Librairie nouvelle (p. 63-66).

Prudence et sagacité d’un Provincial.
L’orgue mélodium d’Alexandre.


Un amateur, qui avait entendu louer en maint endroit les orgues mélodium d’Alexandre, voulut en offrir un à l’église du village qu’il habitait. « On prétend, se dit-il, que ces instruments ont des sons délicieux, dont le caractère à la fois rêveur et plein de mystère les rend propres surtout à l’expression des sentiments religieux ; ils sont en outre d’un prix modéré ; quiconque possède à peu près le mécanisme du clavier du piano peut en jouer sans difficulté. Cela ferait parfaitement mon affaire. Mais comme il ne faut jamais acheter chat en poche, allons à Paris et jugeons par nous-même de la valeur de ces éloges prodigués aux instruments d’Alexandre par la presse de toute l’Europe et même aussi par la presse américaine. Voyons, écoutons, essayons et nous achèterons après, s’il y a lieu. »

Ce prudent amateur vient à Paris, se fait indiquer le magasin d’Alexandre, et ne tarde pas à s’y présenter.

Pour comprendre ce qu’il y a de grotesque dans le parti qu’il crut devoir prendre après avoir examiné les orgues, il faut savoir que les instruments d’Alexandre, indépendamment du soufflet qui fait vibrer des anches de cuivre par un courant d’air, sont pourvus d’un système de marteaux destinés à frapper les anches et à les ébranler par la percussion au moment où le courant d’air vient se faire sentir. L’ébranlement causé par le coup de marteau rend plus prompte l’action du soufflet sur l’anche, et empêche ainsi le petit retard qui existerait sans cela dans l’émission du son. En outre l’effet des marteaux sur les anches de cuivre produit un petit bruit sec, imperceptible quand le soufflet est mis en jeu, mais qu’on entend assez distinctement de près quand on se borne à faire mouvoir les touches du clavier.

Ceci expliqué, suivons notre amateur dans le grand salon d’Alexandre au milieu de la population harmonieuse d’instruments qui y est exposée.

— Monsieur, je voudrais acheter un orgue.

— Monsieur, nous allons vous en faire entendre plusieurs, vous choisirez ensuite.

— Non, non, je ne veux pas qu’on me les fasse entendre. Le prestige de l’exécution de vos virtuoses peut et doit abuser l’auditeur sur les défauts des instruments et transformer quelquefois ces défauts en qualités. Je tiens à les essayer moi-même, sans être influencé par aucune observation. Permettez-moi de rester seul un instant dans votre magasin.

« — Qu’à cela ne tienne, monsieur, nous nous retirons ; tous les mélodium sont ouverts ; examinez-les. »

Là-dessus, M. Alexandre s’éloigne, l’amateur s’approche d’un orgue, et, sans se douter qu’il faut pour le faire parler agir avec les pieds sur le soufflet placé au-dessous de la caisse, promène ses mains sur le clavier, comme il eut fait pour essayer un piano.

Il est étonné de ne rien entendre d’abord, mais presque aussitôt son attention est attirée par le petit bruit sec du mécanisme de la percussion dont j’ai parlé : cli, cla, pic, pac, tong, ting ; rien de plus. Il redouble d’énergie en attaquant les touches : cli, cla, pic, pac, tong, ting, toujours. « C’est à ne pas croire, dit-il ; c’est ridicule ! comment ferait-on entendre ce misérable instrument dans une église, si petite qu’on la suppose ? Et on loue en tous lieux de pareilles machines, et M. Alexandre a fait fortune en les fabricant ! Voilà pourtant jusqu’où s’étend l’audace de la réclame, la mauvaise foi des rédacteurs de journaux. »

L’amateur indigné s’approche pourtant d’un autre orgue, de deux autres, de trois autres, pour l’acquit de sa conscience ; mais, employant toujours le même moyen pour les essayer, il arrive toujours au même résultat. Toujours : cli, cla, pic, pac, tong, ting. Il se lève enfin, parfaitement édifié, prend son chapeau et se dirige vers la porte, quand M. Alexandre, qui avait tout vu de loin, accourant :

— Eh bien, monsieur, avez-vous fait un choix ?

— Un choix ! parbleu, vos annonces, vos réclames, vos médailles, vos prix, nous la donnent belle à nous autres provinciaux ! vous nous croyez donc bien simples, pour oser nous offrir de si ridicules instruments ! La première condition d’existence pour la musique, c’est de pouvoir être entendue ! Or, vos prétendues orgues, que j’ai fort heureusement essayées moi-même, sont inférieures aux plus mesquines épinettes du siècle dernier, et n’ont littéralement aucun son, non monsieur, aucun son. Je ne suis ni sourd, ni sot.

Bonjour !