Les Grands ports de commerce de la France/04

Les Grands ports de commerce de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 834-871).
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LES
GRANDS PORTS DE COMMERCE
DE LA FRANCE

LE HAVRE ET LE BASSIN DE LA SEINE.

En 1516, il y avait à l’embouchure de la Seine, sur la rive droite, une humble chapelle dédiée à Notre-Dame-de-Grâce ; à côté, un hameau de pêcheurs et un petit port appelé l’Eure (ora, rivage), où avaient jadis existé des salines. Les apports du fleuve ensablaient ces parages et les exhaussaient peu à peu. Cependant on y voyait une sorte de crique qui pénétrait dans l’intérieur des terres. François Ier eut l’idée de tirer parti de cette passe naturelle et de construire là un port « pour y recueillir, loger et maréer les grands navires tant du royaume que aultres des alliés. » Le lieu était plus à proximité, beaucoup plus accessible de Paris que les ports de Saint-Malo, de Dieppe, de Dunkerque, que la France occupait ou avec lesquels elle commerçait dans la Manche. L’endroit semblait aussi mieux choisi, l’atterrissage plus sûr et plus profond qu’à Harfleur et Honfleur, deux havres très anciens que les sables de la Seine menaçaient de combler, mais qui avaient eu et avaient même encore leurs jours de gloire. Le premier, « port souverain de Normandie, » était situé sur la rive droite, le second sur la rive gauche du fleuve, et ils semblaient en garder tous les deux l’embouchure, de part et d’autre du vaste estuaire qu’il forme en arrivant à la mer. Quant au port de Rouen, il manquait aussi de profondeur, et il était situé beaucoup trop avant sur la Seine. De tout temps, toutes ces localités avaient été adonnées au trafic de la mer. Harfleur existait dès l’époque romaine, peut-être dès l’époque gauloise. Il était très florissant au temps de Guillaume le Conquérant, qui préféra cependant partir de Dieppe pour sa descente en Angleterre. Sous les premiers Capétiens, les Castillans, les Pisans, venaient y trafiquer. Le cap de la Hève, que l’on éclairait la nuit, leur signalait l’embouchure de la Seine. Les Castillans apportaient à Harfleur du vin et du blé d’Espagne, de la cire, du sel (les salines de l’Eure avaient disparu), du cuir de Cordoue, — les Pisans les soies et les draps de Florence. Ces marchands rapportaient entre autres choses des laines et des toiles. Au commencement du XVIe siècle, ce commerce s’agrandit singulièrement, tout d’un coup. La mode était aux grandes courses maritimes. La route de l’Inde par mer venait d’être trouvée, l’Amérique découverte. Les Malouins, les Dieppois, les gens des Flandres et ceux d’Harfleur, de Honfleur, de Rouen, rivalisaient depuis longtemps avec les Portugais et les Espagnols. Dieppe, en même temps que Lisbonne, avait fondé des comptoirs sur les rives les plus lointaines de l’Afrique occidentale. Le roi de France, avec raison, pensa qu’il ne serait pas trop d’un nouveau port sur la Manche pour seconder l’élan de sa marine. Il fallait aussi, par le moyen de cette espèce de sentinelle avancée, surveiller les Anglais et armer contre eux. N’étaient-ils pas nos ennemis les plus redoutables, et sur nos rivages mêmes ne possédaient-ils pas encore Calais ? La fondation du Havre-de-Grâce venait donc à tous égards fort à propos, et ce devait être à la fois un port de commerce et un port militaire. Le roi, qui y avait dépêché son grand-amiral et ses ingénieurs, se rendit de sa personne sur les lieux, en 1520. Il y trouva les travaux avancés et accorda à la ville naissante, afin d’y attirer en foule les marins, les pêcheurs, les marchands, et qu’elle se peuplât plus vite, une charte particulière avec de nombreux privilèges.

Tout alla bien tant que François Ier fut en vie. Sous le règne troublé de ses successeurs, les protestans s’emparèrent de la ville, la livrèrent un moment aux Anglais. Henri IV la racheta du duc de Villars, qui s’en était déclaré maître. Sully, Richelieu, agrandirent le port, qui n’était encore qu’un port d’échouage où les navires s’envasaient à la marée basse, et l’entourèrent de quais : c’est de cette époque que date le bassin du Roi. Colbert, Vauban, le rendirent accessible à des navires de fort tonnage, en le transformant en bassin à flot, c’est-à-dire fermé par des portes ou écluses, derrière lesquelles étaient retenues les eaux de la marée montante. En 1666, Vauban joignit Le Havre à Harfleur par un canal latéral à la Seine, ouvert entre les fossés de ces deux places. Le XVIIIe siècle marqua pour Le Havre une ère de grande prospérité. Ce port entretint des relations suivies avec toutes les colonies que possédait la France, surtout le Canada, la Louisiane, Saint-Domingue, les îles de France et Bourbon, et tous les établissemens de l’Inde. Sous Louis XVI, le bassin du Roi étant devenu insuffisant, les bassins du Commerce et de la Barre furent décrétés ; l’ingénieur Lamandé en traça les dessins. La tourmente révolutionnaire arrêta un moment ces travaux.

En 1802, le premier consul vint visiter Le Havre, et, applaudissant à l’heureuse situation de la ville, déclara qu’il en voulait faire « le port de Paris. » Il décida le creusement d’un nouveau bassin, celui de la Floride. Ce bassin et ceux du Commerce et de la Barre ne furent achevés qu’en 1834. Depuis, Le Havre n’a pas cessé un instant de s’accroître, de s’embellir. C’est le premier de nos ports que la voie ferrée ait relié à Paris. Tous les gouvernemens à l’envi se sont préoccupés de l’augmentation, de l’entretien, de l’approfondissement, de l’amélioration de ses bassins, de ses quais. A ceux que nous avons nommés sont venus s’ajouter les bassins de Vauban, de l’Eure, de la Citadelle. Il y a vingt ans, on a abattu les remparts, dans lesquels étouffait la ville et qui n’avaient plus de raison d’être depuis la fondation du port militaire et de l’arsenal de Cherbourg. On a agrandi l’avant-port. Sans respect pour les vieilles choses, on a démoli la tour de François Ier et celle du Vidame, que pleurent encore les antiquaires et qui marquaient d’une façon si pittoresque l’entrée de la passe menant aux bassins. On a construit de grands entrepôts pour toutes les marchandises, des docks, des magasins généraux, on a édifié de nouvelles formes de radoub pour la réparation des navires, de nouveaux appareils de chargement et de déchargement. On a doté la ville de belles avenues, de quartiers neufs, de quelques édifices publics dont elle manquait. Les communes voisines, ou plutôt les faubourgs d’Ingouville, de Sanvic, de Graville, ont été comme annexés au Havre ; les villas des riches né-gocians d’une part, et de l’autre les vastes établissemens de l’industrie, ont occupé utilement des surfaces auparavant délaissées. Le long de la côte, la ville a marché vers Sainte-Adresse, qui semble, elle aussi, n’en être qu’un des faubourgs, et elle a comme consacré cette marche envahissante en dressant sur le littoral un magnifique établissement de bains de mer qui fait concurrence à ceux de Trou-ville et de toutes les plages normandes. Aujourd’hui Le Havre, qui au commencement du siècle comptait à peine 20,000 âmes, en compte 92,000. Aucun de nos ports, aucune de nos grandes cités manufacturières ne peut se réclamer d’un pareil développement ; aussi Le Havre n’est-il plus seulement le port de Paris, mais le véritable port de la France sur la Manche. Et cependant si rapide a été de nos jours le mouvement du commerce et de la marine que des ports étrangers tels que Anvers et Hambourg, nous ne parlons ni de Londres, ni de Liverpool, ni de Glascow, ont marché encore plus vite que Le Havre, lui font une concurrence acharnée et le menacent sérieusement.


I. — LE PORT, LA VILLE, LES HABITANS.

Aucun port en France n’est aussi bien disposé, ne présente des aménagemens aussi commodes que Le Havre. Tous ses bassins sont intérieurs, fermés par des écluses, et les navires, amarrés par le flanc le long des quais, y déposent tranquillement leurs marchandises à l’abri des agitations de la mer. Quelques-uns de ces bassins, comme celui du Commerce, où accostent de préférence les longs-courriers des Antilles et de l’Amérique du Sud, sont au milieu même de la ville, et le passant assiste au débarquement et à l’embarquement des colis et à toutes les opérations du navire. Le bassin du Commerce a une forme rectangulaire, couvre une surface de 5 hectares, et ses quais mesurent 1,200 mètres de long. Une haute machine à mater est installée sur un des petits côtés du rectangle. En deçà, une belle place, au fond de laquelle s’élève le théâtre.

C’est sur cette espèce de forum, transformé en bourse en plein vent, qu’à certaines heures du jour s’installent, se promènent les négocians pour y traiter des affaires, établir le cours des denrées. Là, suivant l’offre ou la demande, se décide la baisse ou la hausse. Il n’y a pas encore d’édifice spécial, aux formes monumentales, pour abriter la chambre et le tribunal de commerce, le parquet des agens de change, avec une vaste salle ouverte à tous et des bureaux pour les courtiers, les assureurs, comme à Marseille, à Bordeaux, à Nantes. C’est la dernière chose à laquelle on a songé au Havre ; on y construit la bourse en ce moment. En attendant, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il tonne ou qu’il neige, le négociant navrais règle ses affaires sous le ciel. A peine trouve-t-il à s’abriter sous les arcades du théâtre ou d’un café voisin. Cette coutume d’opérer en plein air, imitée des anciens, a régné à Marseille jusqu’à ces dernières années ; elle existe encore à Livourne. A Gênes, on préfère aussi le parvis découvert de la Loggia à la grande salle intérieure. Au Havre, on prétend que, la bourse achevée, personne n’y entrera ; nous verrons bien.

Dans toute cette foule de négocians assemblés, rien qui attire les yeux. Nul costume étranger ne vient jeter une note originale, éclatante. Un jour cependant il nous souvient d’y avoir rencontré un Hindou au cafetan blanc, et peut-être même un Parsis au bonnet pointu : c’était tout. Où sont les Turcs, les Marocains, les Grecs, les Levantins de Marseille, avec leur costume élégant aux vives couleurs, leur peau bronzée, le chapelet d’ambre à la main, le tarbouch rouge sur la tête ou le vaste turban ? Et non-seulement le port principal de la Manche n’est pas, comme le grand port de la Méditerranée, une sorte de caravansérail où tous les traficans de l’univers semblent s’être donné rendez-vous, mais ce serait même se tromper que de chercher parmi les négocians havrais le type de la race normande. Le Havre est une ville relativement si moderne, ses habitans sont originaires de points si divers de la France, qu’elle n’a pour ainsi dire aucun cachet particulier. En 1871, à la suite des désastres de la guerre franco-allemande, un certain nombre d’Alsaciens, qui ne voulaient pas renoncer à leur nationalité, sont venus s’établir au Havre. Beaucoup d’étrangers se sont aussi fixés dans cette place uniquement pour y faire le négoce, des Suisses, des Belges, des Anglais, des Américains, des Scandinaves, voire des Allemands. On les accueille, on traite avec eux, car les affaires rapprochent les hommes, fussent-ils d’opinions et de races diverses. De tout ce mélange il est résulté comme une sorte de population variée dans le détail, uniforme dans l’ensemble, et dont rien n’attire tout d’abord l’attention du voyageur.

