Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 06

Hachette (tome Ip. 302-312).
Le Pacte  ►
Deuxième partie


VI

Salon Schwartz.


Il y a des millions qui fréquentent le très grand monde : c’est un peu l’exception. Généralement, le très grand monde est une cité murée. On y naît.

Le million peut néanmoins trouver ouvertes, pour des raisons spéciales, les portes de certaines maisons appartenant au très grand monde ; cela se voit fréquemment. La réciproque est beaucoup plus rare. Pour quelque motif que ce soit, le million attire chez lui avec peine les maisons appartenant au très grand monde, même quand elles ont des raisons spéciales de lui caresser le dos.

Ce sont ici de purs axiomes qui s’énoncent et ne se démontrent point.

Il est superflu d’opposer à ces axiomes des faits particuliers : l’exception confirme la règle. Évidemment, vous avez pu rencontrer chez le million celui-ci ou celui-là, le plus farouche des ducs de l’Académie, le mieux empaillé des chevaliers du Saint-Esprit. Vous l’avez pu.

Mais celle-là ou celle-ci, c’est différent. Dans l’intimité, jamais.

Car nous laissons de côté, bien entendu, ces occasions solennelles où le très grand monde, saisi de curiosités enfantines, veut voir et savoir à tout prix.

Nous parlons des jours non fériés, où le salon Schwartz est lui-même.

C’est un monde à part ; ce n’est peut-être pas même un monde, car l’élément féminin fait le monde et les femmes manquent un peu chez J.-B. Schwartz, qu’il soit ou non baron.

Alavoy est garçon ; Savinien Larcin a épousé une vieille comédienne qui est dangereuse à produire. Cabiron est veuf ; Cotentin de la Lourdeville a son ménage en Normandie ; le vicomte des Glayeulx est séparé de corps et de biens ; Touban seul amène Mme Touban : une personne bien née, envieuse, douceâtre et méchante.

On ne rencontre pas partout un Marseillais obèse et pesant franchement deux cent trente-sept livres avant le dîner ; c’est donc avec orgueil que nous présentons Alavoy à nos dames. Il était aimable et avait le cœur sur la main. Il transpirait toujours. Il plaçait des idées industrielles et se connaissait en terrains.

Cabiron lançait des affaires : tout ce qui regarde la publicité bien faite.

« La publicité, ce moderne levier qui remue nos civilisations ! » Cabiron avait de ces phrases-là, quand il causait avec les gens susceptibles de faire des annonces.

Il centralisait aussi les rédacteurs d’articles spéciaux et de faits-Paris insidieux.

Le vicomte Honoré Giscard des Glayeulx descendait de haut ; c’était son gagne-pain. Il avait quatorze maisons qui montaient de bas, ci : sept déjeuners et sept dîners par semaine.

Touban était chimiste d’affaires. Il bêchait le champ de la science pour y trouver des procédés usuels. Mme Touban avait un avis en littérature.

Cotentin de la Lourdeville avait fait ça et ça, depuis le temps : tour à tour député, journaliste, gérant de compagnies et présentement avocat d’affaires.

Chez M. Schwartz, tout était d’affaires, jusqu’au vaudeville, dans la personne pointue de Savinien Larcin, jusqu’à l’art sacré, jusqu’à la sainte poésie, sous la fade espèce de Sensitive, romantique-Pompadour qui rentoilait en grand et brocantait le sang bohème en fredonnant de blondes élégies.

Savinien seul était un jeune homme. Cotentin, doyen, avait maintenant les cheveux blancs. Les autres tournaient autour de la quarantaine comme M. Schwartz lui-même. Mme Touban n’avait jamais eu d’âge.

Restait enfin un couple maigre, jaune, triste, humble et décent, M. et Mme Éliacin Schwartz. Nous avons connu le mari à Caen, factotum d’un autre ménage Schwartz, car la fatalité de ce livre est de marcher dans les Schwartz jusqu’au genou. Éliacin, marié, avait été pris en grippe par la femme de l’ancien commissaire de police, devenu chef de division à la préfecture ; M. et Mme Éliacin, personnages modestes, pauvres princes du sang de la dynastie Schwartz, étaient chargés de faire les honneurs, en second, au château de Boisrenaud.

Voilà tout. Sur chacun de ceux qui sont là, nous ne trouverions pas un mot de plus à dire. Et nous constatons avec mélancolie que rien, absolument rien, de ce qu’on est convenu d’appeler « le drame, » n’apparaissait dans cette maison opulente, tranquille et bourgeoisement gaie, de cette gaieté un peu fatigante qui poursuit les trop heureux.

