Éditions Édouard Garand (p. 101-103).


LES BOHÉMIENS


« Ut jata trahunt… »


Dans des chars entourés de toile et de feuillage,
Harassés, poussiéreux et las infiniment,
Ils sont venus, ce soir, jeter leur campement
Au détour de la route où finit le village.

Des bagues pleins les doigts, des chaînes d’or au col,
Les femmes, le front ceint d’un mouchoir à rayures,
Se drapent dans un châle aux larges déchirures ;
Autour d’elles, des enfants dorment sur le sol.

D’autres, plus turbulents, folâtrent dans l’eau vive
D’un ruisseau sinueux courant à travers champs,
Comme de jeunes faons encore trébuchants,
Et dont les bramements, parfois, peuplent la rive.

Bronzés, la cigarette aux lèvres, sans chapeau,
Les hommes, torse nu, pansent leurs haridelles
Qui vont broutant le long des talles de cenelles :
Des tatouages bleus aux bras marquent leur peau.


Et quand la nuit renaît voilant le paysage,
Près d’un grand feu de bois où s’élèvent leurs chants,
Assis en rond dans l’herbe, ils ont des airs méchants
Que la flamme accentue au fond de leur visage.

Et pourtant, ils sont doux et bons ces émigrants !
Si Dieu veut qu’ils ne soient que de pauvres nomades
Sans foyer, sans patrie, ils n’en sont pas moins bardes,
Tels leurs braves aïeux, les Celtes conquérants.

De leur destin cruel sont-ils les seuls coupables… ?
Sont-ils seuls ici bas des parias errants… ?
Sont-ils seuls à quitter le toit de leurs parents… ?
Non, il existe, hélas ! de plus grands misérables !

Mille fois plus coupable — oh ! je le dis tout-bas —
Celui qui, méprisant le sol de ses ancêtres,
Vers un autre pays va servir d’autres maîtres !
Lui seul connaît l’exil ; le Bohémien, non pas !


Pour dieu la liberté, pour logis la nature,
Ils vont sans servitude au gré de leur destin,
Pendant que l’émigré vivant de l’incertain,
S’offre au joug étranger en servile pâture.

Paysan, mon ami, du peuple le soutien.
Toi dont l’âme comprend l’âme de tes campagnes,
Aime tes prés ombreux, tes champs et les montagnes
Le plus beau des pays sera toujours le tien !