Éditions Édouard Garand (p. 175-177).

L’ÉTRANGER


Conte de Noël

« Loin de vos vieux parents,
phalange dispersée… »
Octave Crémazie


Femme, dit le fermier, le vieux Durant, Jean-Pierre,
« Hélas ! dans quelques jours, ce pauvre coin de terre
« Où nous peinons tous deux depuis de bien longs ans,
« Ce sol sera l’acquis de nouveaux paysans.
« Il faudra, malgré nous, dire un adieu suprême
« À tout ce qui fut nôtre, à tout ce bien qu’on aime ;
« Car demain ne pouvant solder notre paiement,
« Comme un oiseau de proie, Euclide Duferment,
« Euclide, le prêteur, sans soucis de notre âge,
« Nous sommes de partir sans nul autre partage ! » —

L’âme toute meurtrie et le cœur peu dispos,
Gémissante, l’épouse écoutait ces propos,
Et de ses yeux rêveurs, s’échappaient — triste baume —
Sur son visage pâle ainsi qu’un blanc fantôme,
Intarissables, lourds, d’amers et cuisants pleurs
Que de ses maigres doigts jadis si travailleurs
Elle pouvait à peine écraser sur sa joue
Où ne se comptaient plus — mais que le temps avoue —
Les rides comme autant de sillons réguliers,
Trace le laboureur par ses champs familiers.

« Certes, c’était pourtant ce que le plus au monde
« Nous aimâmes toujours d’une amitié profonde
« Après les cinq enfants que nous a donnés Dieu,
« Ce qui nous reste, hélas ! pour soutien au milieu
« De nos peines, de nos adversités sans nombre,
« Ce sont leur souvenir où se mêle un peu d’ombre,
« Et cette croix de bois dont les bras grands ouverts

« Indiquent tristement sous quelque cyprès verts
« L’humble seuil de granit défendant leur demeure,
« Où nous venons prier le dimanche, à toute heure. »

« Ami, reprit l’épouse, as-tu donc oublié
« Jacques, le fils aîné… ? As-tu donc spolié
« Son souvenir, au point de te jurer sans cesse
« Qu’il ne reviendra plus égayer ta vieillesse… ?
« Ah ! gémit le fermier, c’est tel un chaud levain
« Que l’oubli dans mon cœur est venu, mais en vain,
« Tenter l’en déloger. Toujours, je me retrace
« À l’esprit, celui-là seul qui peut de ma race
« Étendre les rameaux jusqu’au soleil couchant
« Qui doit me réchauffer, moi, vieil arbre penchant ! » —

« Souventes fois, j’y pense et pleure et me tourmente !
« Pourquoi n’écrit-il pas… ? Un présage me hante
« Et me dit que, là-bas, perdu sous d’autres cieux,
« L’or a pris notre place en son cœur oublieux !
« Qu’ainsi soit le destin puisque la Providence
« Daigne, à tant d’autres maux, unir cette évidence.
« Mais si, juste tribut, je me dois au trépas,
« Que mon oreille un jour puisse, au bruit de ses pas,
« L’écouter revenir par cette nuit fatale
« Où, pour coudre, j’aurai notre terre natale… ! » —

« Cessons nos larmes, femme, on fête la Noël
« Et voici bientôt l’heure où les anges au ciel
« Chanteront de l’Enfant-Divin l’humble naissance.
« Dans l’âtre où la chaleur fait sentir son absence
« Déposons un fagot, — peut-être le dernier —
« Et si tu veux, ma Lise, ensemble allons prier
« Pour que le Sauveur né dans une pauvre étable,
« Rende à l’enfant ingrat cette âme charitable
« Que nous lui connaissions avant que le Brézil
« De son leurre le berce et le jette en exil. » —


Quelques instants après, le foyer de famille
S’égayait au feu clair du sarment qui pétille.
À la porte, soudain, résonne un coup léger :
On ouvre.    Un inconnu, d’aspect fort étranger,
Vêtu d’un long manteau tout maculé de neige,
S’avance et du regard sollicite ce siège
Qui, toujours près de l’âtre est là pour recevoir
Ceux que les froids d’hiver harcèlent chaque soir
Quand la rafale gronde, et que par la campagne
Le vent hurle sa plainte au flanc de la montagne.

Et l’on parle d’absents, d’exil et de pays.
Et les vieux en sanglots racontent du logis
Leur départ malheureux et l’histoire émouvante
Du fils dont le silence affreux les épouvante ;
Les espoirs de jadis et les rêves si doux !
Quand, soudain l’Étranger tombant à leurs genoux,
Dit les yeux pleins de pleurs : « Ô père, bénis-moi,
« Vois ton fils te reviens aimant et plein de foi,
« Humble berger guidé par l’étoile du ciel… ! —

Et le clocher au loin chantait : Noël ! Noël !