Librairie nouvelle (p. 59-63).
Correspondance diplomatique. — Lettre adressée à S. M. Aïmata Pomaré, reine de Taïti

Correspondance diplomatique.


À Sa Majesté Aïmata Pomaré, reine de Taïti, Eïmeo, Ouaheine, Raïatea, Bora-Bora, Toubouaï-Manou et autres îles, dont les œuvres viennent d’obtenir la médaille d’argent à l’Exposition universelle.
Majesté, reine gracieuse,

Exposition bientôt finie. Nos amis les juges du concours des nations et moi bien contents.

Beaucoup souffert, beaucoup sué, pour entendre et juger les instruments de musique, pianos, orgues, flûtes, trompettes, tambours, guitares et tamtams. Grande colère des juges contre les hommes des nations fabricants de pianos, orgues, flûtes, trompettes tambours, guitares et tamtams.

Les hommes des nations vouloir tous être le premier et tous demander que leur ami soit le dernier ; offrir à nous de boire de l’ava, d’accepter des fruits et des cochons. Nous juges très-fâchés, et pourtant, sans fruits ni cochons, bien dit quels étaient les meilleurs fabricants de pianos, orgues, flûtes, trompettes, tambours, guitares et tamtams. Ensuite quand nous avoir bien étudié, examiné, entendu tout, nous, les vrais juges, être obligés d’aller trouver d’autres juges qui n’avaient pas étudié, examiné ni entendu les instruments de musique, et de leur demander si nous avions trouvé les vrais meilleurs. Eux répondre à nous que non. Alors nous encore une fois très en colère, très-fâchés, vouloir quitter la France et l’Exposition. Puis redevenir avec les autres juges tous tayos, tous amis ; et pour nous rendre notre politesse, ceux-là qui avaient bien examiné, bien étudié, les mérés[1], les maros, les prahos, les tapas, les couronnes, exposés par les gens de Taïti, nous demander s’ils avaient bien fait de donner le prix à la Taïti-Ouna[2]. Nous, bons garçons, qui ne savions rien, répondre tout de suite que oui. Et les juges décider qu’une médaille d’argent serait offerte à Majesté gracieuse, pour les couronnes en écorce d’arrow-root que belle reine a envoyées à ces pauvres hommes d’Europe qui n’en avaient jamais vu. Alors aller tous kaïi-kaï, tous manger ensemble ; et pendant le déjeuner, les juges des nations beaucoup parler de gracieuse Taïti-Ouna, demander si elle sait le français, si elle a plus de vingt ans… Les juges des nations, même les ratitas[3], bien ignorants ; pas connaître un seul mot de la langue kanake, pas savoir que gracieuse Majesté s’appeler Aïmata, être née en 1811 (moi rien dire de cela), avoir pris pour troisième mari un jeune arii[4] favori de votre père Pomaré III, qui lui donna son nom par amitié. Ne pas se douter que po veut dire nuit et maré tousser, et que votre arrière-grand-père Otou, ayant été fort enrhumé et toussant beaucoup une nuit, un de ses gardes avait dit le lendemain : « Po maré le roi » (le roi, tousser la nuit), ce qui donna à S. M. la spirituelle idée de prendre ce nom, et de s’appeler Pomaré Ier.

Les hommes de France savoir seulement que reine gracieuse avoir quantité d’enfants, et eux beaucoup rire de ce que gracieuse Majesté ne veut pas porter des bas. Eux dire aussi que belle Ouna trop fumer gros cigares, trop boire grands verres d’eau-de-vie, et trop souvent jouer aux cartes seule, la nuit, avec les commandants de la station française qui protège les îles.

Après déjeuner, juges des nations monter ensemble dans les galeries du palais de l’Exposition, pour voir l’ouvrage de vos belles mains, auquel ils venaient de donner le prix sans le connaître, et trouver aussitôt l’ouvrage charmant, et convenir que les couronnes de Taïti bien légères sont pourtant bien solides, plus solides que quantité de couronnes d’Europe.

Les juges des nations, aussi bien les arii[5] que les boué-ratiras[6], recommencer en descendant à parler de belle reine et de la médaille d’argent qu’elle pourra bientôt pendre à son cou ; et chacun avouer qu’il voudrait bien être une heure ou deux à la place de la médaille. Très-bon pour belle Ouna-Aïmata que soit pas possible, car nous juges des nations tous bien laids.

Pas un tatoué, pas un comparable aux jeunes hommes de Bora-Bora, encore moins au grand, beau, quoique Français, capitaine, qui commandait le Protectorat il y a trois ans, et qui, convenez-en, protégeait si bien.

Adieu, Majesté gracieuse, les tititeou-teou[7] de l’Exposition sont occupés déjà à faire la médaille d’argent, et jolie boîte pour l’enfermer, avec beaucoup gros longs cigares et deux paires de bas fins brodés d’or. Tout sera bientôt en route pour les îles.

Moi avoir voulu d’abord écrire à Ouna-Aïmata en kanak, mais ensuite pas oser, trop peu savant dans la douce langue, et écrire alors simplement en français comme il est parlé à la cour de Taïti.

Nos ioreana[8] et nos bonnes amitiés aux amis Français du Protectorat ; que rien ne trouble vos houpas-houspas[9], et que le grand Oro[10] vous délivre de tous les Pritchards. Je dépose deux respectueux comas[11] sur vos fines mains royales, et suis, belle Aïmata, de Votre Majesté, le tititeou-teou,

Hector Berlioz,.....
l’un des juges des nations.

Paris, le 18 octobre 1855.

P. S. J’ai oublié de dire à gracieuse Majesté que les bas brodés joints à la médaille et aux cigares peuvent se porter sur la tête.




  1. Massues, tabliers, pirogues, nattes.
  2. Reine de Taïti.
  3. Les nobles.
  4. Chef.
  5. Les chefs.
  6. Les cultivateurs, les propriétaires.
  7. Serviteurs.
  8. Salutations, bonjour.
  9. Menus plaisirs.
  10. Dieu.
  11. Baisers.