Animé d’un bon esprit, rompu au travail, le négociant havrais nous a paru s’intéresser, en dehors des soucis quotidiens de sa profession, à quelques-uns des grands problèmes sociaux ou scientifiques qui préoccupent les hommes d’aujourd’hui. La ville a fait récemment aux membres d’une association savante réunis en congrès une réception dont ils garderont longtemps le souvenir. Un ancien négociant de la place, dans un dessein philanthropique et moral aisé à deviner, a contribué à l’établissement d’un hôtel spécial pour les mousses et les jeunes novices des navires. D’autres, apportant le germe d’idées qui avaient fructifié à Mulhouse, ont fondé une école supérieure de commerce, un cercle d’ouvriers, des cités ouvrières. Tout cela prospère et témoigne de l’initiative, de la bienveillance réciproque des diverses classes de la société. On a institué des conférences, des bibliothèques, des cours gratuits ; on s’est inquiété des écoles publiques. Nulle part n’existe plus vif le désir de répandre partout l’instruction. Il faut tenir compte aux négocians, aux industriels, aux manufacturiers du Havre de ne pas s’absorber tout entiers dans les opérations de leur comptoir, de leur fabrique ou de leur usine. Ils ont compris qu’ils avaient, eux aussi, charge d’âmes, et qu’après tout ils étaient directement intéressés à rehausser le niveau moral du peuple, tout en aidant à son bien-être matériel.

Le bassin du Commerce, sur l’un des petits côtés duquel se tient la bourse en plein vent, communique avec celui de la Barre ; puis vient le bassin Vauban, où ancrent les navires charbonniers d’Angleterre ou d’Ecosse. Le long des quais s’étendent d’une part des usines, de l’autre les docks desservis aussi par un bassin particulier. A côté des docks s’alignent les magasins généraux ou entrepôts libres. La gare du chemin de fer de l’Ouest (Le Havre à Paris) est voisine et jette un embranchement le long du quai Colbert et autour des docks et des entrepôts. Les autres quais ne jouissent pas encore de l’avantage du rail. Du bassin Vauban se détache le petit canal de ce nom qui mène à Harfleur.

Le bassin de l’Eure a son grand axe presque d’équerre avec les précédens. Il tire son nom du petit port de l’Eure, qui existait anciennement dans cet endroit et disparut lors de la fondation du port du Havre. C’est un des plus beaux bassins qui soient au monde : il a une superficie de 21 hectares et 2,000 mètres de quais. C’est là que sont ancrés les grands steamers transatlantiques qui font principalement les voyages de New-York, des Antilles, de l’Amérique du Sud. Autrefois ils étaient amarrés dans le bassin de la Floride, perpendiculaire au précédent. Une magnifique cale sèche servant principalement à la visite extérieure, à la réparation de la coque de ces grands paquebots, se détache sur le milieu d’un des longs côtés du bassin de l’Eure ; elle a 147 mètres de long, 30 mètres de large et 10 mètres de creux. On la vide au moyen de puissantes machines à vapeur, et le navire, portant à sec sur sa quille, peut être aisément examiné, radoubé, calfaté, remis à neuf sur toute la surface extérieure de sa carène. Une amorce a été préparée dans le mur du quai pour construire une seconde cale sèche au voisinage de la précédente.

Le bassin de la Citadelle est le plus récent de tous ceux du Havre : la construction en a été autorisée en 1864 et elle a été terminée en 1871. Il occupe l’emplacement de la forteresse construite sous Louis XIV, et s’étend entre les bassins de l’Eure et de la Barre ; il communique avec le premier et l’avant-port. Il est muni de trois formes de radoub de différentes grandeurs pour la réparation des navires à voiles. Un môle le partage en deux darses distinctes, dont la superficie totale est de 6 hectares.

Le bassin du Roi, le plus ancien du Havre, est orienté obliquement au bassin du Commerce ; il ne sert plus aujourd’hui qu’aux caboteurs. Il communique directement avec l’avant-port. Celui-ci s’ouvre sur la Seine, et deux jetées qui s’avancent sur l’eau en marquent nettement le chenal. La jetée du sud occupe l’emplacement de la tour du Vidame, celle du nord l’emplacement de la tour de François Ier. A l’extrémité de chacune des jetées est un phare, qui la nuit éclaire l’entrée du port. En deçà du phare de la jetée nord se dresse un sémaphore muni d’un mât de pavillon, sur lequel on indique, au moyen de signaux convenus, les différentes profondeurs d’eau de la passe suivant l’état de la marée.

De la tourelle du sémaphore, on embrasse tout l’estuaire de la Seine et les plages du Calvados. L’embouchure du fleuve, à certains momens de la journée, est sillonnée par des groupes de bateaux pêcheurs dont les voiles blanches et triangulaires se dressent sur l’eau comme d’immenses ailes. À l’horizon, on devine plutôt qu’on n’aperçoit Honfleur, caché derrière un promontoire ; puis, perdues dans la brume ou les dunes, les stations balnéaires chères aux Parisiens, Trouville, Deauville, Villers, Houlgate, Beuzeval, Dives, Cabourg, autant de plages sableuses qui s’enfoncent doucement dans la mer et dont quelques-unes, comme Cabourg, sont précédées de bouquets d’arbres. Plus loin est l’embouchure de l’Orne, qui vient de baigner Caen avant de se jeter dans la Manche.

Reportant ses regards sur la rive où l’on est, on salue d’abord l’immense établissement de Frascati, dessiné comme un hôtel à l’américaine, et qui essaie de rivaliser à la fois avec toutes les stations normandes. Après vient Sainte-Adresse, trop vantée, et la haute falaise de la Hève, qui dresse ses deux phares sur la Manche. De là jusqu’à Étretat, où le cap Antifer le dispute au cap de la Hève, tous les deux hauts de plus de 100 mètres, la plage est coupée à pic comme une énorme muraille : c’est le type caractéristique des falaises si connues, avec leurs lits de craie blanche à bandes de rognons de silex et leurs couches de calcaires gris et d’argiles bleuâtres, semés de coquillages fossiles. Par l’effet des agens physiques, la roche s’effeuille, se divise en blocs ; ceux-ci tombent peu à peu à la mer, qui les lave et les arrondit en galets. Les vagues affouillent le pied de la falaise, qui finit par porter à faux et s’écroule. Selon les endroits, le recul de la côte est évalué de 1 mètre à 2 mètres par an ; sur d’autres le recul est moindre, mais toujours très sensible à la longue. Comme il arrive sur beaucoup de rivages, le courant marin traîne les galets avec lui le long du littoral, et l’on peut suivre l’avancement progressif de cette armée de cailloux, du cap de la Hève à l’embouchure de la Seine. Ils arrivent ainsi jusqu’à l’entrée du Havre. Par des épis ou digues transversales, qui partent du pied des falaises, on a paré à cet apport dangereux, arrêté cette marche envahissante, comme on a obvié par des chasses d’eau et des draguages répétés aux dépôts de vase et de sable amenés par le fleuve lui-même. Sans toutes ces précautions, la baie de la Seine eût pu être un jour en partie comblée et le port du Havre perdu. Dans les parages où nous sommes, les eaux de la Manche sont pour l’ordinaire boueuses, tantôt jaunies, tantôt verdâtres, tristes comme le ciel qu’elles reflètent, et qui est volontiers brumeux. Le vent souffle souvent par rafales, d’énormes vagues roulent au rivage les galets avec un grondement sinistre et projettent leur écume blanche dans l’air. Quand le voyageur est venu d’une seule traite de Marseille au Havre, de la Méditerranée à l’Océan, il se prend, devant ces eaux, devant ce ciel, si différens de ceux qu’il vient de quitter, à regretter le ciel bleu, la mer bleue et les montagnes qui la bordent, et qui revêtent des tons si vifs sous une atmosphère transparente et sous le soleil brûlant du Midi.

Laissons la Manche et ses rivages, et l’estuaire de la Seine, pour gravir la côte ardue qui enserre Le Havre au nord et le ferme comme un rempart. Nous visitons de jolies villas, des jardins odorans, qui sont comme des nids de verdure et de fleurs ; c’est le home du négociant havrais, lequel, comme son confrère d’Angleterre, a la bonne habitude d’isoler le plus loin possible sa maison de ses bureaux. De ce belvédère élevé, nous avons une vue très pittoresque de la ville, de ses bassins. La nuit, mille lumières surgissent et paillettent de traits de feu l’ombre noire. Des lignes scintillantes marquent la bordure des quais. Le jour, le panorama est ravissant, et l’on a peine à s’en détacher. Ce n’est pas qu’il n’y ait de vue plus magique, et que Casimir Delavigne ait eu raison ici de s’écrier : « Après Constantinople, il n’est rien d’aussi beau. » Il faut pardonner au poète cet élan de lyrisme exagéré ; il était né au Havre, et n’avait pas vu sans doute la baie de Naples et la mer de Sorrente, et encore moins la rade de New-York ou de Rio-Janeiro, ces deux merveilles du Nouveau-Monde.

L’entrée et la sortie du port du Havre sont assez difficiles aux grands navires, à cause de la disposition même des deux jetées nord et sud dont il a été parlé, et de l’étroitesse et de la courbure de l’avant-port. Tout cela gêne les manœuvres des grands paquebots et les rend parfois impossibles, tout au moins dangereuses ; il faut sortir en étant remorqué. On a déjà pris des mesures pour remédier à ces inconvéniens. On a pris aussi toutes les précautions nécessaires pour obvier au comblement du port par les galets, les sables et les boues. Des chasses par des courans d’eau, des draguages répétés au moyen de machines perfectionnées, y parent suffisamment, nous le savons, et l’obstruction de la passe et des bassins n’est pas à craindre, comme quelques-uns se l’imaginent à tort. Il ne faudra pas transporter ailleurs le port du Havre. Les esprits timorés peuvent se rassurer, l’avenir est garanti. Il y a mieux, nul port au monde ne présente l’avantage de celui du Havre au point de vue de la marée. Pendant une couple d’heures, la haute mer y reste étale, comme dit le marin, ce qui signifie qu’elle conserve son niveau sans baisser sensiblement, tandis que partout ailleurs la marée montante, arrivée à son maximum de hauteur, est tout aussitôt suivie de la marée descendante. Le phénomène particulier que l’on vient de signaler paraît tenir autant à l’amplitude de l’estuaire de la Seine qu’à la disposition particulière du rivage de part et d’autre de l’embouchure. Quelle qu’en soit du reste la raison, ce phénomène existe, et il en résulte que, pendant plusieurs heures de la haute mer, les navires peuvent indifféremment entrer au Havre et en sortir, et qu’on peut impunément laisser ouvertes les portes et les écluses des bassins. La profondeur minimum de l’eau est alors de 8 mètres au-dessus des bas-fonds de la rade.