La baronne avait un passé romanesque, il est vrai, mais ce passé, prescrit par le temps, semblait en outre noyé dans l’oubli profond.

Quel mouvement possible ? monter ? monter encore ? Peut-être la silhouette financière de cet habile M. Schwartz n’a-t-elle pas intéressé le lecteur à ce point que ses victoires ultérieures puissent servir de base à une action dramatique.

Calme plat, cependant, en dehors de la question des écus.

Cette belle jeune fille, Edmée Leber, partait pour l’Amérique ! Nous l’avions vue, Edmée, glisser parmi ces tranquillités vulgaires comme une fugitive et impuissante menace, montrant le bout d’oreille d’un mystère…

En dehors de cette mince intrigue, tout était uni comme une glace. M. Schwartz, Mme Schwartz, la jolie Blanche et leurs convives formaient une de ces mille réunions comme on en voit chaque jour, à chaque pas ; une réunion qui, tout en gardant sa dose voulue d’excentricité, ressemble en gros à toutes les autres, où l’on vit bonnement l’heure présente sans trouble de la veille, sans souci du lendemain, mises à part, bien entendu, les affaires, sang des veines de ce peuple et souffle de son âme.

Le mariage de la fille de la maison lui-même avec ce fameux M. Lecoq était une affaire plus ou moins convenante ; elle présentait des profits et des pertes plus ou moins discutables ; mais c’était ou cela semblait être une affaire entendue, réglée, qui ne portait pas avec elle une bien forte dose d’émotion.

Et voyez, cependant : il y a un préjugé, fomenté par les poètes, hypocrites flatteurs de l’indigence, un préjugé qui n’aurait pas besoin des poètes pour avoir cours dans la foule pauvre, où il circule comme une égoïste consolation.

L’opulence a des misères cachées.

Chacun dit cela. Chacun croit à cela.

Est-ce une vérité ? Est-ce une fatalité ?

Ne serait-ce pas plutôt une naïve revanche de la misère jalouse ?

Interrogez les bonnes gens ; non pas celui-ci ou celui-là, mieux informé que les autres, mais n’importe qui, au hasard, et demandez l’histoire de telle maison dorée, non pas celle-là ou celle-ci, mais au hasard encore et n’importe laquelle : je fais avec vous la gageure qu’il vous sera conté des choses vagues, il est vrai, mais terribles, mais navrantes et tournant invariablement à la tragédie.

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.

La Fontaine ne faisait pas souvent de méchants vers ; ce vers-là, détestable qu’il est, plat, mou, prosaïque, est illustre comme la plus noble rime de Corneille. Il y a loin de cette idée, pourtant, à la croyance commune que l’or et la grandeur nous rendent nécessairement misérables.

Et parmi les plus fervents adeptes de ce dogme, prenez le premier venu, offrez-lui la grandeur ou l’or, pour employer jusqu’au bout le style de la bonne école, vous verrez s’il prendra ses jambes à son cou !

N’importe, derrière tout cet éclat, l’ignorance peut-être, peut-être l’envie, veulent deviner l’angoisse, et comme ce hardi romancier, qui s’appelle tout le monde, n’y va pas par quatre chemins, il traduira le mot angoisse trop amplement, par des mots qui disent plus, qui saisissent mieux, et le voile soulevé par sa main vous montrera du sang avec des larmes.

C’est que tout éclat blesse, voilà le fin mot. D’accord. Mais, en dehors du fin mot, n’y a-t-il pas toujours quelque chose ?

Toujours. Chez M. le baron Schwartz, par exemple, avec la meilleure volonté du monde, l’observateur le plus subtil n’eût pas découvert le moindre symptôme sanglant ni le plus léger prétexte à larmes. Et cependant, il y avait quelque chose. Quoi donc ? des bagatelles, quelques petites cachotteries qu’il nous plaît de confesser ici en masse au lecteur, afin d’établir un de ces bons comptes qui font les bons amis.

Qu’on ne s’attende surtout à rien de sérieux !

Premièrement, après le potage, Mme Sicard, la camériste, tirée à quatre épingles, parla bas à notre petite Blanche, qui rougit et sourit.

Deuxièmement, un peu plus tard, Domergue s’approcha de Mme la baronne, et lui rendit compte à voix haute d’un ordre exécuté. La baronne ayant dit : « C’est bien, » Domergue, en se retirant, laissa tomber cette phrase : « Il fera jour demain. »

Et ce terrible mot d’ordre n’altéra en rien la sérénité de la charmante femme.

