutes portaient sur leur visage une expression de crainte et d’ennui. La vieille esclave qui me conduisait me raconta que le pacha était horriblement jaloux. « Un eunuque noir, me dit-elle, étant devenu amoureux d’une Circassienne que notre maître aimait éperdument, fut repoussé par elle, et jura sa perte. Un jour, il jeta un manteau d’homme près de la porte de la Circassienne. Quand le pacha, précédé de deux eunuques qui tenaient des torches, arriva, il fut transporté de rage. — Qu’est-ce ? s’écria-t-il, montrant ce vêtement. — Seigneur, répondit le misérable, un homme qui était avec la Circassienne aura fui sans doute à votre approche. — Ibrahim-Pacha frappa rudement ; la pauvre fille ouvrit, et au même instant notre maître, tirant son handjer[7], lui porta un coup mortel. »

« Une splendide collation froide nous fut servie, après quoi nous allâmes au jardin avec toutes les femmes du pacha. C’étaient des Circassiennes et des Grecques généralement belles et douces, mais mal élevées. Puis nous allâmes au bain chaud, où des esclaves cherchèrent à nous amuser par des danses et des chants au son du derbouka[8]. La nuit venue, nous retournâmes au palais de Nazly. L’une des conteuses d’histoires nous fit alors un de ces récits dont elles ont l’habitude. Il y en a dix environ, chaque femme en sait un ou deux qu’elle répète ; celles qui sont préposées à ce genre de récitation n’ont pas d’autre emploi. Nous eûmes une représentation de karagheuz (ombres chinoises). Le dialogue était selon la coutume plein d’allusions aux actes de la princesse et de son entourage. C’est le théâtre des Orientaux. »

Voilà un aperçu de mœurs intimes pris sur le vif. Il est juste d’ajouter pourtant que toutes les grandes dames d’Orient ne sont pas des Nazly. Mme Méhémet-Pacha nous fait connaître une cadine-effendi[9] du sultan Mahmoud qui diffère singulièrement de ce type brutal et perverti. Fille adoptive d’une sultane, elle fut l’objet d’un caprice impérial qui dura dix jours à peine ; ensuite le sultan ne se montra plus. Elle eut toute sa vie des appartemens splendides, de nombreux esclaves, tout le luxe imaginable, et, pleine de bonté pour ceux qui la servaient, travailla sans relâche à cacher une inconsolable douleur. Jamais elle ne quittait le palais, jamais elle ne recevait de visites. Sa fille unique mourut dès les premiers mois d’un heureux mariage, et elle resta en butte à la haine envieuse de la sultane Validé, ancienne servante du harem, que, par une inexplicable fantaisie, le sultan avait distinguée tandis qu’elle s’acquittait du plus grossier travail manuel.

Si telle peut être la condition d’une cadine, que dire de celle des odalisques, vendues plus ou moins cher, selon leur beauté, vers l’âge de douze à treize ans, revendues après qu’elles ont reçu quelques talens, qui transforment de pauvres paysannes, capables seulement de parler le langage barbare de leur tribu, en musiciennes ou en danseuses livrées sans défense à la passion du maître, qui les abandonne parfois ensuite au ressentiment d’une épouse capable de tout pour les empêcher de mettre au monde un fils[10] ? Les harems cachent des souffrances de plus d’une sorte dont la fin est souvent tragique. Les seules femmes qui, loin de dépendre du caprice des hommes, tiennent ces derniers asservis, si bon leur semble, sont les princesses, les sultanes de naissance. Leur mari ne peut se présenter dans le harem sans y être invité ; elles ont le droit de le laisser des semaines de suite dans le selamlik[11], comme il arriva pour le jeune Ali-Galyb-Pacha, que les dédains de sa femme, fille d’Abdul-Medjid, conduisirent au désespoir. Abjection douloureuse au bas de l’échelle, tyrannie et cruauté au sommet, désordre et libertinage partout, tel est le résumé de la vie de harem, lorsqu’on la dépouille du mensonger prestige que lui prêtent les poètes ignorans de ces honteux secrets. — Melek-Hanum paraît avoir compté longtemps parmi les privilégiées de son sexe ; elle dominait absolument son mari, qui jamais ne lui imposa de rivale. Une seule fois elle eut quelque vague raison de craindre qu’il ne prit une seconde épouse en la personne d’une jolie Circassienne qu’elle avait élevée ; mais, résolue en toutes choses, elle profita d’une absence de son mari pour marier le plus promptement possible la jeune fille à un caïmakan[12] qui venait de perdre sa femme. Cet acte, quelque peu arbitraire, ne fut pas blâmé par le pacha lorsqu’il l’apprit, et mit fin à ce qu’elle appelle des velléités de jalousie.

Mme Méhémet-Pacha fut généralement heureuse dans ses audaces jusqu’à celle qui la perdit, et le succès explique chez elle un progrès constant dans la duplicité. Toute son intelligence s’était concentrée sur cet art familier aux femmes turques, aux esclaves en général : ruser et mentir. L’avidité avec laquelle ses agens et elle-même provoquaient les cadeaux fut en grande partie cause que l’on retira le poste de gouverneur de Jérusalem à son mari ; mais ce fut pour le nommer au poste plus important de gouverneur de Belgrade, réservé d’ordinaire aux muchirs[13], tandis qu’il n’était que ferik[14]. Mme Méhémet-Pacha partit avant lui avec une escorte de bachi-bozouks, et son voyage au milieu de populations qui lui étaient hostiles n’eût pas été sans danger, si elle n’avait eu l’adresse de se faire passer, à deux reprises, pour l’épouse du nouveau gouverneur qui arrivait de Constantinople. Au lieu de l’attaquer, on la combla d’honneurs, mais elle dut entendre des plaintes multipliées contre la cruauté de l’ancien pacha et la cupidité de sa femme. À Belgrade, l’estime qu’on accordait à son esprit supérieur atteignit l’apogée ; il faut avouer qu’elle la mérita en accomplissant de véritables prodiges. Le palais du gouverneur par exemple, situé au centre d’une forteresse, ne possédait pas de jardins, et la campagne environnante était des plus arides. Elle employa les bras de cinquante condamnés à un travail de vingt jours dont le résultat fut un parterre improvisé, qui émerveilla le pacha. Le climat de Serbie, brûlant l’été, est glacial l’hiver, et la ville manque d’eau, le Danube étant gelé ; il faut faire fondre la glace, que l’on transporte d’abord dans chaque maison au moyen de baquets, procédé d’approvisionnement fort cher. Mme Méhémet-Pacha imagina d’acheter dix charrettes avec leurs chevaux, qui, chargées de glace, s’arrêtaient de porte en porte. Il arriva au pacha de dire en rencontrant une de ces voitures : « Celui qui a eu cette bonne idée doit réaliser de gros bénéfices. » Sa femme eut soin de lui cacher que la bonne idée fût d’elle. — Active et industrieuse, elle enseignait dans sa maison aux jeunes indigènes à filer la soie, à broder, à faire d’autres ouvrages d’aiguille. Ces travaux féminins ne l’empêchaient pas d’avoir l’œil aux affaires politiques. La population serbe est naturellement ennemie des Ottomans ; elle s’efforça de se la concilier par des égards inusités de la part des dames turques, qui lui gagnèrent la sympathie de la femme du prince régnant et de son entourage. Cette conduite lui permit d’agir efficacement en certaines circonstances fort graves. Un Serbe avait été tué dans une dispute par son adversaire musulman, que le gouverneur aida aussitôt à s’évader. Il en résulta que la population chrétienne tout entière prit les armes et entoura la citadelle, réclamant le coupable à grands cris, menaçant même d’un assaut. Après sept jours d’angoisse avec la perspective du siége, de la famine et du massacre final de la garnison, Mme Méhémet-Pacha osa, ce qui eût effrayé le gouverneur lui-même, sortir des retranchemens et rendre visite au prince Alexandre. Sa qualité de femme la fit respecter, et elle déploya tant de politique que l’affaire n’eut pas de suites.