La surface totale des huit bassins à flot du Havre, — bassins du Roi, du Commerce, de la Barre, de la Floride, de Vauban, de l’Eure, des Docks, de la Citadelle, — : est de 53 hectares, et le développement des quais en longueur mesure plus de 8 kilomètres accessibles aux navires. Il faut compter en outre une surface de 11 hectares pour l’avant-port, lequel est bordé de plus de 1,600 mètres de quais, dont 654 seulement sont utilisés pour la manutention des marchandises. C’est en tout une surface d’eau de 64 hectares et près de 10 kilomètres de quais. La superficie totale utile de ceux-ci est de plus de 180,000 mètres carrés[1]. Il faut aller en Angleterre, ou bien à Anvers et à Hambourg, pour trouver un port mieux doté. Le Havre l’emporte sur Marseille au point de vue de la superficie des bassins et du développement linéaire ou superficiel des quais, alors que le tonnage du port de Marseille, c’est-à-dire la jauge des navires entrés et sortis, est notablement supérieur à celui du Havre.

Les docks du Havre sont disposés en forme de grandes halles, comme celles de gares de chemins de fer. Presque aussi vastes que les docks de Londres, ils occupent une surface de 23 hectares et peuvent contenir dans leurs magasins 150,000 tonnes de marchandises. Ici toutes les denrées du globe sont reçues, pesées, échantillonnées. Mieux encore que sur les quais, on peut dresser l’inventaire de tout ce que produisent les divers climats, les divers sols, le sous-sol. La grande nourricière, la nature, est représentée sous tous ses aspects, par les présens si variés qu’elle fait au labeur humain. Voici le coton des États-Unis, les bois de teinture des Antilles ou de l’Amérique du Sud, le café de Rio, le guano ou le salpêtre du Pérou, les laines et les peaux de La Plata, le riz de l’Inde, le tabac de Virginie, le sucre de La Havane, l’étain des Détroits, le zinc de Silésie ou de la Vieille-Montagne, le cuivre du Chili et du Lac-Supérieur, le thé de Chine, puis la soie, l’indigo, l’orseille, le cacao, la vanille, enfin toutes les denrées du globe. Sur les quais, on remarque, empilés en longues bûches, en billes, en poutres, les bois de campêche ou d’acajou d’Haïti, de la Guayra, ou bien la houille d’Angleterre, les fontes d’Ecosse, les planches et les madriers de sapin de Norvège. Une grande animation règne partout. Ce ne sont que charrettes qui chargent, que portefaix qui vont et qui viennent, et le long du quai Colbert, le plus sale, le plus boueux de tous, qui s’étend devant le bassin Vauban, des files interminables de wagons combles de houille.

On calcule que le mouvement général du port du Havre, en 1876, a été à l’entrée et à la sortie de 11,931 navires de tous pavillons, chargés ou sur lest, jaugeant 3,665,000 tonneaux[2]. En 1865, le mouvement correspondant n’avait été que de 11,499 navires, jaugeant 1,811,000 tonneaux. Le tonnage, dans la dernière dizaine d’années, a doublé, tandis que le nombre des navires est resté à peu près le même. Ce résultat rend sensibles deux phénomènes économiques qui s’accentuent de plus en plus dans nos ports : la progression ascendante du tonnage général d’une part, et de l’autre l’augmentation du tonnage moyen des navires. Dans le premier cas, c’est le développement des affaires qui se révèle ; dans le second se cache une des transformations les plus radicales de la marine marchande française. Si celle-ci se plaint si fort aujourd’hui, c’est que la lutte se concentre de plus en plus entre les grands navires. Quand ces navires sont à vapeur, ils peuvent faire deux ou trois voyages là où le voilier n’en fait qu’un. Voilà le véritable nœud de la question, et elle est à peu près insoluble si l’on veut satisfaire à toutes les plaintes de la marine marchande. Ce serait comme si les rouliers et les conducteurs de diligences se plaignaient aujourd’hui de la concurrence de la locomotive.

Le poids total des marchandises entrées ou sorties, en tonnes de 1,000 kilogrammes, a été au Havre, en 1876, de 1,600,000 tonnes, dont 1,200,000 à l’entrée et 400,000 à la sortie[3]. Cela signifie que le tonnage utile des navires, celui occupé par le fret, n’a été dans l’ensemble que d’un peu moins de la moitié de celui de la jauge totale, et que le fret de sortie a été au fret d’entrée dans la proportion du tiers seulement. Ici comme dans tous nos ports, c’est le fret de sortie qui fait défaut. On dira tout à l’heure comment le Havre pourrait en partie remédier à ce désavantage.

La principale marchandise entrée, si l’on ne tient compte que de la valeur, c’est le coton, expédié des États-Unis ou de l’Inde ; si l’on ne regarde qu’au poids, c’est la houille, provenant des mines anglaises. En 1876, il est entré au Havre 136,500 tonnes de coton (720,500 balles) et 353,000 tonnes de houille. Ensuite viennent, par ordre d’importance, eu égard au poids :


Les céréales (grains et farines). 128,000 tonnes
Les bois communs (pin, sapin). 98,000
Les bois de teinture et d’ébénisterie (campêche, acajou) 83,000
Les cafés 44,000
Les engrais (guano, phosphates) 38,000
Les laines 30,000
Le cuivre 25,000
Les peaux 23,000
Les graines oléagineuses 20,000
Les graisses 19,000
Le nitrate de soude 15,000
Les sucres bruts 13,000
Les huiles 12,000
Les fers, fontes et aciers 11,000
Le zinc 11,000
Les vins, eaux-de-vie et liqueurs 10,000
Le tabac 10,000

Enfin les viandes fraîches et salées, le plomb, les légumes secs, le riz, le cacao, les huiles de pétrole, le jute, l’étain et une foule d’autres articles.

On peut dire que Le Havre est le port des cotons, car il en reçoit à lui seul beaucoup plus que tous nos autres ports. C’est ce coton qui alimente principalement les filatures de l’est, de l’ouest et du nord de la France. Le Havre est aussi le port des cafés ; c’est un des plus grands entrepôts de cette denrée coloniale, et il va presque de pair en cela avec Hambourg, Anvers, Londres, les trois plus grands marchés du café en Europe ; celui de Rotterdam est maintenant détrôné. Enfin Le Havre est aussi notre principal port pour les bois exotiques, notamment le bois de campêche, que l’on rencontre partout en longues piles sur les quais. Ce bois, pulvérisé par des moyens mécaniques, fournit des poudres et des extraits très recherchés pour la teinture.

Les principales marchandises expédiées du port du Havre sont, eu égard à la valeur, les tissus, les ouvrages en peau ou en cuir ; mais, eu égard à la quantité, c’est la houille qui vient ici encore en première ligne pour 120,000 tonnes, et ensuite :

Le sucre raffiné 23,500 tonnes
Le coton 22,500
Les instrumens de musique 15,000
Le café 13,300
Les poteries, verres et cristaux 10,700
Les vins, eaux-de-vie et liqueurs 10,000
Les tissus de soie, de laine, de coton 9,500
Les outils et ouvrages en métaux 9,000
Les céréales 7,600
Les peaux et pelleteries brutes 7,000

Enfin les extraits de bois de teinture, les bois exotiques, le riz, les machines et mécaniques, les meubles et une foule d’objets divers, parmi lesquels figurent au premier rang les articles dits de Paris.

La valeur de toutes les marchandises d’importation et d’exportation s’élève à plus de 1 milliard et demi de francs. Il n’y a en France que le port de Marseille qui de ce chef, comme sous le rapport du tonnage entré et sorti, dépasse le port du Havre. Pourquoi celui-ci n’a-t-il pas tenté de marcher aussi sur les traces de Marseille au point de vue de la fabrication industrielle, et de créer par là aux navires qui fréquentent ses bassins le fret de sortie qui leur fait si grand défaut ? Ce n’est pas à dire que l’industrie soit tout à fait absente de ce port. Il y a au Havre de grands ateliers mécaniques, parmi lesquels celui de la Société des constructions navales, fondé jadis par M. Nillus, et celui des forges et chantiers de la Méditerranée, qui ont annexé à leurs usines de Menpenti près Marseille et de la Seyne près Toulon celle qui fut dans le principe créée au Havre par M. Mazeline. On a agrandi ces derniers ateliers, on y a joint, à Graville, un chantier de constructions maritimes, où un transport à vapeur de 4,000 tonneaux, commandé par l’état pour la station de Cochinchine, est en œuvre, et sera lancé en Seine dans deux ans. L’usine de constructions navales de M. Normand travaille également pour l’état et la marine de commerce, et ne saurait être non plus passée sous silence. Les forges et chantiers fabriquaient lors de notre dernière visite au Havre (novembre 1877) des canons avec leurs affûts et quelques machines de bateaux. A l’ancienne usine de M. Nillus, on construisait aussi des machines de bateaux, un petit navire, on confectionnait surtout des canons. Ces commandes d’artillerie ont été faites par le département de la guerre, qui donne]ainsi à l’industrie en souffrance de quoi occuper utilement et ses appareils et ses ouvriers. Il y trouve lui aussi un bénéfice, car l’industrie privée construit toujours à meilleur marché que l’état.

Le Havre reçoit beaucoup de métaux bruts, le cuivre, le plomb, le zinc, le fer. On les traite dans des usines spéciales. Le cuivre est fondu, raffiné, coulé en lingots, laminé ; le zinc étiré en planches ; le plomb laminé ou étiré en tuyaux ; le fer est forgé en ancres, tordu en chaînes pour la marine ; on en fait des fils, des clous, des câbles. Une usine particulière est affectée à la purification et à la désargentation des plombs d’Espagne ; elle appartient à MM. de Rothschild. On y pratique sur les plombs espagnols, toujours très pauvres en argent, le procédé de séparation par le zinc, dont le principe a été découvert par le chimiste allemand Karsten en 1842, mais n’est appliqué en grand que depuis une douzaine d’années : il consiste en ce fait curieux que, si l’on fait fondre ensemble du plomb légèrement argentifère et du zinc, ce dernier métal s’empare de l’argent, pour lequel il a alors beaucoup plus d’affinité que le premier. On isole ensuite l’argent du zinc ; soit par l’oxydation de celui-ci, soit par la fusion avec des matières plombeuses, ou au moyen de quelques manipulations particulières parmi lesquelles celles imaginées par M. l’ingénieur Cordurié ont été de préférence adoptées.