Troisièmement, à peu près au même instant, M. Schwartz, qui enveloppait la baronne d’un regard maritalement admiratif, mais un peu inquiet, fit signe au puissant Alavoy, qui mangeait avec conscience, étalant un audacieux gilet de velours à fleurs d’or sur l’heureuse rotondité d’un ventre à la financière. Cet Alavoy était le plus élégamment couvert des placeurs d’idées.

Le signe était sans doute convenu, car Alavoy posa brusquement sa fourchette et dit en homme qui, tout à coup, est frappé par un souvenir :

« C’est particulier, oui ! Hé ! bon, j’allais oublier de vous rappeler l’affaire Danduran pour ce soir. »

Accent marseillais modéré, voix de flûte enrouée.

« Bien, bien, fit simplement l’illustre banquier.

— Si vous manquiez… insista Alavoy.

— Pointé sur carnet ! interrompit M. Schwartz. Temps pour tout ! »

Savinien Larcin racontait la plus spirituelle histoire du monde sur les clous des souliers de M. Dupin l’aîné.

Balzac, notre maître, a rendu proverbiale « l’affaire Chaumontel. » Il se pourrait que l’affaire Danduran fut la soupape de sûreté de ce grand ménage Schwartz.

M. le baron, du reste, n’en perdit pas un coup de dent. Vers le dessert, il reprit en s’adressant à sa femme :

« Profiter de l’affaire Danduran ? Un petit tour à l’Opéra ? non ? Fatiguée ? Bien. Liberté. »

Malgré la belle concision de son style, M. le baron trouvait moyen de faire les demandes et les réponses.

Il appela Domergue.

« Le coupé ! Retour de bonne heure, » ajouta-t-il.

La baronne échangea un regard avec le grave valet.

Enfin, quatrième et dernier détail, comme on servait le café, M. le baron demanda tout à coup en regardant sa femme fixement :

« À propos, Giovanna, ceci doit être à vous ? »

Il avait entre l’index et le pouce une jolie petite clef qu’il montrait à sa femme.

Mme Schwartz regarda, sourit et répondit :

« Je la cherchais. C’est la clef de mon tiroir du milieu.

— Comique ! » dit le baron.

Il donna la clef à Mme Touban, qui la passa à des Glayeulx, et Mme Schwartz la reçut des mains du dandy Alavoy. Elle la déposa sur la nappe, sans trouble apparent.

Autour de la table, l’entretien allait et venait. On eût fait tout un journal d’esprit avec les choses charmantes que Savinien Larcin récitait par cœur. Ces gais vaudevillistes sont bien utiles à la campagne.

Au bout de quelques instants, la clef semblait oubliée. Personne, assurément, ne remarqua deux ou trois gouttelettes de sueur qui perlèrent à la naissance des beaux cheveux de Mme la baronne. Il faisait chaud : cela pâlit certains visages.

Mme la baronne était très pâle, parmi l’éblouissant épanouissement de son sourire.

Sur la table, au moment où la clef la touchait, un tout petit objet avait adhéré à la nappe, faisant à sa blancheur une tache imperceptible : un rien, figurez-vous, un grain de poussière, un atome.

Mme la baronne, qui n’avait pas même accordé un regard à la clef, s’était-elle aperçue que cet atome était de la cire ?

Savait-elle seulement qu’avec de la cire on peut prendre l’empreinte d’une clef ?

Certains philosophes prétendent que les dames n’ont pas besoin de regarder pour voir, et que, sans avoir rien appris, elles savent toutes choses.

Comme on se levait de table, Mme la baronne trouva moyen de joindre Domergue et lui dit :

« Il faut que j’aille à Paris ce soir. »

À part ces futiles cachotteries, néant : la maison Schwartz était l’asile d’une paix profonde.

Edmée Leber avait pris, en sortant du château de Boisrenaud, le chemin qui traverse la plaine et gagne les bois, pour remonter à Montfermeil. Cette route longeait le saut de loup l’espace d’une centaine de pas, à cause d’un angle saillant qui existait dans le tracé du parc. Aux dernières lueurs du crépuscule, Edmée crut distinguer une forme bizarre qui se glissait parmi les buissons, de l’autre côté du chemin ; nous n’avons pas dit : une forme humaine. C’était comme un reptile à tête d’homme, et la jeune fille crut d’autant mieux à cette vision qu’elle avait vu une fois déjà aujourd’hui, dans son panier, traîné par un chien de boucher, cette misérable créature, moitié mendiant, moitié commissionnaire, que sa hideuse infirmité rendait célèbre dans tout le quartier Saint-Martin.