Au bout d’une année, Méhémet-Pacha fut rappelé à Constantinople avec le titre de muchir par faveur de Rechid-Pacha, qui était alors grand-vizir et tout-puissant, bien que les idées européennes dont on le savait imbu lui valussent de la part des Ottomans obstinés le titre de giaour, et qu’on l’accusât de vouloir rendre Constantinople aux Européens, tandis qu’il ne songeait qu’à contre-balancer le pouvoir de la Russie au moyen d’une alliance avec les puissances occidentales. Le sultan tout le premier se troublait à la seule pensée qu’en cas de guerre des troupes étrangères pussent entrer à Constantinople. « Qui sait, disait-il, si les alliés consentiront ensuite à se retirer d’une place que toutes les nations convoitent avec une égale ardeur ? » Cependant l’attitude menaçante que son intervention dans les difficultés austro-hongroises donnait à la Russie alarma suffisamment la Porte pour que les alliances redoutées eussent lieu, et Kibrizli-Méhémet-Pacha, l’un des plus actifs promoteurs de la nouvelle politique, fut nommé à cet effet ambassadeur en Angleterre. Sa femme aida beaucoup, prétend-elle, au choix que l’on fit de lui ; il ne cessa de la mettre en avant comme négociateur, craignant de se compromettre par des démarches personnelles, et, si l’usage n’eût expressément défendu aux musulmans d’emmener leurs femmes en pays chrétiens, il n’aurait pu se résoudre à la laisser derrière lui. Leurs adieux furent des plus tendres, ni l’un ni l’autre ne se doutait qu’ils dussent être les derniers. Le malheur voulut que Djehad-Bey, le seul fils qui leur restât, fût atteint par une maladie grave peu de temps après le départ de son père, et les médecins désespérèrent de le sauver. — Ici se place un ténébreux épisode qui montre comment la crainte d’être supplantée fait passer au besoin la femme turque de l’artifice au crime.

Mme Méhémet-Pacha insiste peu sur le chagrin maternel qu’elle dut ressentir ; elle exprime surtout la terreur qui lui vint de perdre, si l’enfant mourait, sa position d’épouse unique, le pacha pouvant craindre de n’avoir pas d’autre héritier. Ce souci fut habilement exploité par Fatmah, surintendante de sa maison, qui lui fit accepter un projet diabolique. Il s’agissait de simuler une grossesse et de se procurer un enfant qu’elle ferait passer pour sien grâce à l’absence de son mari. On s’étonne qu’une femme aussi perspicace n’ait pas compris que les misérables qui l’auraient aidée dans un pareil subterfuge seraient les premiers à la compromettre ensuite. Elle se mit cependant sans hésiter à la discrétion de Fatmah et de son complice, l’eunuque Bechir, qui introduisirent clandestinement l’enfant supposé dans le harem au moment même où Djehad revenait à la santé, ce qui rendait la fraude inutile. Aussitôt les deux serviteurs affectèrent des airs de maîtres, abusant, pour commettre mille injustices dans la maison, de l’autorité qu’ils avaient prise sur Mme Méhémet-Pacha. Celle-ci n’osait les contredire, tant elle redoutait leurs révélations. De complices, Fatmah et Bechir devinrent ennemis mortels ; il fallut absolument que l’un des deux s’éloignât. Fatmah y consentit à grand’peine en exigeant d’abord une somme considérable. Quelques semaines après, elle obtint d’assister à une fête célébrée dans le harem, selon l’usage musulman, en l’honneur de la première lecture du Koran par la jeune Aïcheh. Tandis que les invités étaient tout au plaisir de la musique, l’ex-intendante ouvrit la porte qui séparait le selamlik du harem à son amant Omer, puis elle attira par une ruse l’eunuque Bechir dans la salle de bain, où les deux assassins s’élancèrent sur la victime et l’étouffèrent. Ce fut Fatmah elle-même qui lui donna la mort en s’asseyant sur son visage, tandis qu’Omer lui tenait les mains. À peine Bechir avait-il rendu le dernier soupir que la populace enfonça les portes, cria au meurtre, demanda vengeance. Les invités s’enfuirent ; entourée de furieux qui brandissaient des sabres et des bâtons et qui l’éclaboussaient du sang de l’eunuque, Mme Méhémet-Pacba fut protégée par la police, qui procéda sans retard à l’interrogatoire des coupables. Ceux-ci, voyant dans cet aveu une espérance de salut, déclarèrent qu’elle leur avait donné l’ordre d’en finir avec Bechir. Les ennemis politiques du pacha se joignirent aux ennemis personnels de sa femme pour envenimer cet horrible scandale ; on excita le peuple au tumulte, les journaux furent remplis de récits qui montraient la prétendue criminelle sous le jour le plus odieux. Mme Méhémet-Pacha, arrêtée, interrogée, répondit toujours de la même manière. « Je n’ai jamais donné l’ordre dont vous parlez, je n’ai point trempé dans ce meurtre. Croyez-vous donc que, si j’avais voulu me débarrasser de Bechir, j’eusse été assez stupide pour le faire étrangler publiquement, tandis qu’avec un peu de poison je pouvais m’en défaire sans bruit ? D’ailleurs, s’il avait fallu choisir entre les deux, j’eusse préféré me défaire de Fatmah, car c’est à elle que je dois tout mon chagrin. » Nous voyons, sans qu’elle le dise, combien elle s’étonne, innocente ou non, qu’on ait fait tant de bruit pour la mort d’un misérable nègre qui lui appartenait en toute propriété, puisqu’elle l’avait acheté. Le sentiment chrétien est complètement étouffé en elle par la pratique des mœurs orientales.

Kibrizli-Méhémet-Pacha, rappelé en hâte à Constantinople, se vit contraint pour apaiser les clameurs de l’opposition, qui souhaitait sa perte, de faire notifier le divorce à sa femme et de prendre une nouvelle épouse. Après quatre mois d’emprisonnement, Mme Méhémet-Pacha apprit que les deux assassins de Bechir étaient condamnés aux galères, et qu’elle aurait à subir pour sa part quelques mois d’exil en Asie-Mineure. Le ministre de la police la somma au nom de son mari de déclarer si Mustapha-Djehad-Bey était bien en réalité l’enfant du pacha, rien ne prouvant, puisque l’un des enfans avait été emprunté, que l’autre ne le fût pas aussi. En vain Mme Méhémet-Pacha veut-elle justifier sa réponse évasive en alléguant qu’elle craignait de laisser son fils entre les mains d’une rivale, il est évident qu’elle saisit avec empressement la dernière, l’unique occasion de vengeance qu’on lui laissât. « Comment, répliqua-t-elle, tm père ne connaîtrait-il pas son enfant ? Si le pacha dit que Djehad n’est pas à lui, c’est une preuve suffisante qu’il a été emprunté aussi. » L’obstination qu’elle mit à ne rien ajouter de plus fit que le pacha fut forcé de répudier son fils. Abdul-Medjid, naturellement généreux, hésitait encore à signer l’arrêt d’exil ; mais la sultane Validé, ennemie jurée de Mme Méhémet-Pacha, eut recours à une manifestation théâtrale pour lui arracher le consentement qu’elle souhaitait. Elle poussa le chef des eunuques à se jeter aux pieds du sultan devant la porte du harem en criant : « Que votre majesté ait pitié de nous autres pauvres créatures, sans quoi les femmes nous égorgeront tous ! »

Au milieu des neiges d’un hiver rigoureux, Mme Méhémet-Pacha gagna sous bonne escorte Koniah en Cappadoce, où le muchir Hafiz-Pacha, un vieillard qui l’avait connue enfant, lui fit dans son harem une existence aussi douce que possible, lui accordant la même pension qu’à chacune de ses femmes. Les années d’exil de Mme Méhémet-Pacha, car on l’oublia des années en Cappadoce, nous montrent le beau côté des mœurs orientales, le respect de l’hospitalité pratiqué d’une façon toute biblique. Les quatre femmes qui composaient le harem de Hafiz-Paclia la servirent comme l’eussent fait des esclaves dévouées ; bien que jalouses les unes des autres, elles avaient une confiance entière dans l’étrangère, et une telle admiration pour ses talens qu’elles ne cessaient de lui demander des talismans afin de s’assurer l’amour de leur mari. Outre ces soins, ces égards, Mme Méhémet-Pacha reçut en son malheur une consolation puissante et inattendue. Le fils qu’elle avait eu de son premier mariage, et qu’elle nomme Frédéric, se souvint noblesment d’une mère qui l’avait perdu de vue depuis son enfance, et obtint d’aller la rejoindre (1854). Il lui porta le peu qu’il possédait d’argent, passa un mois avec elle, retomna intercéder en sa faveur à Constantinople, et parvint à lui procurer les intelligences nécessaires pour s’échapper. Elle alla se fixer à Jalova, sur le golfe d’Ismid, et on lui laissa la liberté, mais sans lui rendre ses biens ; à grand’peine et après de violens débats, elle obtint 30 000 piastres et une pension ridiculement modeste. La jalousie plus que l’avarice conduisit, assure-t-elle, Kibrizli-Méhémet-Pacha à lui refuser ses droits. Il craignait que, rentrée en possession de sa fortune personnelle, elle ne partît pour l’Europe, et l’idée qu’elle montrerait son visage aux giaours le rendait fou. Ce sentiment est commun à tous les Turcs, et c’est à tort que l’on croit qu’il ait pu être modifié par le contact des Européens depuis quelques années. Le Turc le plus civilisé, fût-il élevé en France ou en Angleterre, ne manque jamais, une fois rentré chez lui, de surpasser ses compatriotes en susceptibilités et précautions jalouses. Néanmoins, par une anomalie singulière, il n’est pas de mari qui ne trouve tout simple que sa femme se présente sans voile devant le sultan. La meilleure raison de cette apparente inconséquence est dans la vénération religieuse qui lui fait considérer son souverain comme le vicaire du prophète, l’ombre de Dieu sur la terre. Il faut ajouter que le prince n’a jamais abusé de la confiance qu’on plaçait en lui. À l’occasion de l’avénement d’Abdul-Aziz, il y eut une de ces réceptions de femmes où tous les honneurs furent pour Ferideh, la nouvelle épouse de Méhémet-Pacha, qui était alors à la tête du cabinet ottoman, ses talens et sa fidélité ayant assuré le trône au frère du dernier sultan, lorsqu’un parti factieux cherchait à élire Mourad-Effendi, fils d’Abdul-Medjid. Ferideh partageait jusqu’à un certain point la puissance de son mari. De même que le grand-vizir était le premier entre tous ses compatriotes, elle était la première parmi les femmes, et ni son esprit ni sa figure ne la rendaient digne d’un pareil rang. Le jour de la fameuse réception au sérail, elle manqua de tact au point que le pacha ne put s’empêcher de lui dire : « Quand Dieu a donné une bouche aux bêtes, c’était pour manger et non pour parler. » On juge si cette dure parole, rapportée à l’ancienne épouse, lui réjouit le cœur. Elle épuise, en parlant de Ferideh, tout ce que peuvent inspirer la rancune et le sarcasme ; elle va jusqu’à l’accuser d’un vol de diamans. Elle insiste d’abord sur l’abominable conduite de Ferideh envers la malheureuse Aïcheh, sa fille, qu’elle avait dû laisser entre les mains de cette marâtre.