Une fabrique de produits chimiques, où l’on prépare le chromate de potasse pour la teinture avec des fers chromés naturels tirés des États-Unis ou de Russie, a été établie au Havre. Elle a eu peine à lutter contre les fabriques rivales d’Angleterre, et l’on n’a pas cherché à entreprendre d’autres fabrications du même genre. On a été plus heureux dans l’établissement d’une verrerie et dans la filature du coton, où il faut citer la belle usine de M. Courant. Dans le raffinage du sucre, la concurrence des usines parisiennes semble arrêter l’essor des raffineries havraises ; de même que, dans la brasserie, on doit redouter la concurrence des bières allemandes importées. L’industrie de la corderie est moins florissante, par suite de la malheureuse situation de la marine ; il en est de même d’une boulangerie mécanique où l’on confectionne des biscuits pour les marins. Naguère on avait établi une rizerie, c’est-à-dire une usine à décortiquer le riz : elle a dû fermer ses portes ; à Nantes, cette industrie a mieux réussi. Enfin il faut mentionner les fabriques d’extraits de bois de teinture, qui sont en grande prospérité, et c’est tout.

Le Havre importe et pourrait recevoir en quantités plus considérables les graines oléagineuses de la côte d’Afrique, le pétrole brut des États-Unis, le nitrate de soude du Pérou. Il y a lieu de s’étonner qu’aucune huilerie de graines, aucune distillerie de pétrole, aucune fabrique de soude et d’acides minéraux, aucune savonnerie, n’existent dans ce port, alors qu’à Rouen et dans les environs de Paris on relève l’existence d’importantes usines de ce genre. On manqué de fret à la sortie, voici l’un des moyens d’en avoir : construire des usines où l’on élaborera sur une grande échelle la matière brute importée, qu’on exportera ensuite à l’état de produit raffiné, transformé, définitif. On introduit des graisses et du suif ; on peut fabriquer avec cela des bougies, des chandelles, voire de la margarine comestible, ce beurre artificiel qui menace de remplacer partout le beurre naturel des vaches. Laissons de côté la margarine et ne parlons que des bougies. À Marseille, une seule usine, celle de M. Fournier, fabrique 40,000 paquets de bougies par jour, destinés presque entièrement à l’exportation ; elle occupe 750 ouvriers, consomme journellement 28 à 30 tonnes de matières premières donnant 16 à 17 tonnes de bougies, et brûle 50 tonnés de charbon. Il y a quinze ans, cette usine ne fabriquait pas le douzième de ce qu’elle fabrique aujourd’hui. Pourquoi Le Havre n’imiterait-il pas cet exemple entre tant d’autres, qu’il est désormais inutile de passer en revue ?

Le Havre, ayant créé le fret de sortie, ne sera jamais en peine de l’écouler. Cette place n’entretient-elle point par ses navires des relations avec le monde entier ? Elle a d’abord toute une flotte de paquebots transatlantiques, parmi lesquels viennent au premier rang ceux de la compagnie française, puis ceux d’une compagnie hambourgeoise, qui font escale au Havre. Autrefois, quand les Américains du nord lançaient eux aussi leurs steamers sur l’Océan, avant leur désastreuse guerre de sécession, il y avait une compagnie américaine qui avait son point d’attache au Havre. La compagnie française n’existait pas, les Allemands n’avaient pas développé leur marine à vapeur comme aujourd’hui, le Fulton, l’Arago, couraient alors sur l’Atlantique en vainqueurs, et ne rencontraient de concurrens sérieux que chez les Anglais. C’étaient de grands navires à roues, avec une haute machine à balancier et des chaudières à basse pression. Aujourd’hui l’hélice a détrôné la roue, les chaudières sont à haute pression, la machine à balancier a été remplacée partout par des machines à traction directe, horizontales ou verticales, et l’on y a joint ce que les Anglais appellent les compound ou cylindres combinés. Dans ce système, la vapeur, après son action directe dans le premier cylindre, agît uniquement par sa détente dans un ou deux cylindres spéciaux accouplés au premier, ce qui procure une économie de charbon d’un tiers, quelquefois de moitié. Nous voudrions citer à ce sujet toutes les expériences comparatives si curieuses de M. Audenet, ingénieur en chef de la compagnie transatlantique.

Les grands paquebots qui partent du Havre font principalement le voyage de New-York, emmenant vers l’Amérique les passagers, les émigrans, et charriant toute sorte de produits, surtout les tissus, les vins, les objets d’art, les articles de mode français adoptés par l’univers entier. C’est un fret qui paie bien, mais tient peu de place, sauf les vins. Au retour, on importe de la farine, du blé, du cuivre, des fanons de baleine, du pétrole, du bois, du lard, du suif, des viandes salées, du tabac. Les passagers sont encore le meilleur colis de ces navires, et rien n’a été épargné à bord pour leur bien-être et leur sécurité. Les paquebots de la compagnie française font le service de la poste et sont subventionnés par l’état ; ils sont commandés par des lieutenans de vaisseau de la marine militaire ou des capitaines de la marine marchande. Les uns et les autres sont de braves officiers, sûrs, éprouvés, rompus à toutes les dures fatigues de l’Océan. Les paquebots les plus grands, la France, l’Amérique, ont 125 mètres de long, avec une largeur de 13m,40, une profondeur verticale de 10m,85, et un tirant d’eau à la ligne de flottaison de 7m,30. Ce sont les Léviathans de la mer, et les dimensions ne pourraient guère en être augmentées utilement. M. Daymard, ingénieur de la marine, chef du service technique de la compagnie transatlantique au Havre, s’est livré à ce sujet à des calculs convaincans. Il a démontré qu’une longueur de 130 mètres, avec un déplacement en charge de 8,500 tonneaux, ne saurait être impunément dépassée, et que sans parler du Great-Eastern, des navires comme ceux de quelques compagnies anglaises, le Germanie, qui a 142 mètres, ou le City of Berlin, qui en a 149, naviguent assez difficilement et exigent de trop fréquentes réparations.

La machine d’un paquebot comme l’Amérique développe une force de 2,600 chevaux, consomme 70 tonnes de charbon par jour, ou un peu plus d’un kilogramme par heure et par force de cheval, au lieu de deux kilogrammes que l’on brûlait naguère, avant l’adoption des machines compound. Il y a ainsi double économie, d’abord dans l’emploi du combustible, ensuite dans la place utile qui est restée libre pour le fret, puisqu’on emporte moins de charbon. Ces paquebots sont montés par 140 hommes d’équipage, et peuvent loger 800 passagers ; quand on les compare à une petite ville flottante, on fait mieux qu’une figure de rhétorique, on ne dit que la vérité. Ils ont une capacité disponible totale de 6,000 tonneaux, dont les trois cinquièmes sont affectés aux machines, au charbon, aux vivres, au lest ; ils partent du Havre avec 2,000 tonneaux de fret payant, retournent quelquefois avec 3,000. Ils se meuvent sur l’Océan avec une vitesse de 13 à 15 milles, soit 24 ou 28 kilomètres à l’heure : c’est la vitesse d’un train de marchandises sur. une voie ferrée. Ni les vents ni les vagues ne les arrêtent ; ils marchent contre l’ouragan et la mer démontée, partent et arrivent à date fixe.

D’autres lignes de paquebots, moins importans, mais non moins bien aménagés, dépendent du port du Havre : les uns font les voyages du Canada, des Antilles, du Mexique ; les autres desservent l’Amérique du Sud. La compagnie des chargeurs réunis a une flotte qui opère avec le Brésil et La Plata ; d’autres compagnies ont noué des relations florissantes avec les ports de l’Atlantique : Bordeaux, Nantes et ceux de la Méditerranée. Un des premiers armateurs de la place, M. Mallet, a des paquebots qui relient avantageusement Le Havre aux ports de la Mer du Nord, Anvers, Hambourg, Brème. Les places anglaises, Londres, Southampton, Plymouth, Glascow, Liverpool, sont mises aussi en relation avec Le Havre par la vapeur. Sur la mer des Indes et l’Océan-Pacifique, Le Havre n’a pas de steamers et s’en plaint : les cotons de l’Inde, le café de Ceylan, les soies de Chine et du Japon, les laines du Chili y arriveraient plus aisément que par les navires à voiles. Les longs-courriers du Havre ne doivent pas cependant être passés sous silence, ainsi que quelques navires mixtes, à voile et à vapeur, également attachés à ce port. Le Havre est une place d’armement, et ses négocians et ses marins ne veulent pas faillir à leur tâche. On regrette néanmoins que la grande pêche y soit tombée en défaveur, qu’il n’y ait plus aucun navire inscrit pour la pêche de la baleine, et que même celle de la morue ou du hareng ne préoccupe pas davantage les marins de ce port. Heureusement il n’en est pas ainsi dans la plupart des autres ports de la Manche.

Un article d’importation intéressant, que les paquebots à vapeur commencent à introduire au Havre, est la viande fraîche d’Amérique. Le Labrador, le Canada, de la Compagnie transatlantique française, ont apporté récemment des États-Unis des quartiers de bœuf conservés par le moyen de la glace et de courans d’air glacé. Une boucherie spéciale est pour cela installée à bord des navires, et la viande, préalablement dépecée, arrive en parfait état. Elle garde, au dire des connaisseurs et des gourmets qui l’ont expérimentée, une apparence appétissante et un goût exquis. Il y a longtemps qu’à Liverpool on introduit ainsi chaque semaine des centaines de tonnes de viande de bœuf, de porc, de mouton. Bien mieux, on a fini par importer aussi ces animaux vivans. Cette viande se vend quelques pence de moins la livre que la viande anglaise, et c’est suffisant pour le grand nombre, pour ceux que les Anglo-Saxons appellent si bien le million. Quant à l’Amérique, qui massacre, fume, sale, encaque son bétail par quantités innombrables de têtes chaque année, à Chicago, à Saint-Louis, à Buffalo, à Cincinnati, à New-York, elle ne demande pas mieux que d’en saler, d’en fumer un peu moins et d’en exporter un peu plus à l’état de viande fraîche, voire à l’état de bétail vivant. Le problème de la viande à bon marché est un de ceux qu’il est le plus important de résoudre, surtout en Europe, et nos ports de mer n’y sauraient trop contribuer par l’introduction des viandes étrangères fraîches, conservées par la glace ou tel autre moyen innocent emprunté à la chimie. À ce titre, nous ne devons pas oublier de citer ici le Frigorifique, un navire à vapeur français qui a été aménagé spécialement en vue d’introduire en France la viande de bœuf de La Plata. Dans un premier voyage accompli en 1876, ce navire est parti du Havre, est revenu heureusement à Rouen, a envoyé une partie de sa cargaison à Paris. On sait quelle immense tuerie de bœufs se fait dans toute la province argentine, uniquement pour tirer parti de. la peau et des cornes de ces ruminans : il paraît qu’on pourra aussi en utiliser la viande. Le Frigorifique prépare déjà un second voyage. De Marseille, un autre bateau à vapeur est parti pour la même destination ; celui-ci conservera la viande par d’autres moyens que ceux qui sont mis en usage sur le Labrador et le Canada ou le Frigorifique. Tant de savans, tant d’expérimentateurs sont en campagne, que l’on réussira à rendre ces projets viables et économiques. Les Anglais semblent toucher le but, et l’Amérique, qui déjà nous habillait par son coton, finira par nous nourrir avec ses bœufs.