La maison de la rue Notre-Dame-de-Nazareth où logeait Edmée donnait, par derrière, sur la cour du Plat-d’Étain. Bien souvent elle avait pu voir Trois-Pattes dans l’exercice de sa pauvre industrie. Pendant qu’elle était malade et faible d’esprit, l’aspect de Trois-Pattes lui inspirait une compassion mêlée de terreur. Plus d’une fois, et comme malgré elle, Edmée avait passé des heures entières à le regarder, manœuvrant la partie paralysée de son corps et accomplissant avec son torse et ses bras des actes de véritable vigueur.

Pour Edmée, ce reptile à tête d’homme, deviné plutôt qu’aperçu dans l’ombre de la route, était l’estropié du Plat-d’Étain.

L’idée ne tint pas cependant ; car comment supposer que Trois-Pattes pût rôder dans ces lieux déserts sans son attelage ? Et pourquoi à cette heure, où il ne quittait jamais son poste de la cour des messageries ?

En ce moment le chien de boucher devait galoper vers Paris.

Les dernières lueurs du crépuscule ont de ces jeux et trompent à chaque instant la vue.

Edmée avait l’esprit plein autant que le cœur, au sortir de cette maison où elle venait de tenter une épreuve décisive pour elle. Néanmoins, ce n’était qu’une jeune fille, et la nuit porte avec soi des épouvantes. Quand Edmée passa devant les buissons où la vision s’était évanouie, son regard inquiet les interrogea.

Elle ne vit rien.

Elle poursuivit sa route, sans plus songer à cet incident. Sa route était longue et traversait une campagne déserte : longue pour aller jusqu’à Livry, par la forêt ; bien plus longue, hélas ! pour aller jusqu’à Paris. Or, depuis que le diamant n’était plus dans la bourse d’Edmée, sa bourse restait vide. Edmée avait donné sa dernière pièce d’argent au contrôle du bateau-poste. Edmée, qui venait de refuser si fièrement l’aide de Mme Schwartz, Edmée, qui avait déposé sur la console du salon de la baronne, et malgré elle, un bijou perdu que non-seulement celle-ci ne réclamait pas, mais qu’elle déclarait formellement ne point lui appartenir, Edmée n’avait pas de quoi prendre la voiture de Livry à Paris.

Que lui importait cela ? elle se sentait forte. La fièvre en ce moment l’exaltait comme une ivresse. Il lui semblait tout simple d’entreprendre ce voyage de cinq lieues ; la distance eût-elle été double, que lui eût importé encore ? Son sein battait, sa tête brûlait ; devant ses yeux de larges éblouissements passaient, mais elle se sentait forte.

« Je sais tout ce que je voulais savoir, pensait-elle. Me voilà guérie, bien guérie ! Je n’aime plus ; croirait-on qu’il soit si facile de ne plus aimer ? »

C’était comme pour la route. Elle défiait l’amour au même titre que la fatigue.

Mais, à son insu, sa poitrine laissait échapper des sanglots et son pas chancelait.

Elle atteignit pourtant la lisière de la forêt où le chemin s’engageait brusquement sous une épaisse voûte de feuillage. Au bout de quelques pas, la nuit devint si noire qu’on avait peine à distinguer les objets. Edmée n’avançait presque plus, quoiqu’elle se dît toujours : « Je marche ! je marche ! » Il faisait nuit dans son cerveau comme au dehors ; elle n’avait pas conscience de la faiblesse qui garrottait ses mouvements comme un lien. Elle s’arrêta au pied d’un arbre et mit son front contre l’écorce en murmurant :

« Il faut marcher… Je marche !… »

Un bruit sortait du fourré, mais pouvait-elle prendre garde ? Un grand bourdonnement était autour de ses oreilles et le souffle lui manquait.

Ses jambes se dérobèrent sous elle lentement. Elle s’affaissa au pied de l’arbre, pensant encore :

« Je marche ! je marche ! »

À ces heures, qui ressemblent si bien à l’agonie, on a d’étranges rêves. La vision revenait. Au lieu de toucher terre, Edmée rencontra deux bras, qui la soutinrent doucement, et ses yeux, avant de se fermer, distinguèrent vaguement dans les ténèbres cette silhouette hideuse : l’homme reptile, Trois-Pattes, le mendiant de la cour du Plat-d’Étain.