Les abus d’autorité sont faciles dans le harem, où la vie de famille est inconnue. La loi du Koran, séparant le genre humain en deux catégories distinctes qui n’ont pas une idée, pas une habitude, pas un intérêt en commun, ne permet guère au père de surveiller ce qui se passe dans l’appartement des femmes ; ceci est vrai pour les familles riches surtout, car le musulman pauvre, dont le gîte est plus restreint, voit nécessairement mieux ce qui se passe. Ailleurs le selamlik n’a de communication avec le harem que par l’entremise des eunuques et des servantes chrétiennes ; un passage secret, bien gardé, relie les deux établissemens, qui rivalisent de luxe et de dépense. Le pacha n’est qu’un hôte chez lui ; dans le selamlik, il appartient à ses amis et à ses parasites, dans le harem à ses femmes. Jamais il ne voit ces dernières que vers six heures du soir, lorsqu’il change de toilette en revenant de vaquer aux affaires, et plus tard, lorsque l’eunuque de service le précède, un flambeau à chaque main, jusqu’au seuil de la chambre où il dort. Le matin, ses ablutions faites, il reçoit cependant les personnes de sa famille, ses filles par exemple, mais cette cérémonie n’a pas lieu tous les jours et ne dure que quelques minutes. Le reste du temps, Aïcheh vivait enfermée dans ses appartemens sans autre société que celle des esclaves et de quelques matrones, qui la laissaient dans la plus profonde ignorance. À cela, Méhémet-Pacha ne voyait pas d’inconvénient ; Aïcheh eut, selon le vœu de son père, « les cheveux longs et l’intelligence courte ; » elle se laissa marier sans grande résistance au propre fils de sa belle-mère, Chevket, un homme sans valeur personnelle, pauvre et laid. Un matin, le pacha et sa femme firent appeler la jeune fille et lui annoncèrent qu’ils avaient disposé d’elle. Des esclaves la revêtirent d’habits de cérémonie, puis en présence d’une imposante assemblée de femmes eurent lieu les fiançailles, cérémonie qui consiste en une prière prononcée par l’imam et suivie de la lecture du contrat. Au milieu de cette lecture, les témoins du futur époux viennent demander le consentement de la fiancée ; mais, comme une porte ou un paravent les sépare de celle-ci, ils ne peuvent savoir qui prononce le oui fatal. Ensuite eut lieu le couronnement d’Aïcheh par sa belle-mère et la distribution finale de sorbets et de confitures.

À l’automne de 1857, le mariage fut célébré avec l’étiquette ordinaire ; jamais plus de splendeurs n’avaient été entassées dans cette chambre du trousseau, dont Mme Méhémet-Pacha nous dit : « J’ai vu des femmes oublier trente ou quarante années de misères, oublier même leur mari, je n’en ai jamais vu qui eussent oublié la djeiss-odassi ; » jamais foule plus nombreuse ne s’était pressée autour de l’aski[15], sorte de dais sous les guirlandes duquel la mariée s’offre aux hommages et à la curiosité. La veille, une grande réception avait eu lieu. — Les amies de la fiancée la conduisent au bain, peignent de khenah le bout de ses doigts et de ses pieds, la promènent autour du harem à la lueur des candélabres. Ce soir-là, elle quitte les compagnes de son enfance, de même que le lendemain du mariage elle fait son entrée dans la société des matrones par le banquet des gigots, auquel on attribue des qualités hygiéniques tout exceptionnelles. — Le matin du grand jour, Aïcheh, couverte de diamans jusque sur les souliers, reçut à genoux, avec la bénédiction de son père, la ceinture de diamans, symbole de la dignité de femme. Au moment où elle se releva, une pluie de pièces de monnaie qui portent bonheur tomba sur la tête des spectatrices. Enveloppée d’un voile rose qui cachait absolument son visage, sur lequel on avait fixé d’ailleurs des étoiles et des fleurs de diamans, la jeune épouse attendit au sommet de l’escalier l’arrivée de Chevket, qui se hâta de la conduire à la chambre nuptiale, où il l’installa sous l’aski sans avoir soulevé son voile, car il faut attendre la bénédiction de l’imam. Après le défilé obligatoire et le repas des femmes, la voix de l’imam interrompit l’orgie qui depuis le matin continuait dans le selamlik, et l’époux chercha aussitôt à gagner le harem ; mais ses compagnons le poursuivirent selon l’usage. Lorsqu’ils le rattrapent, ils lui donnent des coups sur le dos ; autrement ils lui jettent des pantoufles. L’épouse, assise au bout du divan, n’est pas encore conquise ; il convient que la maîtresse des cérémonies apparaisse d’abord avec un tapis sur lequel le mari doit s’agenouiller pour prononcer une prière qui est toujours très courte, puis commence la série des supplications respectueuses, qui décident la dame, après une résistance convenable, à lever son voile pour la première fois. Cette faveur est payée par le don d’une épingle de diamans ; la veuve qui se remarie n’a pas droit à l’épingle, c’est elle au contraire qui fait un présent.

Les fêtes du mariage d’Aïcheh furent suivies de tant de chagrins et de déceptions que la pauvre femme résolut de s’enfuir pour rejoindre sa mère, qui avait réussi une fois à pénétrer jusqu’à elle. Le pacha, ayant appris cette entrevue, redoubla de mauvais traitemens qui précipitèrent la réalisation d’un projet presque inexécutable en apparence. Après des vicissitudes trop dramatiques pour qu’il n’y en ait pas quelques-unes d’imaginaires, la mère et la fille gagnèrent ensemble l’Égypte. Arrêtées, envoyées en exil, elles parvinrent à force de patience et d’adresse, sous la protection de la famille grecque de Mme Méhémet-Pacha et du jeune Frédéric, à s’embarquer sur un navire européen. Ce navire allait ramener en France M. le marquis de Moustier, récemment nommé ministre des affaires étrangères. Par une complication bizarre, les diplomates turcs couvraient le pont afin de saluer une dernière fois le représentant de Napoléon III, qui était alors l’arbitre de l’Orient, et Kibrizli-Méhémet-Pacha se trouvait au milieu d’eux, ne pensant guère que le fils qu’il avait renié, Djehad, fût à quelques pas de lui, tandis que sa femme et sa fille se cachaient sous des habits européens dans une des cabines réservées aux dames. Les fugitives s’arrêtèrent à Athènes, où leur évasion fit grand bruit, puis elles gagnèrent la France et enfin l’Angleterre ; la persécution des Turcs les y a poursuivies, disent-elles, jusqu’à ce jour.

Nous avons retranché de ces mémoires tout ce qui paraissait offrir un caractère romanesque ou seulement exagéré. Il en reste assez pour faire connaître, avec des détails de mœurs dont les voyageurs n’ont pu parler jusqu’ici que par hypothèse, l’effet que le régime polygame produit fatalement sur le caractère et sur le sort des femmes. Ceux qui seraient disposés à croire que leurs vices et leurs malheurs viennent de l’esclavage où on les tient, de l’ignorance où on les laisse, de l’influence enfin des mœurs générales d’un pays où tout est arbitraire et préjugés, plutôt que du principe même de la pluralité des femmes, trouveront dans les récits de Mme Stenhouse la réfutation de cette erreur. Ils verront les conséquences de la polygamie dans un pays nouveau et plein de sève, sur une société libre, industrieuse, tolérante, unie, quoiqu’elle soit composée d’hommes de toutes les races, fort avancée sous bien des rapports dans la civilisation, et où le baptême est donné au nom de Jésus-Christ.