Si cette viande fraîche, si le bétail vivant des États-Unis et de La Plata, arrivent enfin chez nous en quantité considérable et réellement à très bon marché, on pourra en saler une bonne partie pour la marine, et réexporter cette viande après l’avoir ainsi préparée. La fabrication des conserves alimentaires est en grande activité à Marseille, à Bordeaux, à Nantes, où elle est si renommée ; elle est un peu trop négligée au Havre. On commencera par le poisson, les légumes, on finira par la viande, et les navires emporteront tout cela, soit pour la nourriture des équipages, soit pour celle des pays lointains. N’y a-t-il pas déjà au Havre une boulangerie, une biscuiterie pour la marine, qui fonctionnent avec succès ? Du reste, la viande introduite sur pied, les bœufs et les porcs vivans, trouveront dans le marché de Paris une source naturelle et comme inépuisable d’écoulement. En somme il y a là, comme dans tous les autres cas que nous avons déjà rappelés, toute une série à la fois curieuse et profitable d’expériences à tenter, et nul doute que l’esprit d’initiative des Havrais ne trouve à s’y exercer utilement. Le commerce de la place y gagnera beaucoup, tant à l’importation qu’à l’exportation.


II. — LA NAVIGATION DE LA SEINE. — LE CANAL DU HAVRE A TANCARVILLE. — LE LITTORAL DE LA MANCHE.

L’embouchure de la Seine ne peut être comparée ni à celle de la Gironde, ni à celle de la Loire, qui sont en quelque sorte délimitées, disciplinées ; ce n’est pas cependant une embouchure à delta comme celles du Rhône et de la plupart des fleuves méditerranéens. Autrefois le fleuve s’étendait au large sur les campagnes qu’il baignait, il jetait ça et là des bancs de sable. On l’a endigué en amont de Berville, à l’endroit où la Risle, venant de Pont-Audemer, se jette dans la Seine, et l’on a conquis ainsi des milliers d’hectares sur son estuaire. Déjà, au temps de Louis XIV, on avait appelé des ingénieurs hollandais pour commencer ce travail en aval de Quillebeuf. Par ces endiguemens, on a considérablement rétréci le lit du fleuve, tout en cherchant à favoriser la navigation du Havre à Rouen. Ce système a eu là, comme partout, des désavantages. L’entrée des eaux de la mer, avec le flot, a été moins volumineuse, et partant la sortie des eaux avec le jusant ou retour du flot, ce qui a rendu moins violentes les chasses naturelles qu’amène le jusant. Une partie de l’estuaire s’est ensablée, exhaussée, des bancs ont surgi ; des bas-fonds, d’autant plus dangereux qu’ils se déplacent à chaque instant, se sont formés ; les pilotes ont dû augmenter de vigilance, sonder en quelque sorte chaque jour pour reconnaître le chenal, les passes, et la navigation fluviale a souffert. Bien plus, les approches du port du Havre se sont à leur tour ensablées, et le port a été menacé. C’est la même histoire ailleurs, nous l’avons déjà constaté à propos de la Loire. L’endiguement des rives d’un fleuve va d’habitude contre le but qu’on se propose, quand il s’agit de favoriser par là la navigation. On n’arrive qu’à exhausser le lit, et à rendre les passes plus difficiles, souvent dangereuses.

Le Havre marque l’extrémité droite de l’estuaire de la Seine sur la Manche, Villerville l’extrémité gauche. Ce petit port est une station de bains de mer assez rustique, qui ne fera jamais oublier Trouville, sa voisine. En deçà de Villerville, sur la Seine, vient Honfleur, que nous connaissons. C’est une cité de 10,000 habitans, qui a gardé quelque chose de son antique prospérité. Elle fait un grand commerce de bois avec la Norvège, et en a importé 60,000 tonnes en 1876. Presque vis-à-vis de Honfleur est Harfleur, séparé du premier par l’immense bras de la Seine, qui n’a pas moins de 10 kilomètres en cet endroit. Harfleur est accessible aux navires par la Lézarde, une petite rivière qui se jette dans la Seine, et s’agrandit considérablement à son confluent avec elle. Ce port a beaucoup perdu de son ancien renom, et le tonnage total n’en dépasse guère 5,000 tonnes par an. C’est entre Berville et le cap du Hode que finit véritablement l’estuaire, la baie de Seine, et que commencent les parties endiguées. Le cours de la Seine se déroule en serpentant. Sur la rive gauche est Quillebœuf, et vis-à-vis Tancarville, Lillebonne et Port-Jérôme, qui se suivent, puis Caudebec, à l’extrémité d’une autre courbe, et enfin, après trois autres replis consécutifs, Rouen, qui marque le sommet d’un quatrième. En continuant à remonter le fleuve, nous saluons successivement Elbeuf, Pont-de-l’Arche, les Andelys, Vernon, Mantes la Jolie, Meulan, Poissy, Conflans, Argenteuil, Saint-Denis, Asnières, Paris, sans parler de tous les autres ports intermédiaires, qui tous utilisent ces eaux pour la navigation. La Seine, avant d’entrer à Paris, ne fait pas moins de quatre replis sur elle-même, comme avant d’arriver à Rouen. Cette allure sinueuse, serpentine, est le caractère particulier de ce fleuve, qui tire de là, dit-on, le nom qu’il porte et que lui avaient donné les Gaulois.

Considérée au point de vue de la navigation, la Seine se divise en deux régions distinctes comme tous les fleuves navigables : la région fluviale proprement dite et la région maritime. La région fluviale n’est occupée que par la navigation intérieure, les péniches et les chalands, la région maritime par les navires qui tiennent la mer. Pour la Seine, la région maritime commence au Havre et finit à Rouen : Rouen est un port de mer au même titre que Bordeaux et Nantes. C’est à Rouen qu’est le premier pont jeté sur le fleuve en venant de la Manche ; c’est là que la marée finit de se faire sentir. Limitée à Rouen, la navigation du bassin de la Seine, en y comprenant toutes les rivières navigables qui s’y jettent : l’Eure, l’Oise, la Marne, l’Aube, l’Yonne, et les divers canaux qui y aboutissent, comprend une longueur totale de 2,550 kilomètres, ou deux fois et demie la distance du Havre à Marseille. Sur cette étendue, la Basse-Seine, du pont de pierre de Rouen au pont de la Tournelle (port de Bercy à Paris), mesure 241 kilomètres, et la Haute-Seine, du pont de la Tournelle à Marcilly, une longueur de 189 ; c’est en tout un parcours de 430 kilomètres, directement utilisés sur le fleuve par la navigation intérieure. N’oublions pas que sur ce parcours est Paris, la plus importante de nos places de commerce après Marseille et Le Havre, et en aval Rouen, qui est un de nos ports les plus fréquentés, et, comme Paris, un des centres manufacturiers les plus considérables de la France. Le mouvement général de la navigation à Paris a été de 2 millions 1/2 de tonnes en en 1876, et à Rouen de 750,000 tonnes.

Si la Seine maritime offre à son embouchure le phénomène d’une marée étale dont nous avons fait comprendre tous les avantages pour les navires qui fréquentent Le Havre, elle présente aussi un phénomène d’un autre ordre, et celui-ci est très gênant pour la navigation proprement dite du fleuve : c’est le mascaret. Le mascaret, qui n’est pas particulier à la Seine, mais se reproduit sur tous les fleuves dont les embouchures sont sujettes aux fluctuations de la marée, consiste dans la rencontre entre le flot de la mer qui s’avance et le courant du fleuve qui vient en sens inverse. Un choc, une sorte de duel a lieu entre les deux courans, et ce choc est très violent à certains momens de l’année, à l’époque de quelques marées d’équinoxe. Les eaux, refoulées contre les rives du fleuve, montent en bouillonnant, les submergent, et le spectacle, très grandiose, très émouvant, n’est pas toujours sans danger pour les personnes qui se trouvent trop près des rives. On part en partie de plaisir du Havre, de Rouen, même de Paris, pour assister à ce phénomène, quand il revêt ce caractère singulier. Le mascaret se fait sentir tous les jours sur la Seine maritime, et y trouble la navigation des caboteurs, des barques qui montent à Rouen ou en descendent. A plus forte raison empêche-t-il les chalands qui pourraient venir par les canaux de l’intérieur et la Seine fluviale d’aborder directement au Havre. On l’évite du mieux que l’on peut. Il y a sur la rive droite du fleuve, à peu près à moitié chemin entre Rouen et Tancarville, une espèce de conque que l’on appelle le Trait, et où le mascaret ne se fait pas sentir. C’est là que se réfugient les barques. Quand des bateaux non pontés, de faible tonnage, tels que les bateaux de canaux ou de rivière, ne peuvent éviter le mascaret, ce n’est généralement pas sans danger qu’ils en subissent les atteintes, le fond de la Seine est enchevêtré de leurs épaves.

Une des causes prédominantes qui font que le fret de sortie manque au Havre est précisément ce péril que le mascaret fait courir aux chalands qui pourraient lui en apporter avec économie par les voies navigables intérieures. Les matières lourdes, volumineuses, qui sont en même temps de peu de prix et ne peuvent supporter des frais de transport trop chers ni des manutentions trop répétées, ne sauraient aujourd’hui aborder avantageusement Le Havre, si elles viennent d’un point de l’intérieur assez éloigné. La plupart des matériaux de construction et des combustibles sont de ce nombre : la pierre à bâtir, le plâtre, la chaux, le ciment, les tuiles, les briques, les ardoises, la houille, le bois, le charbon de bois ; beaucoup de produits agricoles ou forestiers également, tels que les sucres de betterave, les vins, les huiles, le foin, les engrais, les bois d’œuvre ; enfin tous les minerais et la plupart des métaux communs. Combien de ces produits ne verrait-on pas arriver utilement au Havre, si une voie de communication moins dangereuse que la Seine maritime, et plus abordable aux chalands et aux péniches du fleuve et des canaux qui en dépendent, pouvait directement rejoindre ce port ! Aujourd’hui l’on est obligé de transborder à Paris, tout au moins à Rouen. De là des frais qui arrêtent la plupart des envois. Si cela n’était pas ainsi, quel nouvel élément d’exploitation serait offert non-seulement aux caboteurs, mais encore à une partie des longs-courriers, même des steamers, dont quelques-uns, comme les bateaux à vapeur charbonniers, partent du Havre pour l’Angleterre presque entièrement sur lest ! Une partie des matériaux de construction que le bassin de Paris produit en si grande abondance serait reçue avec faveur par la Grande-Bretagne.

