Librairie nouvelle (p. 249-251).
Les dilettanti du grand monde. — Le poëte et le cuisinier

Les dilettanti du grand monde
Le poëte et le cuisinier


On entend souvent les gens du monde se plaindre de la longueur des grands opéras, de la fatigue causée à l’auditeur par ces œuvres immenses, de l’heure avancée de la nuit où s’achève leur représentation, etc., etc. En réalité pourtant ces mécontents ont tort de se plaindre ; il n’y a pas d’opéras en cinq actes pour eux, mais seulement des opéras en trois actes et demi. Le public élégant étant dans l’usage de ne paraître à l’Opéra que vers le milieu du second acte et quelquefois plus tard, que l’on commence à sept heures, à sept heures et demie ou à huit heures, peu importe, il ne se montrera pas dans les loges avant neuf heures. Il n’en est pas moins sans doute désireux d’avoir des places aux premières représentations, mais ce n’est point l’indice de son empressement à connaître l’œuvre, qui l’intéresse fort médiocrement ; il s’agit d’être vu dans la salle ce soir-là et de pouvoir dire : J’y étais, en ajoutant quelque opinion superficielle sur la nature de l’ouvrage nouveau et une appréciation telle quelle de sa valeur ; voilà tout. Aujourd’hui un compositeur qui aurait écrit un premier acte admirable peut être certain de le voir exécuté devant une salle aux trois quarts vide, et d’obtenir seulement le suffrage de MM. les claqueurs, qui sont à leur poste longtemps avant le lever du rideau. On donne à peine maintenant un grand opéra tous les deux ans ; le public fashionable aurait donc à déroger à ses habitudes une fois en deux ans pour entendre dans son entier, à sa première représentation, une production de cette importance ; mais cet effort est trop grand et la plus miraculeuse inspiration d’un grand musicien ne ferait pas ce monde, qui passe pour beau et poli, avancer seulement d’un quart d’heure… le dîner de ses chevaux.

Il est vrai que les auteurs ont le droit de se consoler de cette discourtoise indifférence par une indifférence plus grande encore, et de dire : « Qu’importe l’absence des locataires des stalles d’amphithéâtre et des premières loges ? le suffrage d’amateurs de cette force n’a pour nous aucune valeur. »

Il en est de même presque partout. Combien de fois n’avons-nous pas vu les gens naïfs s’indigner au Théâtre-Italien, quand on y représentait le Don Giovanni, de la précipitation avec laquelle les premières loges se vidaient au moment de l’entrée de la statue du commandeur. Il n’y avait plus de cavatines à entendre. Rubini avait chanté son air, il ne restait que la dernière scène (le chef-d’œuvre du chef-d’œuvre), il fallait donc partir au plus vite pour aller prendre le thé.

Dans une grande ville d’Allemagne où l’on passe pour aimer sincèrement la musique, l’usage est de dîner à deux heures. La plupart des concerts de jour commencent en conséquence à midi. Mais si à deux heures moins un quart le concert n’est pas terminé, restât-il à entendre un quatuor chanté par la Vierge Marie et la sainte Trinité et accompagné par l’archange Michel, les braves dilettanti n’en quitteront pas moins leur place, et, tournant tranquillement le dos aux virtuoses divins, ne s’achemineront pas moins impassibles vers leur pot-au-feu.

Tous ces gens-là sont des intrus dans les théâtres et dans les salles de concerts ;

L’art n’est pas fait pour eux, ils n’en ont pas besoin.

Ce sont les descendants du bonhomme Chrysale :

Vivant de bonne soupe et non de beau langage,

et Shakspeare et Beethoven sont fort loin à leurs yeux d’avoir l’importance d’un bon cuisinier.