II.

On sait que la polygamie ne s’introduisit point dans l’église mormonne sans de violens combats qui ont abouti à un schisme. Il n’était pas encore question de ce dogme, dû à une révélation posthume qu’aurait, selon Brigham Young, reçue le premier voyant, Joseph Smith, quand celle qui devait devenir Mme Stenhouse entra dans la société des saints. C’était une jeune Anglaise de Jersey appartenant à la secte baptiste. Vers l’âge de quinze ans, elle était allée en France exercer dans une pension catholique les fonctions de professeur d’anglais. L’isolement exalta chez elle l’ardeur et les scrupules de la foi ; souvent, tout en assistant à des cérémonies religieuses étrangères auxquelles sa conscience refusait de croire, elle songeait troublée : « s’il y avait du moins sur la terre un prophète à qui je pusse aller demander que faire pour être sauvée ? » Au bout de six ans, elle obtint un congé qui lui permit de rendre visite à ses parens, récemment convertis au mormonisme, La nouvelle de cette conversion lui fut donnée par son beau-frère, qui était lui-même un mormon apostat ; il parlait de ses anciennes croyances d’une façon peu flatteuse, mais la jeune fille ne put admettre que les êtres qu’elle vénérait le plus se fussent trompés aussi grossièrement ; elle résolut d’étudier cette religion en vue de signaler à sa mère les erreurs qui la frapperaient. Pour cela, elle assista une première fois à un meeting mormon, et malgré ses préventions ne trouva dans l’enseignement rien de contraire au christianisme ni à la raison. Son père et sa mère lui parurent remplir leurs devoirs comme auparavant ; mais ses sœurs avaient changé, car elles abandonnaient tous les amusemens de leur âge pour de bonnes œuvres. Elle ne tarda pas à être convaincue par les sermons de l’ancien Stenhouse. Il lui dit qu’il était le serviteur de Dieu envoyé pour prêcher la délivrance, il l’exhorta vivement au baptême pour la rémission de ses péchés. Tout cela répondait aux désirs de son âme et ne contrariait en rien l’Écriture : l’ancien Stenhouse était jeune, éloquent, enthousiaste ; elle se laissa baptiser, l’âme débordante de joie, puis elle épousa celui qui l’avait convertie (1849).

C’était une vie sérieuse qu’elle allait commencer en qualité d’épouse d’un missionnaire mormon ; mais elle embrassait avec passion tous les sacrifices. Le premier qu’on lui demanda fut, après quatre mois, de se séparer de son mari, chargé d’une mission en Italie. Comme les saints ne reçoivent pour instruire les gentils aucun salaire, M. Stenhouse partit sans bourse ni bagage, laissant sa femme aux prises avec la pauvreté. Elle essaya de se consoler par l’orgueil de le voir choisi le premier de tous les anciens anglais pour une mission étrangère, mit un enfant au monde dans la solitude et le dénûment, le nourrit du travail de ses mains, jeûnant par nécessité, priant avec la ferveur d’une foi exaltée, évitant surtout de rien écrire à son mari qui pût le détourner de la grande œuvre qu’il poursuivait. Cependant quelques inquiétudes commencèrent à l’obséder. Dans un dîner chez des frères mormons, elle entendit parler à mots couverts de la polygamie, dont il était déjà question à Utah, mais qu’en Angleterre on considérait encore comme une calomnie inventée pour nuire à la sainte cause. Les craintes et les soupçons qui se joignirent dès lors à ses souffrances matérielles altérèrent gravement sa santé. Non-seulement elle entendait, mais elle voyait des choses étranges. Certains missionnaires enseignaient aux jeunes sœurs que c’était leur privilége de laver les pieds des anciens, de peigner leurs cheveux. Il n’y avait là dedans rien de symbolique, et aux yeux de Mme Stenhouse de pareilles leçons étaient indécentes.

Elle se persuadait toutefois que son mari saurait la rassurer, l’éclairer, lui expliquer tout, et en effet, lorsqu’après une année d’absence M. Stenhouse revint, il rétablit sans peine le calme dans sa conscience et dans son cœur. Pour ne plus la laisser seule aux prises avec les difficultés qu’elle avait si péniblement surmontées, il obtint qu’elle l’accompagnât dans sa nouvelle mission de Suisse. Parlant bien le français, elle pouvait l’aider ; néanmoins les missionnaires réussirent médiocrement à Genève. Ils inspiraient de la méfiance malgré leur vie exemplaire, l’abstinence de vin et de toute boisson chaude, qu’ils pratiquaient selon la « parole de sagesse[16],  » le courage avec lequel ils supportaient d’autres privations forcées et plus cruelles que la misère impose. Leurs deux enfans faillirent succomber au froid et à la faim. À Lausanne, ils trouvèrent plus de consolations religieuses et plus d’appui matériel. Sur ces entrefaites, M. Stenhouse fut appelé en Angleterre, et il rapporta l’ordre de répandre parmi son troupeau le dogme récent. D’abord il entreprit d’y amener sa femme. Celle-ci n’osa nier la divinité du document, auquel la faiblesse et la passion humaines, pensait-elle, l’empêchaient peut-être de se soumettre ; mais le spectre odieux de la polygamie chassa le sommeil de son chevet, la rendit irritable et violente, lui fit haïr jusqu’au nom de l’homme et presque regretter d’avoir des enfans, car sa fille pourrait souffrir un jour ce qu’elle souffrait alors. La réaction vint pourtant ; elle demanda pardon à Dieu et à son mari de l’horreur que lui inspirait « le mariage céleste, » elle s’efforça de croire que le soin du salut devait faire taire les jalousies de l’amour et les révoltes de l’orgueil ; elle accepta, comptant sur l’aide de Dieu, de répandre la doctrine qu’elle haïssait parmi les nouvelles converties. Sa tâche était rude : enseigner à des femmes honnêtes et pénétrées de la dignité de leur sexe qu’il fallait partager leur mari avec d’autres épouses pour le temps et pour l’éternité, puisque la polygamie devait, selon la nouvelle loi, être en honneur au ciel comme sur la terre ! La première à laquelle l’apôtre en rébellion secrète démontra les prétendues beautés du système se trouva être une enfant gâtée, passionnément jalouse de ses droits. Elle fit un bond dès les premières paroles. « Quelle religion d’animaux ! » s’écria-t-elle. Quand elle sut que son mari, loin de la discuter, s’y soumettait sans peine, elle eut de violentes attaques de nerfs ; puis sa fureur s’éteignit dans la prière et dans les larmes. Il en fut ainsi pour presque toutes les femmes. Quelques-unes tombèrent malades, toutes restèrent fort insensibles à « l’exaltation » qu’on leur promettait dans le ciel, pourvu qu’elles donnassent des épouses à leurs maris. Mme Stenhouse faillit être mise en pièces par une mégère qui ne lui pardonnait pas d’avoir entraîné sa sœur dans des superstitions abominables. Ce fut bien pis quand l’ordre vint aux protestans de Suisse de partir pour « Sion. » Il n’est permis qu’aux vieillards et aux infirmes de mourir dans la servitude ; tous les autres doivent vendre ce qu’ils possèdent, abandonner le foyer de leurs ancêtres et gagner la terre promise. La première émigration se composait presque entièrement de bourgeois, dont l’obéissance fut mal récompensée. Ceux que les épreuves du voyage ne découragèrent pas en route périrent presque tous du choléra, qui faisait ravage entre Saint-Louis et les frontières (1853).