C’est pour répondre à tous ces besoins, à toutes ces demandes, qu’un canal depuis longtemps réclamé sur la rive droite de la Seine, entre Le Havre et Tancarville, est en ce moment à l’étude. Ce canal partira de l’extrémité du bassin de l’Eure, et suivra la rive droite de la Seine jusqu’au point qu’on nomme le Nais de Tancarville. D’autres préféreraient, mais à tort, utiliser le canal Vauban, qui relie déjà Le Havre à Harfleur ; le malheur est que ce canal est en partie comblé et inaccessible aux bateaux. Il y a plus d’un siècle qu’il est presque hors d’usage ; mieux vaut recourir à un ouvrage entièrement neuf. Rouen à son tour fait au canal projeté, quel qu’il soit, une opposition absolue, comme si le port de Rouen cesserait, par la mise à exécution de ce travail, d’être l’intermédiaire obligé entre Paris et Le Havre et perdrait toutes ses prérogatives, toutes ses facultés manufacturières. Il ne s’agit pas de détrôner Rouen ; il est simplement question de donner à l’un de nos premiers ports et aux navires marchands qui le fréquentent une partie de ce fret d’exportation qu’en tous lieux on réclame si vivement, et qui doit contribuer au salut de notre navigation extérieure, si grandement en souffrance partout.

Le canal projeté entre Tancarville et Le Havre vient d’être soumis à la double enquête réglementaire, l’enquête nautique et celle d’utilité publique. Il n’a pour but, comme le dit si bien le rapport de l’ingénieur des ponts et chaussées qui en a dressé l’avant-projet, que de permettre à la batellerie fluviale d’arriver aux bassins du Havre en évitant les dangers de la traversée maritime dans l’estuaire de la Seine. Il aura 25 kilomètres de long, avec une largeur de 43m,60 au niveau de l’eau, 25 mètres au fond, et un mouillage ou profondeur d’eau de 3m,50. Ce mouillage est supérieur de 30 centimètres à celui où doit être portée prochainement la Seine entre Paris et Rouen. D’Harfleur au Havre, le canal devra être accessible aux bricks, aux goélettes et aux bateaux à vapeur charbonniers qui viennent de Cardiff, de Swansea, de Sunderland ou de Newcastle. Le tirant d’eau en sera par conséquent porté à 4m,50. Si cela devenait nécessaire, il pourrait même être amené à 6 mètres, et cela par un simple draguage. On estime que le mouillage de 4m,50 sera pour longtemps suffisant ; car, sur 4,743 navires qui ont pris place dans les bassins du Havre en 1876, plus de la moitié, c’est-à-dire 2,974, calaient au plus 4 mètres.

Les chalands dits rouennais, lesquels font un service régulier entre Paris et Rouen, ayant une largeur de moins de 8 mètres, le canal pourra donner passage à deux convois de chalands à la fois marchant en sens contraire l’un de l’autre, sans que ceux-ci soient obligés de ralentir leur vitesse ou courent le risque de s’échouer sur les berges en cherchant à s’éviter. Le canal sera d’ailleurs muni d’un chemin de halage sur chaque rive, ce qui facilitera non-seulement la navigation des chalands, mais encore l’entretien du canal et le chargement et le déchargement des marchandises en un point quelconque du parcours. La navigation se fera par convois, comme sur la Seine, au moyen de toueurs sur chaîne noyée ou de simples remorqueurs à vapeur. Les bateaux apporteront leurs marchandises aux établissemens industriels qui existent déjà ou se créeront dans la plaine de l’Eure ou le long des rives du canal. Les terres résultant de l’excavation, rejetées en cavalier de part et d’autre, formeront des talus qui seront plantés d’arbres et qui contribueront avec ceux-ci à arrêter l’effet des coups de vent.

Le canal partira du pied même du cap de Tancarville, à 96 kilomètres à l’aval du pont de pierre de Rouen, passera au pied d’un autre cap, celui du Hode, et longera une série de coteaux ; il coupera ensuite la rivière la Lézarde au-dessous d’Harfleur, dont la communication avec la Seine sera ainsi interrompue, mais qui sera relié au canal par un embranchement de 500 mètres. La rivière la Lézarde et les ruisseaux qui descendent des coteaux le long de la Seine assureront l’alimentation du canal. Celui-ci traversera finalement la plaine de l’Eure en diagonale et aboutira au bassin de l’Eure. En amont sera un bassin de garage dans lequel les péniches et les chalands chargés ou déchargés allant au bassin de l’Eure ou en revenant stationneront en toute sécurité. Ce bassin fluvial, long de 500 mètres, large de 60, pourra recevoir à la fois 24 chalands du type rouennais, ancrés le long de ses quais ; ces chalands n’ont pas une longueur de plus de 40 mètres.

Les dépenses auxquelles donnera lieu l’exécution de tous les travaux dont il vient d’être parlé sont évaluées à 21 millions de francs. La somme est élevée, mais le débours est pleinement justifié par la grandeur du résultat à obtenir. La chambre de commerce du Havre a offert d’y contribuer pour une part de 4 millions. Ce canal achevé, Le Havre pourra communiquer aisément et économiquement avec tout l’intérieur de la France. Pour rejoindre les frontières, de l’est, il n’a que la Seine et une seule ligne de chemin de fer. Le trafic fluvial, depuis nombre d’années, malgré l’accroissement qu’a pris le port du Havre, ne s’est pas développé et oscille autour du chiffre assez modeste de 150,000 tonnes par an. Le rival direct du Havre, Anvers, est desservi par de nombreuses lignes de voies ferrées et de canaux qui relient ce port à la Meuse et au Rhin. Aussi, depuis vingt ans, le tonnage utile des navires entrés dans le port d’Anvers a-t-il quintuplé et est-il passé de 500,000 tonneaux, que ce port atteignait en 1857, à 2,500,000 tonneaux, chiffre de 1876, tandis que le tonnage d’entrée du Havre n’a que doublé dans le même espace de temps et est passé seulement de 1 million à 2 millions de tonneaux.

D’après M. l’ingénieur Renaud, auteur du projet du canal du Havre à Tancarville, l’exécution de cet ouvrage permettrait de réduire de 2 francs par tonne le prix du fret de Paris au Havre, et cette simple économie suffirait pour assurer à ce dernier port la clientèle de tout le bassin de la Seine au détriment d’Anvers. Le port de Cette, dans le midi de la France, dans le nord Dunkerque, Gravelines, Calais, Lille, doivent aux canaux qui y aboutissent une partie de leur importance commerciale ou industrielle, de leur développement, de leurs relations toujours grandissantes ; qu’il en soit de même du Havre. Le canal projeté lui apportera certainement un ample fret de sortie, et nombre de navires ne seront plus obligés de quitter sur lest ses bassins et d’aller chercher à l’étranger des marchandises d’exportation. Rouen a fait une opposition unanime à ce projet de canal ; Harfleur, qui en bénéficiera, où le mouvement du port n’atteint pas du reste, nous l’avons dit, plus de 5,000 tonnes à l’entrée et à la sortie, voit au contraire ce projet de très bon œil ; Le Havre tout entier y applaudit. M. l’ingénieur en chef Bellot a déjà donné sur cette question un avis des mieux motivés. Le résultat des enquêtes a été des plus favorables aussi, et il faut espérer que le canal de navigation fluviale entre Le Havre et Tancarville sera enfin mis à exécution.

Il est impossible de traiter de la navigation de la Seine sans revenir sur l’éternelle question de Paris port de mer, qui intéresse au plus haut point le commerce intérieur de la France. Le tirant d’eau de la Seine, qui est actuellement de 2 mètres entre Paris et Rouen, doit être, ainsi qu’il a été dit, porté à 3m,20. Des navires d’un port effectif de 500 tonneaux pourront alors se rendre directement de Paris dans un port quelconque de France ou de l’étranger, et Paris réalisera les conditions d’un véritable port de mer ; c’est ainsi que la question doit s’entendre, et non pas par la création d’un canal maritime à grande section entre Paris et Le Havre, comme le voudraient quelques-uns. Sans doute un tel canal pourrait être exécuté ; aucune difficulté matérielle ne s’y oppose, et tout peut se faire en y sacrifiant les capitaux convenables ; mais ici les bénéfices de l’entreprise seraient trop restreints eu égard à l’énorme dépense nécessaire. Aussi n’est-ce pas du creusement d’un canal maritime qu’il s’agit, mais simplement de l’amélioration, de l’approfondissement de la Seine fluviale. Déjà des bateaux à vapeur vont directement de Paris à Londres et font un service régulier de marchandises entre ces deux ports, par la Seine, la Manche et la Tamise. Il y a plus, bien des personnes se rappellent encore qu’au mois de juin 1869 un petit trois-mâts mixte, c’est-à-dire à voile et à vapeur, construit sur le système et d’après les plans de M. Le Barazer, partait du port Saint-Nicolas du Louvre pour le Japon. Ce navire avait reçu de plusieurs grandes maisons de Paris un plein chargement pour ce voyage. La maison Jappy, qui fabrique en gros des objets de quincaillerie, avait contribué pour une bonne part à cet affrètement. La traversée s’effectua par le cap de Bonne-Espérance, car le canal de Suez n’était pas encore ouvert, et l’arrivée eut lieu heureusement à Yokohama. De ce port, le navire releva pour la rade chinoise de Hong-Kong, et revint de Hong-Kong à Paris par le canal de Suez, après un an d’absence.

L’expérience, qui avait si bien réussi, fut renouvelée plusieurs fois, et pendant six ans le navire Paris-Port-de-Mer montra tour à tour son pavillon dans le golfe du Mexique et sur les côtes du Brésil et de La Plata, franchissant la barre de Tampico ou celle de Rio-Grande-du-Sud, abordant la petite rade de Buenos-Ayres, doublant même le cap Horn. Il était dès lors démontré que Paris pouvait, comme un véritable port de mer, expédier directement sur tous les points du globe ses produits manufacturés, et recevoir en retour les matières premières nécessaires à son industrie et à sa consommation. Un jour, en 1875, le Paris-Port-de-Mer se perdit. Hélas ! c’est le sort de beaucoup de navires de finir ainsi par un naufrage ; mais l’idée du promoteur hardi, patient et convaincu de cette navigation nouvelle a été reprise par ses successeurs naturels. Sa veuve, son fils, n’ont jamais douté un moment du succès définitif, et il est à penser que l’entreprise triomphera. On parle en ce moment de créer ainsi un service direct, régulier, entre Paris et Buenos-Ayres. On éviterait par là, en France, les frais de transport de Paris au, Havre et ceux de transbordement ; en Amérique, les frais de transbordement de la grande dans la petite rade de Buenos-Ayres. Les transactions actuelles entre les deux places de Buenos-Ayres et de Paris sont annuellement de plus de 30,000 tonnes, ce qui permettrait d’alimenter cette navigation directe avec la certitude d’un bénéfice très rémunérateur. Les navires, en fer et à hélice, seraient munis d’une machine de 80 chevaux, les mâts articulés, pour passer, aisément sous tous les ponts de la Seine, et une bonne voilure permettrait d’utiliser tous les courans de l’atmosphère, surtout dans les régions des vents alises. La jauge de chaque navire serait calculée de façon à pouvoir porter commodément 500 tonnes de marchandises, et le voyage d’aller, de Paris à Buenos-Ayres, pourrait être effectué en 40 jours. Le retour s’accomplirait dans le même espace de temps.

