Librairie nouvelle (p. 172-178).
La débutante. — Despotisme du directeur de l’Opéra

La débutante.
Despotisme du directeur de l’Opéra.


Ce n’est pas chose facile de débuter à l’Opéra, même pour une jeune cantatrice douée d’une belle voix, dont le talent est reconnu, qui est d’avance engagée et chèrement payée par l’administration de ce théâtre, et qui a par conséquent le droit de compter sur le bon vouloir du directeur et sur son désir de la produire en public le plus tôt et le mieux possible. Il faut d’abord choisir, et l’on conçoit l’importance de ce choix, le rôle dans lequel elle paraîtra. Aussitôt qu’il en est question, des voix s’élèvent avec plus ou moins d’autorité et d’éclat, qui font entendre à l’artiste ces mots contradictoires :

« — Prenez mon ours !

— Ne prenez pas son ours !

— Vous aurez un succès, je vous le garantis.

— Vous éprouverez un échec, je vous le jure.

— Toute ma presse et toute ma claque sont à vous.

— Tout le public sera contre vous. Tandis qu’en prenant mon ours vous aurez le public pour vous.

— Oui, mais vous aurez pour ennemis toute ma presse et toute ma claque, et moi par-dessus le marché. »

La débutante effrayée se tourne alors vers son directeur, pour qu’il la dirige. Hélas ! demander à un directeur une direction, quelle innocence ! Le pauvre homme ne sait lui-même à quel diable se vouer. Il n’ignore pas que les marchands d’ours ont raison quand ils parlent de la réalité de leur influence, et de quel intérêt il est pour une débutante surtout de les ménager. Pourtant, comme après tout on ne peut pas contenter à la fois l’ours à la tête blanche et l’ours à la tête noire, on en vient à se décider pour l’ours qui grogne le plus fort, et la pièce de début est annoncée. La débutante sait le rôle, mais, ne l’ayant jamais encore chanté en scène, il lui faut au moins une répétition, pour laquelle il est nécessaire de réunir l’orchestre, le chœur et les personnages principaux de la pièce. Ici commence une série d’intrigues, de mauvais vouloirs, de niaiseries, de perfidies, d’actes de paresse, d’insouciance, à faire damner une sainte. Tel jour on ne peut convoquer l’orchestre, tel autre on ne peut avoir le chœur ; demain le théâtre ne sera pas libre, on y répète un ballet ; après-demain le ténor va à la chasse, deux jours plus tard il en reviendra, il sera fatigué ; la semaine prochaine le baryton a un procès à Rouen qui l’oblige à quitter Paris ; il ne sera de retour que dans huit ou dix jours ; à son arrivée sa femme est en couches, il ne peut la quitter ; mais, désireux d’être agréable à la débutante, il lui envoie des dragées le jour du baptême de l’enfant ; on prend rendez-vous pour répéter au moins avec le soprano au foyer du chant, la débutante s’y rend à l’heure indiquée ; le soprano, qui n’est pas trop enchanté de voir poindre une nouvelle étoile, se fait un peu attendre, il arrive cependant ; l’accompagnateur seulement ne paraît pas. On s’en retourne sans rien faire. La débutante voudrait se plaindre au directeur. Le directeur est sorti, on ne sait quand il rentrera. On lui écrit ; la lettre est mise sous ses yeux au bout de vingt-quatre heures. L’accompagnateur admonesté reçoit une convocation pour une nouvelle séance, il est exact cette fois ; le soprano à son tour n’a garde de paraître. Pas de répétition possible ; le baryton n’a pu être convoqué, la barytone étant toujours malade ; ni le ténor, qui est toujours fatigué. Alors si on utilisait ces loisirs en allant visiter les critique influents… (on a fait croire à la débutante qu’il y avait des critiques influents, c’est-à-dire, pour parler français, qui exercent sur l’opinion une certaine influence).

« — Êtes-vous allée, lui dit-on, faire une visite à M***, le farouche critique sous la griffe duquel vous avez le malheur de tomber ? Ah ! il faut prendre bien garde à celui-là. C’est un capricieux, un entêté, il a des manies musicales terribles, des idées à lui, c’est un hérisson, on ne sait par quel bout le prendre. Si vous voulez lui faire une politesse, il se fâche. Si vous lui faites une impolitesse, il se fâche encore. Si vous allez le voir, vous l’ennuyez ; si vous n’y allez pas, il vous trouve dédaigneuse ; si vous l’invitez à dîner la veille de votre début, il vous répond que « lui aussi, ce jour-là, il donne un dîner d’affaires. » Si vous lui proposez de chanter une de ses romances (car il fait des romances), et c’est pourtant fin et délicat, cela, c’est une charmante séduction, essentiellement artiste et musicale, il vous rit au nez et vous offre de chanter lui-même les vôtres quand vous en composerez. Ah ! faites attention à ce méchant homme et à quelques autres encore, ou vous êtes perdue. » — Et la pauvre débutante aux cent mille francs commence à éprouver cent mille terreurs.