La nouvelle de ce désastre exaspéra leurs amis de Suisse, et ce ne fut pas sans peine que M. Stenhouse échappa aux vengeances dont on le menaçait. Il était resté trois années et demie en Suisse et y avait fait malgré les luttes du commencement de nombreux prosélytes. La fin de ses travaux fut de retourner dans la Nouvelle-Jérusalem avec sa femme et ses enfans. D’abord la famille se reposa quelques mois à Londres, où les abus dont elle fut témoin ne contribuèrent pas à réconcilier Mme Stenhouse avec le dogme polygame. Les femmes mal mariées acceptaient volontiers une croyance qui leur permettait de rompre une chaîne pénible et d’aller chercher à Utah la consécration d’amourettes souvent commencées en Angleterre sous prétexte de conversion ; les hommes mécontens de leurs femmes profitaient de la répugnance qu’elles témoignaient de partir avec eux et prétendaient, en les remplaçant par un nombre illimité de compagnes plus avenantes, se conformer à la parole du Seigneur : « celui qui pour l’amour de moi quitte sa femme ou son enfant sera récompensé au centuple. » Les jeunes filles n’étaient pas fâchées d’un ordre de choses qui multipliait leurs chances d’établissement et leur attribuait le droit de choisir un mari qui ne pût les refuser ; elles prenaient gaîment le chemin de la terre promise, mais il n’en était de même pour aucune épouse attachée à ses devoirs. Mme Stenhouse, témoin de séductions et d’enlèvemens qui ne lui paraissaient pas convenir au cadre de la mission proprement dite, sentit sa foi fortement ébranlée. Les prédictions de quelques saints sur le prochain anéantissement du monde gentil la laissaient incrédule, la fuite recommandée vers Sion, où chaque homme devait rassembler autour de lui avant le grand jour de colère autant de femmes et d’enfans qu’il en pourrait nourrir, la tentait peu. Sur ses quatre enfans, l’un venait de naître, l’autre était malade lorsque sonna l’heure de l’émigration : elle demanda un délai qui ne fut pas accordé ; mais cette fois l’amour paternel fut plus fort chez M. Stenhouse que le fanatisme, et il ne joignit le train d’émigrans qui partit de Liverpool en 1855 que lorsque ses enfans se trouvèrent en état de supporter le voyage.

Dix années d’efforts incessans et désintéressés n’avaient point suffi à payer sa dette envers l’église, car des missions variées dont on le chargea le retinrent malgré lui à New-York jusqu’en 1859. Ce ne fut qu’au mois de septembre de cette année-là que Mme Stenhouse, après le terrible voyage de trois mois à travers les plaines, si souvent raconté, aperçut pour la première fois Salt-Lake-City. Tous les émigrans ont éprouvé la même impression en présence de cet éden. Mme Stenhouse ne put retenir une exclamation de ravissement et de surprise ; néanmoins, en contemplant l’immense nappe du grand Lac-Salé qui rafraîchit la vallée au milieu d’un cercle d’imposantes montagnes couronnées de neige, il lui sembla faire le premier pas dans sa prison éternelle. À cette époque, la construction d’un chemin de fer à travers les plaines paraissait invraisemblable ; comment fuir ? Il n’y avait qu’à courber la tête et à subir son destin. Tandis que cette pensée la déchirait, les prières s’élevaient autour d’elle pour remercier le ciel d’avoir mis fin à la captivité de Babylone, et la chanson populaire : Hé ! les joyeux mormons, entonnée par des femmes aussi tristes qu’elle-même, lui prouvait trop que tels sentimens exprimés par les lèvres peuvent souvent ne pas être les sentimens du cœur.

Un excellent accueil fut fait aux Stenhouse. Ayant compté parmi les plus zélés missionnaires, ils étaient généralement estimés et avaient en outre un cercle nombreux de connaissances personnelles. Le président Brigham Young les invita l’un des premiers ; sa bonhomie, l’aménité de ses manières, rassurèrent d’abord Mme Stenhouse. Les femmes auxquelles il la présenta lui parurent toutes aimables et bien élevées ; on a exagéré probablemenl leur nombre ; elle n’en connut que dix-neuf. La première habitait encore le cottage dit Maison-Blanche, où Brigham Young s’établit en arrivant à Utah ; dans la Ruche, résidence officielle du président, demeure une des sœurs Decker qu’il a toutes deux épousées ; la Lion-House est disposée pour le logement du plus grand nombre de ses femmes. Le rez-de-chaussée renferme la cuisine, les offices, la salle à manger, tout cela sur une grande échelle comme il convient aux besoins d’une famille nombreuse. Les étages supérieurs sont divisés en appartemens plus ou moins vastes selon le nombre des enfans et l’importance accordée à la dame. Le prophète déjeune à la Ruche quand il y a passé la nuit, mais d’ordinaire il dîne à la Lion-House. Dès trois heures de l’après-midi, la cloche sonne, et les mères, ayant chacune ses enfans autour d’elle, se réunissent à la table que préside Brigham Young. Le repas est simple, mais copieux. À sept heures du soir, nouveau coup de cloche et réunion au salon, qui se trouve au premier étage. Quand tous les membres de la famille sont assemblés, on ferme les portes, puis le prophète prie pour Sion et pour le royaume[17]. Il a encore six autres maisons habitées par ses femmes, qui jouissent de toutes les aisances de la vie, mais sans luxe et sans extravagance, à une ou deux exceptions près. Elles sont laborieuses en général, la sainteté du travail étant proclamée à Utah, et une foi robuste les aide à porter leur croix en fidèles épouses et en bonnes mères. Leur mari a des égards pour elles toutes ; cependant on lui reproche de marquer trop de prédilection à sa favorite Amélie. Au théâtre, où toutes ses femmes ont leurs places réservées, Amélie est seule avec lui dans sa loge ; au bal, il danse une fois avec chacune de ses femmes, mais d’abord et aussi souvent qu’il peut avec sa favorite.

Nombre d’apôtres blâment cette préférence, d’autant que Brigham a plusieurs fois déjà changé de favorite, et que les faiblesses admises en Turquie doivent être, bien entendu, bannies du royaume céleste. Le mari mormon se pique de distribuer équitablement ses faveurs. Tantôt il donne un jour, tantôt une semaine à chacune de ses femmes alternativement. D’ordinaire la meilleure part est faite à la première femme. Si l’époux en a trois par exemple, il partagera la semaine en trois parts égales et réservera le septième jour à la première, pourvu qu’une nouvelle épouse ne réclame pas ce surplus ; en ce cas, il ferait un appel délicat à la générosité des autres, qui, ayant toutes eu leur jour, ne doivent pas le refuser à la dernière venue. Certains maris prévoyans ont soin d’avoir des femmes sur les différens points du territoire, ce qui est commode en voyage, et les patriarches campagnards choisissent surtout leurs compagnes en vue de réunir des ouvrières utiles ; l’un d’eux, ayant déjà une ménagère, une couturière et une tisseuse, cherchait encore une institutrice pour les enfans. De leur côté, les femmes d’expérience tirent parti de cette disposition du caractère mormon à estimer le côté pratique des choses en s’attachant leur mari par de bons repas et un intérieur confortable. Cette séduction est souvent plus puissante que celle de la jeunesse et de la beauté. Beaucoup de dames se résignent à la vie commune avec leurs rivales dans la crainte que le maître ne trouve ailleurs un dîner plus à son goût.

Mme Stenhouse, qui haïssait déjà le dogme polygame en théorie, trouva la pratique mille fois plus révoltante qu’elle ne l’avait imaginée. Du moins l’enseignement de cette loi avait-il été accompagné de restrictions faites pour rassurer les femmes : outre le consentement de Brigham au nouveau mariage, il fallait le consentement de la première femme, celui de la jeune fille et de sa famille, mais en réalité la volonté du président suffit ; par elle tout est facile, sans elle tout est impossible. Il est vrai qu’on demande le consentement de la première femme ; mais, si elle le refuse, on s’en passe, et ce refus, qui n’a d’autre effet que d’empêcher la nouvelle venue d’entrer dans la maison, produit des querelles domestiques dont le mari ne manque pas de prendre prétexte pour s’éloigner. D’ailleurs un certain nombre de dames recrutées parmi les plus vieilles, parmi celles surtout qui n’ont pas d’enfans, entreprennent de persuader à la victime qu’elle ne peut que par l’obéissance échapper à la malédiction prononcée contre la mère du genre humain. De la douceur elles passent aux menaces ; le dieu des mormons est un dieu de vengeance. Souvent la femme, après avoir lutté avec toutes les forces de l’amour, arrive au dégoût et à l’indifférence que le mari abusé prend pour de la résignation, ou bien il se peut que la première et la seconde épouse deviennent amies afin de mieux lutter contre une troisième : aussi le mari préfère-t-il, dans l’intérêt de son propre repos, que ses femmes se haïssent ; mais alors la haine de la mère passe aux enfans, ce qui fait des frères et sœurs autant d’ennemis. Le père ne peut avoir grande influence sur ces derniers, puisqu’il ne vit pas au milieu d’eux ; il n’a pas de foyer proprement dit, étant chez chacune de ses femmes comme à l’hôtel.