Le littoral de la Manche, entre l’embouchure de la Seine et celle de la Somme, est occupé par des ports de mer, dont la plupart sont aussi des stations balnéaires. Etretat, Yport, le Tréport, sont bien connus et recherchés des baigneurs, mais les plages n’y sont plus sableuses comme sur les rivages du Calvados, entre l’Orne et la Seine, et elles roulent beaucoup de galets. Fécamp est sur ces côtes un port qui arme pour la grande pêche, celle du hareng, du maquereau, de la morue ; Dieppe, beaucoup plus important, entretient avec l’Angleterre des relations quotidiennes, surtout par bateau à vapeur. C’est le port le plus rapproché de Paris.

Au-delà de la Somme, la côte se dresse verticalement sur la carte, puis fait un retour d’équerre pour entrer dans la mer du Nord. Boulogne est sur la première arête. Calais, Gravelines, Dunkerque, sur la seconde. Tous ces ports sont en pleine croissance, et Calais, Gravelines et Dunkerque doivent aux canaux qui les mettent en communication directe avec ceux de la Belgique, avec la Meuse, avec l’Escaut, une partie de leur prospérité. À Boulogne, qui est devenu rapidement l’un de nos premiers ports de mer, on projette des travaux d’agrandissement, de nouvelles jetées. À Calais, qui est resté le point de passage le plus fréquenté entre la France et l’Angleterre, celui où l’on s’embarque le plus volontiers parce que la traversée y est la plus courte, on étudie actuellement les moyens de rejoindre l’Angleterre par un tunnel sous-marin, pour aller, sans transbordement, sans rompre charge, de Paris, au besoin de Marseille à Londres. D’autres, à défaut de tunnel, préconisent la construction de navires porteurs qui recelaient sur des rails tout un convoi de wagons et le remettraient à destination, sur le rivage opposé, sans dérangement, sans même que le roulis fît sentir ses effets. Quelques-uns enfin, plus audacieux encore, ne reculent pas devant l’érection d’un pont gigantesque qui relierait à travers la mer Calais à Douvres et laisserait bien loin derrière lui le pont de marbre que Michel-Ange devait, dit-on, construire sur le Bosphore pour Soliman le Magnifique, ou encore le pont suspendu que les Américains jettent en ce moment entre New-York et Brooklyn, pont qui aura 1,800 mètres de long et 40 mètres de hauteur.

Quel que soit le développement des ports de commerce que l’on vient de citer, quelle que soit la part que leur réserve l’avenir, aucun d’eux ne saurait entrer en compétition sérieuse avec Le Havre. Celui-ci reste le principal port de commerce de la France sur la Manche, et Dunkerque, Calais, Boulogne ni Dieppe ne pourraient prétendre à lui disputer jamais la prééminence, encore moins, au-delà du cap de la Hogue, Saint-Malo, qui eut jadis tant de renom et jeta tant d’éclat sur les mers.

Entre l’embouchure de la Seine et l’Orne, il n’y a que les stations balnéaires que nous connaissons et qui sont en même temps des ports de pêcheurs. Sur l’Orne, Caen est plutôt un port de rivière qu’un port de mer. Au-delà de l’Orne, la côte court de l’est à l’ouest et jette dans les terres, à l’extrémité de son parcours, une espèce de golfe à deux pointes. Sur l’une est Isigny, sur l’autre Carentan. De là le rivage s’avance dans une direction nord-sud jusqu’à la pointe de Barfleur, et délimite ainsi, entre cette pointe et Le Havre, ce creux de la Manche qu’on nomme la baie de la Seine. La pointe de Barfleur sert de relèvement aux navires allant au Havre et qui viennent de l’Atlantique ou qui partent de ce port pour l’Océan. De Barfleur au cap de la Hogue, le rivage reprend une direction normale à la précédente, c’est-à-dire moyennement orientée de l’est à l’ouest. Sur le milieu est Cherbourg, avec sa digue de 4 kilomètres qui se profile sur l’Océan et que les vagues recouvrent quand elles sont en furie. Ce travail audacieux, dont les fondations sont à 20 mètres sous l’eau et qui défend et abrite la rade, est un des ouvrages les plus hardis qu’il ait été donné à l’homme de concevoir et de construire. De Louis XIV à Louis XVI, on y a vainement travaillé par tous les moyens ; la mer semblait prendre plaisir à défaire l’œuvre commencée à peine, et l’art de l’ingénieur n’était pas encore, paraît-il, assez avancé, assez perfectionné, pour mener cette grande chose à bonne fin. A notre époque, on a fini par résoudre le problème au moyen des blocs artificiels de béton, déjà essayés avec tant de succès au port de Livourne par M. l’ingénieur Poirel, puis à celui d’Alger, à celui de Marseille, et jusqu’à celui de Port-Saïd, où MM. Dussaud ont imaginé de les faire en sable comprimé. A Cherbourg, on a immergé des blocs de béton qui ont jusqu’à 20 mètres cubes de volume. Au total, le travail a duré soixante-dix ans, de 1784 à 1854, et l’on y a dépensé 70 millions. Il ne faut pas regretter de pareilles entreprises ; quelque longues et coûteuses qu’elles soient, elles grandissent et protègent à la fois la nation qui les conduit à bien. Si Le Havre est le principal port de commerce de la Manche, n’oublions pas que Cherbourg en est l’unique port militaire.

La pêche et l’ostréiculture sont en faveur sur la Manche non moins que sur l’Océan. Paris, le nord et le centre de la France sont pour tous les pêcheurs de ces parages des cliens toujours assurés et qui paient bien. Quant à l’ostréiculture, elle a depuis quelques années donné lieu à nombre d’entreprises qui mériteraient toutes d’être citées, à Courseulles, à Grand-Camp, à Saint-Waast dans la baie de Seine, comme à Granville, Regnéville et Cancale, de l’autre côté du département de la Manche, ainsi qu’au Vivier et à Fosse-Mort près de Saint-Malo. Toutefois c’est sur l’Atlantique, entre Brest et Arcachon, que la culture des eaux marines s’est surtout développée, et les établissemens français de la Manche ne sauraient cette fois entrer en parallèle avec ceux de l’Océan.

III. — LES BESOINS DU HAVRE. — LE COMMERCE EXTERIEUR DE LA FRANCE.

Le port du Havre, tel que nous l’avons décrit, réclame quelques améliorations. Il faut élargir la passe, agrandir l’avant-port, doter tous les quais de voies ferrées qui permettent la circulation facile et économique des marchandises ; il faut y construire des hangars pour abriter celles-ci, transformer en ponts de fer à mouvemens rapides les ponts de bois installés sur les écluses ; il faut ouvrir une nouvelle cale sèche pour la réparation des grands paquebots ; toutes ces choses sont en projet, et nous en avons déjà dit un mot, mais tout cela ne suffit point. Il faut aussi au chemin de fer une gare plus vaste, plus confortable que celle qui existe, et une véritable gare maritime. La compagnie de l’Ouest ne doit pas oublier que Le Havre est son meilleur client et qu’elle est elle-même le premier entrepreneur de transports, en quelque sorte le premier négociant de la place, puisqu’elle ne voiture pas moins de 1 million de tonnes de marchandises, et que le mouvement des voyageurs à l’arrivée et au départ est au total de plus de 500,000 individus. On dit que la compagnie est animée d’un très bon vouloir à l’égard de cette place, qu’elle a un moment négligée. Peut-être ferait-elle bien d’établir une nouvelle ligne de sortie le long de la Seine, plus courte que celle qui existe et qui aborde Le Havre par le sommet des coteaux. Il faut songer qu’il y a là de nombreux viaducs, dont une pile, un arceau, pourrait peut-être s’écrouler un jour ou tout au moins exiger quelque réparation urgente, et fermer ainsi, pendant tout le temps que durerait cet arrêt forcé, toute sortie par terre au Havre, nous entendons toute communication ferrée avec Paris. Ce n’est pas trop de deux lignes de fer pour le dégagement d’un port comme celui-là. Anvers, son heureux rival sur l’Escaut, en a trois, sans compter le fleuve lui-même, qui est autrement navigable que la Seine, sans compter aussi les nombreux canaux qui y aboutissent et où se fait une circulation si active.

Aujourd’hui il faut que la marchandise soit voiturée vite, sans perte de temps au départ, dans le trajet, à l’arrivée, sans magasinage, sans entrepôt forcé ; il faut éviter les manutentions inutiles, les frais de transbordement intermédiaire. Quand les hommes d’affaires anglais répètent leur dicton favori que « le temps, c’est de l’argent, » ils l’entendent de cette façon. La marchandise remise le soir à Londres, au chemin de fer, est délivrée le lendemain dans la journée à Liverpool ; la distance est de 332 kilomètres. De Paris au Havre, la distance n’est que de 226 kilomètres, et l’on prend cinq jours par petite vitesse (les Anglais ne connaissent pas cette expression), sur lesquels on compte un jour pour l’expédition, un jour pour la délivrance du colis ; c’est de droit, mais c’est trop, et le commerce réclame aujourd’hui plus de promptitude. Il en résulte que sur certains embranchemens ferrés en France les wagons manquent, les gares sont encombrées, que le roulage marche encore plus vite que la locomotive, et que le transit s’éloigne de nous.