Elle court chez ce calomnié.

Le monsieur la reçoit assez froidement.

« — Il n’y a que deux mois qu’on annonce votre début, mademoiselle, en conséquence vous avez encore au moins six semaines d’épreuves à subir avant de faire votre première apparition.

— Six semaines, monsieur !…

— Ou sept ou huit. Mais enfin ces épreuves finiront. Dans quel ouvrage débutez-vous ? »

À l’énoncé du titre de l’opéra choisi par la débutante, le critique devient plus sérieux et plus froid.

« — Trouvez-vous que j’aie mal fait de prendre ce rôle ?

— Je ne sais si le choix sera heureux pour vous, mais il est fatal pour moi, la représentation de cet opéra me faisant toujours éprouver de violentes douleurs intestinales. Je m’étais juré de ne plus jamais m’y exposer, et vous allez me forcer de manquer à mon serment. Je vous pardonne mes coliques néanmoins, mais je ne saurais vous pardonner de me faire manquer à ma parole et perdre ainsi l’estime de moi-même. Car j’irai, mademoiselle, j’irai vous entendre malgré tout ; je vais prévenir mon médecin. »

La débutante sent le frisson parcourir ses veines à ces paroles menaçantes ; ne sachant plus quelle contenance faire, elle prend congé du monsieur en réclamant son indulgence, et sort le cœur navré. Mais un autre critique influent la rassure. — « Soyez tranquille, mademoiselle, nous vous soutiendrons, nous ne sommes pas des gens sans entrailles comme notre confrère, et l’opéra que vous avez choisi, quoiqu’un peu dur à digérer, ne nous fait pas peur. » Enfin le directeur espère qu’il ne sera pas impossible de réunir prochainement les artistes pour une répétition générale. Le baryton a gagné son procès, sa femme est rétablie, son enfant a fait ses premières dents ; le ténor est remis de sa fatigue, il est même fort engraissé ; le soprano est rassuré, on lui a promis que la débutante ne réussirait pas ; le chœur et l’orchestre n’ayant pas fait de répétitions depuis deux mois, on peut risquer un appel à leur dévouement. Le directeur, s’armant de tout son courage, aborde même un soir les acteurs et les chefs de service et leur tient le despotique langage de ce capitaine de la garde nationale qui commandait ainsi l’exercice : « Monsieur Durand, pour la troisième et dernière fois, je ne le répéterai plus, oserais-je vous prier d’être assez bon pour vouloir bien prendre la peine de me faire le plaisir de porter armes ? »

Le jour de la répétition est fixé, bravement affiché dans les foyers du théâtre, et, chose incroyable, presque personne ne murmure de cet abus de pouvoir du directeur. Bien plus, le jour venu, une heure et demie à peine après l’heure indiquée, tout le monde est présent. Le directeur des succès est au parterre entouré de sa garde et une partition à la main ; car ce directeur-là, qui est un original, a senti le besoin d’apprendre la musique pour pouvoir suivre de l’œil les répliques mélodiques et ne pas faire faire à son monde de fausses entrées.

Le chef d’orchestre donne le signal, on commence… » « Eh bien ! eh bien ! et la débutante où donc est-elle ? Appelez-la. » On la cherche, on ne la trouve pas ; seulement un garçon de théâtre présente à M. le directeur une lettre qu’on venait d’apporter la veille, dit-il, annonçant que la débutante, atteinte de la grippe, est dans l’impossibilité de quitter son lit, et par conséquent de répéter. Fureur de l’assemblée ; le directeur des succès ferme violemment sa partition ; l’autre directeur se hâte de quitter la scène ; M. Durand qui commençait à porter armes, remet son fusil sous son bras et rentre chez lui en grommelant. Et tout est à recommencer ; et la pauvre grippée, à la fin guérie, doit s’estimer heureuse que le baryton ne puisse avoir de procès et d’enfants que tous les dix ou onze mois, que le ténor ne se soit pas fait découdre par un sanglier, et que M. Durand, n’ayant pas monté la garde depuis fort longtemps, soit assez bon pour vouloir bien prendre la peine encore une fois de porter armes. Car, il faut lui rendre cette justice, il finit par la prendre.

En ce cas la débutante finit aussi par débuter ; à moins qu’un nouvel obstacle ne survienne. Oh ! alors, M. le directeur, exaspéré, ne se connaît plus, et vient dire carrément à ses administrés sans employer de précautions oratoires, et d’un ton qui n’admet pas de réplique : « Mesdames et Messieurs, je vous préviens que demain à midi, il n’y aura pas de répétition ! »