Mme Stenhouse était arrivée à Salt-Lake-City un peu avant la saison des bals qui donnent aux mormons tant de ridicules. L’homme le plus vieux se croit le droit de danser et de faire la cour aux jeunes filles, eût-il déjà une douzaine de femmes. Brigham n’a-t-il pas dit que tous les frères étaient des jeunes gens jusqu’à la centième année ? Les épouses font donc tapisserie (sit as wall flowers) le long des murs, tandis que leur mari se laisse prendre sous leurs yeux aux coquetteries d’une fillette pour laquelle il exige que sa famille soit aimable. Ce fut dans un bal que le président Heber G. Kimball présenta successivement à Mme Stenhouse cinq de ses femmes. « N’en avez-vous pas d’autres ? lui demanda-t-elle. — Mon Dieu, si ! J’en ai plusieurs à la maison et une cinquantaine environ dispersées sur la terre. Je ne les ai jamais vues depuis qu’elles m’ont été scellées à Nauvoo, et j’espère bien ne jamais les revoir ! »

Combien de telles paroles devaient paraître choquantes à une femme, seule maîtresse jusque-là des affections de son mari ! mais ce n’est encore que le côté comique, pour ainsi dire, de la question. L’inceste est accepté sans scrupule à Utah ; on considère comme une chose toute simple d’épouser à la fois deux ou trois sœurs. Mme Stenhouse a connu un homme marié à sa demi-sœur, d’autres qui avaient pris pour femmes la mère et la fille. L’un de ces derniers épousa une veuve, mère de plusieurs enfans ; il parvint à se faire aimer d’une des jeunes filles et l’épousa ensuite. Il faut reconnaître que la mère, après s’être opposée de tout son pouvoir à cette détestable union, finit par céder son mari à sa fille ; le fait n’est pas moins constant que celle-ci donne des enfans à son beau-père dans la maison qu’elle habite avec sa propre mère. De pareilles infamies sont la condamnation du mormonisme. Mme Stenhouse le reconnut, et les dons[18] qu’elle reçut, selon l’usage, avec son mari ne modifièrent en rien cette opinion malgré les lumières qu’ils sont censés conférer. Quand elle voyait une mère de famille réduite aux plus grossiers travaux, tandis que le mari dépensait joyeusement la fortune commune auprès de quelque jeune fille, quand elle voyait une étrangère nouvellement convertie et arrivée avec un convoi d’émigrans, livrée par celui qui avait abusé de son inexpérience aux caprices, parfois aux cruautés de la première épouse, quand elle assistait aux scandales de toute sorte qui n’ont d’autre excuse que le devoir de peupler le royaume, elle se demandait avec honneur où était l’esprit de Dieu dans tout ceci. Les preuves qu’elle donne de la misère morale des intérieurs mormons sont nombreuses et saisissantes ; mais sa propre expérience surpasse en intérêt tout le reste.

Dans le récit dont elle est l’héroïne vibre une note de passion et de douleur plus persuasive que tous les raisonnemens. « J’avais habité deux ans la cité du Lac-Salé, dit-elle, quand un jour Brigham Young me fit demander. J’allai le voir, et il me pria de m’occuper d’une jeune orpheline à laquelle il portait beaucoup d’intérêt et qui « ne se sentait pas bien, » ce qui signifiait, comme je le découvris dans la suite, qu’elle était tout près de l’apostasie. J’acceptai la tâche de bonne foi, pris la jeune fille dans ma maison et trouvai en elle une douce et charmante personne très malheureuse, très délicate… Plusieurs de mes amies fixées depuis longtemps au Lac-Salé me recommandèrent de me tenir sur mes gardes. Les avertissemens pénibles ne sont jamais lents à venir : cette fois ils se trouvèrent justifiés ; mais je ne soupçonnais rien, et une sincère amitié nous unissait, la jeune fille et moi… Elle resta longtemps, jusqu’à ce que sa santé fût devenue si faible qu’elle dût retourner chez elle. On vint alors me dire que mon mari lui faisait de fréquentes visites et qu’il l’épouserait. Dans mon indignation, j’interrogeai M. Stenhouse, il m’affirma qu’on m’avait trompée ; cependant il était beaucoup moins souvent à la maison, et, sans savoir ce qui l’occupait, je sentais que ce devait être quelque chose de très absorbant. L’usage ne veut pas qu’une mormonne demande à son mari où il va le soir après avoir fait sa toilette, et les effets de cette odieuse religion doivent être indestructibles, puisque aujourd’hui encore, bien que les choses aient changé et que mon mari soit tout à moi, je n’ose souvent lui dire : — Où allez-vous ? — d’où venez-vous ? — La confiance, sans laquelle il n’est point de bonheur possible, ne peut jamais entièrement renaître. — Peu à peu j’en vins à penser que Brigham-Young avait quelque dessein secret en me confiant sa protégée ; la force me manqua pour aller la voir comme par le passé. J’avais trop clairement compris que mon mari croyait de son devoir de prendre une nouvelle femme.

« Les symptômes de cette résolution sont toujours les mêmes et infaillibles. Quand un mormon redouble de ferveur religieuse et d’assiduité aux divers meetings, quand il témoigne des scrupules, la crainte que le Seigneur ne lui pardonne pas de négliger ses commandemens, on peut être sûr qu’il s’occupe d’un choix auquel le poussent et l’aident ses frères, aussi consciencieux que lui-même. Ce choix ne se fixa pas sur la malade. Il faut, dans l’intérêt des enfans, que la femme soit jeune et saine ; la fiancée de mon mari était en outre fort jolie. Alors commença la tâche pénible de lui faire la cour, tâche pénible, je suis forcée de l’admettre, puisque mon mari me l’affirma. Il s’en acquittait cependant avec un zèle qui eût paru indiquer le contraire ; à peine prenait-il le temps de souper, tant cette nouvelle mission l’absorbait ; mais, quelque compassion que m’inspirât le douloureux effort dont il se vantait, je croyais, je crois encore que mon chagrin effaçait le sien ; il touchait parfois au délire. Je passais les jours et les nuits dans de telles crises que l’on craignit pour ma vie, car la maladie morale dont je souffrais revêtait toutes les apparences de la consomption. À chaque instant, je me représentais mon mari auprès d’elle, je voyais tout… S’il n’avait pas été le meilleur des hommes, peut-être aurais-je réussi à me détacher de lui ; mais, me rappelant son amour d’autrefois, je voulais croire qu’il n’agissait que sous l’empire d’une religion que je n’osais encore juger fausse en l’abhorrant. Si tout cela était vraiment la loi de Dieu, il fallait s’y soumettre, quitte à mourir. Brigham et toutes les autres autorités me répétaient qu’il n’y avait pas d’exaltation possible dans le ciel pour quiconque se dérobait à cette croix. Pour ma part, j’eusse volontiers renoncé à l’exaltation promise, mais les intérêts de mon mari passaient avant les miens ; il se serait cru condamné, s’il n’avait point pratiqué la doctrine polygame. Je consentais à me dévouer pour lui, et puis il suffisait que j’entrevisse ma rivale pour retomber en rébellion ouverte…

« Pendant une absence de mon mari, j’essayai de la recevoir afin de m’habituer à mon supplice. Elle vint ; j’avais invité du monde, ne pouvant supporter la pensée d’un tête-à-tête avec elle, et je suppose qu’elle ne trouva pas beaucoup plus de plaisir que moi-même à cette réunion. J’attendais impatiemment qu’elle partît ; quand elle ne fut plus là, je me promis de renouveler l’entrevue, mais la seconde fois je fus sans force et dus la congédier sous le prétexte d’une indisposition. À partir de ce jour, j’y renonçai : elle était gentille cependant, et m’aurait plu dans d’autres conditions. Sur ces entrefaites, la personne qui m’avait inspiré une première jalousie me fit appeler ; elle était plus malade que jamais et ne pouvait vivre longtemps. J’appris de sa bouche qu’elle avait quitté ma maison, ne voulant pas me faire souffrir. M. Stenhouse lui avait parlé de mariage, et, quoiqu’elle l’aimât, elle l’avait évité par égard pour moi. Un tel exemple d’abnégation est si rare à Utah que je la considérai presque comme un ange ; mais je sentis en même temps avec amertume que l’on m’avait trompée.

