Éditions Édouard Garand (p. 95-97).

CRÉPUSCULE


Rougeoyant le sommet des monts silencieux
Le soleil agonise au fond d’une fissure
Trouant l’azur. Le nord, ainsi qu’une blessure,
Ensanglante le front vaste et serein des cieux.

Les bruits se sont tu ; c’est l’instant crépusculaire.
Sur terre, il n’est plus jour ; au ciel, il n’est pas nuit :
Car le long de la rive un peu de clarté luit,
Auréolant d’un pin le faîte séculaire.

Les toits se font rêveurs. Là-bas, le vieux clocher,
Sur l’aile de la brise, égrène son antienne
Disant au moissonneur qu’il est temps qu’il revienne
Pour prendre du repos, manger et se coucher.

Et par la vieille route aux arbres solitaires,
Sous le pas lent des bœufs et le fardeau des blés,
Défilent les chars lourds, les hommes accablés
De fatigue et sentant l’odeur âcre des terres.


Leur chemise entr’ouverte offre aux baisers du soir
Leur poitrine velue.    Ils marchent du pas drôle
Des marins en retraite : et leur faulx sur l’épaule
Sans cesse se balance ainsi qu’un encensoir.

Et la nuit vient. Et l’ombre amoncelle et fait naître
D’autres ombres. Les yeux cherchent en l’incertain ;
L’oreille est aux aguets de quelque bruit lointain.
De la trêve, c’est l’heure, et l’instant du bien-être.

Les entours des maisons ont un aspect méchant !
L’âme se sent plus triste, et des songes étranges
Peuplent parfois l’esprit, quand, survolant les granges,
Un hibou lance au ciel son cri rauque et tranchant.

Et durant que tout dort sur les hauteurs pensives,
— Tels des fantômes blancs drapés dans leurs linceuls —
Sur les cordes, l’on voit, cadavéreux et seuls
De grands linges sécher au sortir des lessives.


On dirait, sous le vent un défilé de morts
Qui, chevauchant la nuit, s’en vont à l’aventure
Tantôt rampant, tantôt prenant telle posture,
Qu’on les croiraient fuyants comme un coursier sans mors.

Oh ! ces linges, toujours ressemblant à quelque être… !
Qui sait si nos défunts ne les habitent pas
Venant à nous vêtus comme au jour de trépas,
Pour revoir tous les leurs, le soir, par la fenêtre… ?