« Un mormon polygame ne peut être sincère ; mon mari l’était plus que personne, et les circonstances l’avaient contraint à mentir. Il voulait éviter les scènes de désespoir où je l’épouvantais par mille injures contre Joseph Smith, Brigham et tous les chefs de l’église. Selon lui, c’était le plus grand des péchés, et je le voyais si malheureux que je finissais par croire que j’avais tort. Néanmoins je n’eusse jamais fait une bonne sainte, car la confession de ma rivale me consola sous certains rapports. J’espérai que l’heureuse fiancée apprendrait quelque jour qu’elle n’avait pas été le premier, l’unique amour de mon mari après moi-même. J’ai honte d’avouer ce sentiment ; mais vraiment les jeunes filles se mettaient en tête avec trop de facilité que l’on n’avait jamais aimé avant de les rencontrer. Peut-être les hommes étaient-ils jusqu’à un certain point responsables de cette erreur. Le temps approchait où il me faudrait traverser la plus terrible épreuve à laquelle une femme puisse être appelée, celle de donner une autre épouse à mon mari. Je l’attendais comme une condamnée attend son exécution. Mon mari, soit pitié, soit crainte de perdre pour toujours la paix domestique, paraissait triste aussi. Le jour funeste arriva : bien entendu, je ne dormis pas la nuit précédente. Je devais sous peu devenir mère, et il me semblait que je n’aurais pas même la force d’atteindre ce moment-là. Néanmoins je fis mes préparatifs pour me rendre à la Maison des Dons[19]. La matinée était belle, mais, si elle inspirait à d’autres l’espérance et la joie, elle ne m’apportait à moi que l’angoisse. Je ne pus même, tant l’émotion m’étouffait, parler à mes enfans, qui ne se rendaient pas compte de cette douleur résolûment contenue. Quant à mon mari, ses pensées devaient être avec sa fiancée ; je me gardai de le troubler. Nous allâmes à la Maison des Dons ; là, devant l’autel, la première femme doit faire acte de foi en plaçant la main de sa rivale dans celle de son mari. À la question de Brigham Young : « consentez-vous à donner cette femme à votre mari pour être son épouse légitime dans le temps et dans l’éternité ? En ce cas, placez sa main droite dans la main droite de votre mari, » je répondis comme il le fallait ; mais le moyen de rendre ce que j’éprouvai ! Les tortures de toute une vie furent rassemblées dans ce seul moment. Après je sentis que j’avais tout déposé sur l’autel, qu’il ne me restait plus de sacrifice à faire au monde.

« J’avais donné mon mari à une autre. Quant à rien recevoir en retour, il n’y fallait pas compter ; mon mari était tout aux sentimens d’un nouveau marié,… plus d’intimité possible entre nous… Dès ce matin-là, je commençai à dissimuler avec lui. Lorsque ma douleur éclata, ce fut sous forme de colère ; jamais je ne lui demandai de sympathie. En rentrant chez nous, ce chez-nous qui me devenait odieux, puisque la jeune femme devait y vivre, il me dit cependant : — Vous avez été brave, mais ce n’est pas si dur après tout, n’est-ce pas ? — Il avait été trompé par mon calme ; notons en passant la pénétration des hommes ! Le reste du jour je surveillai leurs regards, leurs moindres paroles. Tantôt je voulais ressaisir mon mari, tantôt sa seule vue me faisait horreur, je me disais qu’il n’y avait pas de justice dans le ciel. Pourquoi Dieu permettait-il à ses fils d’aimer sans entrave, tandis que ses filles, considérées comme des vases particulièrement fragiles, étaient forcées de chasser de leur âme les tendresses humaines les plus légitimes ? Dans le silence de la nuit et de ma chambre, je pus enfin donner un libre cours à mon désespoir ; une contrainte plus longue m’aurait rendue folle. Ce que fut pour moi cette nuit-là, puisse la créature la plus abandonnée de Dieu ne le savoir jamais ! Tout était fini, il ne me restait qu’à supporter la misérable réalité de tous les jours. Comment ai-je vécu ? »

Mme Stenhouse comptait alors quinze années de vie conjugale. Depuis elle a reconquis le bonheur brisé à cette époque ; elle croit pouvoir parler sans haine et sans amertume de ces secondes femmes, qui sont à plaindre, dit-elle, car une rivale les menace à leur tour, et qui auparavant, si elles ont du cœur, se sentent coupables devant la première épouse au point de n’oser témoigner d’affection à leur mari sous les yeux jaloux qui l’observent sans cesse. Quelques-unes pourtant sont moins délicates, et se comportent de façon à choquer toutes les convenances. Il y en a qui se marient sans aucun souci religieux et dont l’absence complète de principes a les plus fâcheuses conséquences ; celles-là, profitent et abusent des avantages d’une loi de divorce presque aussi large que la loi du mariage, et qui est la vraie revanche du sexe opprimé. La règle est qu’un homme peut se marier autant de fois qu’il lui plaît et que la femme ne doit être mariée qu’une fois, mais de par la protection de Brigham Young il y a des accommodemens. Plus d’une femme s’est trois ou quatre fois donnée pour la vie éternelle ; elle rencontre ses anciens maris sans aucun embarras, reste souvent en bons termes avec eux tous, et par aventure retourne au premier. Brigham lie et délie avec une étonnante facilité. On l’a entendu dire dans ses accès de gaîté : « Le divorce ne vaut pas le papier sur lequel on l’écrit, cependant beaucoup de gens en veulent, et ces dix dollars[20] sont autant d’épingles pour mes femmes. » Mais bien des malheureuses ne trouvent dans leur douleur ni le courage de quitter le mari qui les néglige, ni assez de fierté pour se tenir complétement à l’écart quand une nouvelle venue les supplante. Quelques-unes deviennent folles ; Mme Stenhouse en connaît qui ont tenté de s’empoisonner. Encore les riches peuvent-ils garder quelques ménagemens, installer chacune de leurs femmes par exemple dans une maison séparée, mais chez les pauvres la polygamie est ignoble. À peine si un rideau tendu à travers l’unique chambre sépare les femmes. Beaucoup de mormons qui jouissent d’une aisance relative ne peuvent donner à leur famille en perpétuelle discorde qu’une seule cuisine et un seul salon. Pauvre ou riche, le mari a ses tribulations, quoique la joie soit censée le but suprême de sa vie. S’il ne se soucie pas d’avoir un harem, on le lui impose en affectant de douter de sa ferveur. La polygamie n’est que l’instrument d’une politique habile. L’homme chargé de plusieurs femmes abjure sa liberté, les chefs du pouvoir le savent bien ; c’est pourquoi ils pressent leurs adeptes de se marier, l’apostasie devenant presque impossible au patriarche. L’un d’eux réussit néanmoins, raconte Mme Stenhouse, à concilier ses devoirs d’époux et ses aspirations vers la liberté. Il trouva moyen de s’enfuir en Californie avec ses deux femmes : la première, qui avait des enfans, resta ensuite auprès de lui, l’autre reçut une part considérable de sa fortune à titre de compensation, et redevint demoiselle ; mais ceux qui ont des enfans de plusieurs lits et qui ne peuvent se résoudre à les abandonner restent forcément citoyens d’Utah. Pour peu qu’ils aient quelque générosité dans l’âme, leur sort au milieu de prétendues délices n’est rien moins qu’enviable. Les actes du mari polygame sont observés, critiqués, il devient l’esclave de ses propres femmes, rien n’échappe aux espions qui l’entourent : « lorsque le cœur d’une femme est inquiet, comme le dit fort bien Mme Stenhouse, ses yeux n’ont garde de se fatiguer. » L’amour maternel la soutint, quant à elle, et l’affection de son mari, bien que nécessairement partagée, ne lui manqua jamais. Elle n’en profitait pas pour se plaindre ; son énergie la préserva de la suprême humiliation, celle de laisser voir à sa rivale qu’elle fût jalouse. M. Stenhouse lui disait souvent : « Vous vous y habituez, n’est-ce pas ? — Je déclare avec orgueil, ajoute-t-elle, que je ne m’y habituai jamais. » Comment se serait-elle habituée par exemple aux confidences de la mère de la jeune épouse qui venait lui parler des amours de sa fille ? Comment aurait-elle assisté avec un calme réel à certain petit manége de correspondance qui se passait sous ses yeux ? Elle surprit, elle lut ces lettres, elle y vit exprimée par la femme de son mari des transports dont elle n’avait point l’idée. C’était pendant les nuits de la lune de miel qu’elle se livrait à ces indiscrétions chèrement expiées par le désespoir qu’elle en tirait.

Elle employa les quinze mois du règne de la nouvelle épouse, qui redoublait chaque jour d’exigences, à interroger sa foi, à étudier les origines du mormonisme et la prétendue révélation concernant la polygamie. Le résultat de cet examen fut la perte de toutes les illusions qui l’avaient conduite à une sorte de martyre. La certitude que sa religion était fausse mit le comble au malheur de Mme Stenhouse, car son mari devait croire tout ce qu’elle ne croyait plus. Membre de l’église depuis 1845, il n’avait cessé de consacrer ses talens à prêcher et à écrire en faveur du mormonisme, sans préoccupation de ses propres intérêts ni de ceux de sa famille ; il passait pour être dévoué corps et âme à Brigham Young, qui représentait à ses yeux le serviteur de Dieu par excellence. Tels avaient été en effet pendant des années les sentimens de l’ancien Stenhouse ; mais peu à peu les fréquens voyages qui le mettaient en rapport avec les gentils minèrent sourdement la ferveur de sa foi. Ces relations extérieures sont toujours funestes au pouvoir de Brigham Young, qui ne permet pas que ses enseignemens soient discutés le moins du monde. « Aux jours de Joseph Smith, dit-il dans un de ses sermons, la première manifestation de l’apostasie était la pensée que Joseph fût susceptible de se tromper. Quand un homme convient de ce sentiment, c’est un pas vers l’apostasie ; il n’a plus qu’un autre pas à faire pour être retranché de l’église. »

Or Stenhouse en était depuis longtemps à ce premier pas de la discussion intime ; devant les vertus de certains gentils, son jugement se refusait à croire que tous ceux qui n’accepteraient pas comme divine la mission de Joseph Smith dussent être damnés ; sa piété même se révoltait contre le ton des enseignemens du tabernacle qui prétendaient intervenir dans les questions temporelles les moins dignes d’arrêter l’attention d’un apôtre. Les travaux qu’il publiait dans le Télégraphe, journal dont il était directeur, se ressentirent des doutes qui commençaient à le tourmenter et que sa femme, on peut le croire, ne contribua pas médiocrement à développer en lui. Bientôt l’indépendance de ses idées fut qualifiée de rébellion et d’apostasie. À la suite d’un article sur le progrès publié le 2 octobre 1869, il fut rejeté de l’église avec six autres, accusés comme lui de n’être pas assidus à l’école des prophètes. Cette mesure arbitraire acheva de le désabuser ; il déclara que, ne croyant plus à l’infaillibilité du pape mormon, il devait en effet être rayé de la liste des saints. Sa femme demanda naturellement à partager son sort, et le désir qu’elle exprimait fut exaucé d’une façon aussi brutale qu’inattendue : ils furent tous deux arrêtés à quelques jours de là par quatre hommes masqués, en rentrant chez eux par une nuit noire, et fouettés indignement. Si M. Stenhouse eût été seul, il est probable que les agresseurs, qui étaient, à n’en pas douter, des agens de police, l’eussent tué comme le fut naguère le docteur Robinson[21]. Bien entendu, les autorités supérieures feignirent de se livrer à des recherches dont l’hypocrisie ne trompa personne.

Mme Stenhouse n’insiste pas sur ces hideux détails. Échappée enfin à la loi de fer de Brigham Young, elle n’a écrit le livre qui nous occupe que pour initier le monde chrétien aux horreurs de la polygamie. Elle en montre aussi les ridicules. Un jeune mormon par exemple épouse fréquemment une femme assez vieille pour être sa grand’mère, et qui, portant son nom dans la communauté, attend la gloire d’une union plus intime au temps de la résurrection. C’est le même sentiment qui dicte les mariages par procuration. L’une des femmes de Brigham Young est scellée à Joseph Smith, dont Brigham occupe la place en ce monde ; mais femmes et enfans retourneront là-haut à Joseph. On cite une dame qui voulut être scellée à Jésus, le Christ ayant, selon la foi mormonne, consacré la polygamie en épousant plusieurs femmes, entre autres les sœurs Marthe et Marie, témoin les noces de Cana, où il jouait le rôle du marié, Brigham Young lui répondit qu’il ne pouvait aller aussi loin, mais qu’elle aurait le meilleur après Jésus-Christ, c’est-à-dire Joseph Smith. Ces mariages de foi peuvent être exclusivement spirituels, si la dame est vieille ou laide et ne plaît pas au remplaçant de son fiancé céleste. Quoi qu’il en soit, le principe dominant du mormonisme est le mariage. L’homme et la femme ne sont pas parfaits l’un sans l’autre, et ne parviendraient, dans le célibat, qu’à l’état de serviteurs des saints. La gloire éternelle d’un mormon dépendra du nombre de ses femmes, la gloire d’une mormonne du nombre de ses enfans. Le but de cet enseignement est assez clair ; il s’agit de recruter le plus de saints possible pour la prospérité du royaume dont Brigham est le chef, en attendant le règne de Dieu. Ce qui s’explique moins bien, c’est le baptême par procuration : une Française mormonne s’est fait baptiser pour l’impératrice Joséphine et son fils pour Napoléon Ier. Washington a reçu le même honneur ; il est membre de l’église en la personne du juge Adams de Springfield.

On comprend que de pareilles grossièretés, jointes à de pareilles folies, suffisent à désabuser les honnêtes gens d’Utah. Longtemps le mormonisme a été protégé par l’isolement que formaient autour de son berceau des distances infranchissables, longtemps une apparence de persécution lui a prêté du prestige, mais sa prospérité même l’a perdu. Les richesses découvertes sur le territoire d’Utah ont attiré en foule les gentils, dont le voyage est désormais rendu facile par la construction du chemin de fer du Pacifique. Or il n’est pas une jeune fille mormonne qui, voyant de près les devoirs et les joies que la société chrétienne impose et accorde aux femmes, ne soit tentée d’aller chercher dans son sein le respect avec l’indépendance. Elles ont vu souffrir leurs mères, elles sont dégoûtées de bonne heure par les professions de foi libertines des jeunes saints dépravés tout enfans, elles aspirent à devenir la compagne d’un homme au lieu de rester sa servante avilie. Du moins les esclaves du polygame d’Orient sont-elles aveuglées sur leur sort misérable par le plaisir de la parure, par les délices d’une oisiveté fastueuse, par l’ignorance de priviléges qu’elles ne peuvent envier, ne les connaissant pas. Moins heureuses, les mormonnes voient autour d’elles ce qui leur est refusé, elles en comprennent la valeur, plusieurs même vont jusqu’à sentir qu’après avoir été le principal attrait du mormonisme entre les mains d’imposteurs habiles à exploiter les passions humaines, elles peuvent par leur influence contribuer puissamment à sa ruine, déjà commencée. Aussi le harem mormon disparaîtra-t-il sans aucun doute avant le harem musulman, qui a sur lui l’avantage de la logique, car toutes les vertus sont supposées absentes, et la beauté y est gardée sous verrous. Jusque-là on pourra entreprendre la défense de l’un ou de l’autre en évoquant certaines exigences sociales, surabondance et précocité des femmes dans les climats ardens pour les Turcs, nécessité de hâter l’accroissement d’une société nouvelle pour les mormons ; mais ce qu’on ne pourra plus répéter avec plusieurs voyageurs lorsqu’on aura lu l’éloquent exposé de Mme Stenhouse, c’est que la polygamie ait en Utah la sanction des femmes, qu’elle leur inspire même un enthousiasme suffisant « pour leur faire préférer les joies du harem à celles de l’amour et de la liberté. » Ce qu’on ne pourra plus soutenir avec lady Wortley Montagu, après avoir entendu Mme Kibrizli-Méhémet-Pacha, c’est que l’islamisme fasse un sort honorable et délicieux à la plus belle moitié du genre humain. Que les législateurs se servent de la polygamie comme d’un instrument précieux, que les hommes sensuels dont elle flatte la perversité l’affublent de prétendues consécrations célestes, que l’on évoque la Bible pour justifier le Koran et la révélation de Joseph Smith, soit ! Il n’en est pas moins vrai que la femme refuse partout son suffrage au dogme polygame. En Orient comme en Amérique, la femme, qu’elle se borne à sentir ou qu’elle se pique de raisonner, est victime de cette loi ; son autorité manque à l’organisation de la famille, sans laquelle il n’est pas de religion ni d’empire. Voilà ce qui ressort clairement des analogies et des contrastes de deux livres écrits sous des inspirations très différentes, mais qui peuvent servir de bases à un même plaidoyer.

Th. Bentzon.
  1. Ce nom si poétique ne s’applique en réalité qu’aux femmes de chambre.
  2. Bey, colonel ; — liwa, général de brigade.
  3. Ministre de la guerre.
  4. Voyez à ce sujet les Souvenirs de Roumélie de M. Albert Dumont dans la Revue du 15 août 1871.
  5. Vaste manteau qui balaie la terre, à manches pagodes et à pèlerine.
  6. Sorte de capuchon qui couvre entièrement la tête et le cou et ne laisse entrer la lumière qu’à travers deux trous percés à la place des yeux.
  7. Dague courte et recourbée.
  8. Sorte de mandoline.
  9. Seconde femme.
  10. L’esclave achèterait ainsi le droit de n’être plus vendue.
  11. Appartement des hommes.
  12. Lieutenant-colonel.
  13. Feld-maréchaux.
  14. Général de division.
  15. Ce trône est, avec le divan brodé d’or, l’unique meuble de la chambre nuptiale le jour du mariage.
  16. L’une des révélations de Joseph Smith.
  17. La doctrine mormonne enseigne que dans l’autre monde les descendans de chaque homme formeront son royaume. De là le désir d’avoir une famille nombreuse pour être un plus puissant monarque.
  18. Rites secrets dont les ennemis des saints ont beaucoup médit, et qui en réalité ne donnent lieu à aucune indécence, selon le témoignage de Mme Stenhouse.
  19. Mme Stenhouse paraît ainsi désigner le temple.
  20. C’est la somme que l’on paie au clerc qui rédige l’acte.
  21. Le Tabernacle insinua qu’il avait trouvé la mort dans une querelle de jeu. Voyez sur cette affaire la Crise du mormonisme dans la Revue du 1er février 1872.