Ce n’est pas seulement par une économie de temps, sinon par une augmentation de vitesse, c’est aussi par une diminution de quelques francs sur le prix du fret par tonne que l’on détourne la marchandise au profit de telle ou telle place. Cela est bien prouvé par l’exemple d’Anvers, de Hambourg, qui viennent, dans tous nos départemens de l’ouest, faire concurrence au port du Havre pour l’importation ou l’exportation de certains produits. Une partie de nos sucres raffinés, de nos cotonnades, de nos toiles, s’exportent de préférence par ces places étrangères, et des bois, des cotons bruts, nous arrivent par elles à meilleur marché que par Le Havre. Pour le raffinage du sucre, Paris est mieux placé que Le Havre, reçoit les sucres de betterave avec moins de frais ; les houillères des départemens du Nord et du Pas-de-Calais, qui expédient leurs charbons à Paris, ne peuvent les envoyer au Havre. Ce port emprunte à l’Angleterre seule les 350,000 tonnes de houille dont il a besoin annuellement, et néanmoins nos houillères du nord sont plus rapprochées du Havre que les houillères anglaises ; mais les voies de transport économiques, les embranchemens de voies ferrées, les canaux surtout font défaut. Il faut parer à tous ces désavantages, et c’est pourquoi l’on doit réclamer non-seulement une seconde ligne ferrée, une ligne riveraine de la Seine rejoignant directement Le Havre à Rouen et Paris, mais aussi des embranchemens transversaux reliant Le Havre à Amiens, à Lille, par le plus court chemin, comme on doit réclamer encore la construction aussi prochaine que possible du canal du Havre à Tancarville.

Quand toutes les voies de communication qui manquent à notre grand port de la Manche pour en assurer les débouchés auront été ouvertes, cela ne suffira point. Il faut que partout les tarifs de transport soient abaissés au minimum, et qu’ici, comme sur tant d’autres lignes ferrées, les tarifs différentiels, ces tarifs où l’on diminue le prix du parcours kilométrique par tonne à mesure que la distance totale augmente, ne soient pas établis de telle sorte qu’ils favorisent les manufactures étrangères au détriment des manufactures nationales. Une tonne de coton transportée du Havre en Alsace ou en Suisse par les chemins de fer français ne doit pas coûter meilleur marché qu’une tonne de coton transportée du même port à nos manufactures de l’est, et c’est cependant ce qui a lieu. Il faut aussi faire en sorte que du port d’Anvers on n’expédie pas cette denrée à meilleur compte vers les mêmes places intérieures que du port du Havre, et qu’il faille payer par exemple 44 francs la tonne du Havre à Benfeld (Alsace), tandis que d’Anvers à la même ville le fret n’est que de 26 fr. 60 cent. Ce n’est pas que la distance soit moindre, c’est que le fret par tonne et par kilomètre est bien moins élevé en partant d’Anvers que du Havre. D’après un négociant de cette place, M. Jules Siegfried, qui a fait de cette question délicate une étude des plus approfondies, il est constaté que pour les cotons bruts, les laines, les bois de teinture, les cuirs, les soieries, les cotonnades, les cafés, les fromages, les blés, la différence du tarif kilométrique en faveur d’Anvers varie de 9 1/2 à 33 pour 100.

Pourquoi les tarifs des chemins de fer français resteraient-ils ainsi toujours plus élevés que ceux des chemins de fer étrangers ? Il ne s’agit pas seulement, en cette matière, de distribuer de gros dividendes. En Angleterre, les actionnaires des voies ferrées reçoivent un intérêt moindre de leurs capitaux que les actionnaires français, mais le public est mieux traité des compagnies, et M. Ch. de Franqueville, qui a fait un examen détaillé des travaux publics de la Grande-Bretagne, a été forcé de reconnaître que le service de l’exploitation des chemins de fer y était plus satisfaisant qu’en France. Si les compagnies jouissent chez nous d’un monopole pour ainsi dire sans limite, qui leur a été concédé à une époque où l’état ne pouvait prévoir encore le développement futur des chemins de fer et le rôle prépondérant qu’ils joueraient dans l’économie du pays, il faut que les compagnies n’abusent pas de ce monopole, et dans la pratique de leur droit ne méritent pas qu’on leur applique l’axiome juridique, que l’exercice absolu du droit est une souveraine injustice. A côté du droit strict, il y a le devoir. Le devoir, c’est ici de songer un peu plus au bien public, à la prospérité nationale, laquelle est si intimement liée à la sage exploitation des chemins de fer, ce que les compagnies ne devraient jamais oublier. Le commerce tout entier de la France réside dans une question de transports intérieurs. C’est parce que cette question est mal comprise, mal résolue, que la plupart de nos ports ne se développent pas comme ils le devraient et que les ports étrangers leur font une si terrible concurrence, au grand détriment de nos classes travailleuses et du bien-être général.

Revenant à ce qui concerne plus particulièrement le port du Havre, il nous faut reconnaître que d’autres réformes y sont urgentes, notamment au point de vue administratif. Le Havre est resté une sous-préfecture. L’expédition des affaires publiques en souffre considérablement, surtout si l’on réfléchit que Rouen, le chef-lieu, la préfecture du département de la Seine-Inférieure, s’est révélé depuis quelques années comme le concurrent inquiet et méfiant du Havre. Ne pourrait-on point obvier à ce désagrément d’un genre particulier, en faisant un département distinct, sous le nom de Seine-Maritime, d’une partie de la Seine-Inférieure ? Le Havre serait le chef-lieu naturel de ce nouveau département. Qui pourrait s’opposer à une modification devenue si pressante ? On a bien su, lors de l’annexion de Nice à la France, créer sous le nom d’Alpes-Maritimes un département dont l’utilité se faisait moins sentir que pour celui-là, et qui détachait même du département du Var la petite rivière qui avait donné son nom à ce dernier. Dans ces sortes de choses, ce qu’il faut éviter c’est le mécontentement des citoyens. Il faut veiller à ce que les affaires reçoivent partout la solution la plus prompte et la plus satisfaisante ; il faut se dire qu’il n’est pas de petite question ; il faut penser à tout, tout prévoir, tout résoudre, il faut surtout faire en sorte que l’étranger ne profite pas de nos imprévoyances, de nos malheurs passés, pour s’élever au-dessus de nous et conquérir une suprématie que nous ne saurions lui faire perdre plus tard.

Le Havre, malgré ses développemens qu’on ne saurait nier, souffre comme tous nos ports. Le dernier recensement y indique néanmoins une augmentation de 5,000 habitans depuis 1872. Avec toutes les améliorations qui viennent d’être réclamées, avec l’abaissement des tarifs de transport intérieur, les affaires y auraient pris un tel accroissement, une telle activité, qu’il y aurait eu certainement à constater une augmentation de population beaucoup plus grande. Et ce ne sont pas seulement les tarifs de transport intérieur qui gênent l’essor du Havre. Si ceux-ci sont trop élevés, les tarifs de transport extérieur, c’est-à-dire les frets maritimes, ont été tellement avilis pendant l’année 1876, par l’effet d’une concurrence effrénée et d’autres raisons économiques, que la navigation transocéanienne à vapeur en a considérablement souffert. Des marchandises ont été transportées d’Angleterre en Amérique au prix de 5 francs la tonne (c’est le prix de Rouen au Havre) et des passagers pour 50 francs. Le port du Havre a éprouvé plus que tout autre le contre-coup de cette crise, parce que les droits de navigation y sont plus élevés que partout ailleurs. Ainsi M. le capitaine de frégate Vial, agent principal de la compagnie transatlantique, nous apprend que, pour le voyage d’un des paquebots de cette compagnie, les droits de quai, de navigation, de tonnage, de péage, enfin le droit sanitaire, se sont élevés au Havre à la somme totale de 9,713 francs. A New-York, le même navire n’a eu à payer que 3,259 francs, ou trois fois moins.

A côté des difficultés locales de tout genre particulières à chaque port, il y a les difficultés générales qui sont inhérentes à tous et qui affectent si grandement notre commerce extérieur. Notre éducation en France n’est guère dirigée vers les affaires. Alors que, dans des pays étrangers comme l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis, la Suisse, l’Italie, le commerce est tenu en grand honneur, en France on semble avoir pour lui une sorte de dédain inné. Cela date de loin, et les gentilshommes de la cour de Charles IX ou ceux de la cour de Louis XIII reprochaient déjà avec arrogance à Catherine ou à Marie de Médicis, dont les parens occupaient cependant non sans éclat un trône grand-ducal, de n’être issues que d’une famille de mercadans. Cette manière de voir n’a pas changé, et, malgré les conquêtes sociales de 1789, malgré l’esprit démocratique et égalitaire qui partout nous envahit, le commerce chez nous ne semble pas faire encore partie des professions que l’on est convenu d’appeler libérales. Dans quelques lycées existent des cours spéciaux d’enseignement secondaire où l’on apprend la comptabilité, le système métrique, la tenue des livres, la correspondance commerciale, la géométrie, la physique et la chimie usuelles, la géographie appliquée, la cosmographie, l’histoire naturelle pratique, les usages du commerce et de la banque, les langues étrangères. Ces cours sont appelés ironiquement par les latinistes le refugium pigrorum, et de fait ce n’est pas la fine fleur des lycéens qui les suit. Il semble, non-seulement à ceux qui font ce qu’on appelle leurs humanités, mais encore aux parens, aux professeurs, que le latin et le grec pareront à tout dans la vie à venir, et qu’une certaine connaissance des choses matérielles de ce monde est tout à fait inutile. Sans doute, depuis trente ans, les idées ont un peu changé : on s’est mis à étudier avec plus d’ardeur la géographie, les langues vivantes, les sciences appliquées ; on a fait une part moins grande aux langues mortes. Les découvertes surprenantes des sciences physiques ont éveillé la curiosité de chacun ; des écoles de commerce, des écoles techniques se sont partout fondées ; puis les hommes de finance, les grands entrepreneurs et industriels ont conquis dans notre société une place de plus en plus prépondérante à la suite de l’immense fortune que la plupart ont su réaliser. Quoi qu’il en soit, l’esprit d’exclusion pour la carrière commerciale persiste encore en partie dans l’éducation universitaire, et les parens eux-mêmes y prêtent la main. Écoutez-les : après le baccalauréat, ce couronnement des études de latin et de grec, ils enverront leurs enfans à l’École de droit ou de médecine, quand ceux-ci n’entreront pas à l’École normale ou polytechnique, ou à d’autres écoles savantes. C’est là le rêve caressé par la mère et le père ; bien peu pensent à une école supérieure de commerce. En France, il entre dans ces établissemens presque autant d’étrangers que de nationaux, et les familles laissent à ceux qu’elles appellent dédaigneusement les petites gens (qui voudrait en être ?) le soin d’envoyer leurs fils à ces sortes d’écoles professionnelles. Il y a là un vice à détruire. Il faut ennoblir les études commerciales, il faut leur faire la place qui leur convient à notre époque, et alors on ne verra pas nos négocians eux-mêmes s’étudier à donner à leurs fils une autre carrière que la leur ; car c’est aussi pour nous une cause d’infériorité à l’égard de l’étranger, que bien peu de parens consentent à faire suivre à leurs enfans la carrière paternelle, surtout dans le négoce et la banque. Il n’en est pas de même en Angleterre, où l’on voit beaucoup de maisons vieilles d’un siècle et plus, qui passent de père en fils et sont fières de leur ancienneté. Peut-être, dans tout le commerce de Paris, aurait-on de la peine à relever plusieurs exemples de ce genre. Il est vrai que l’égalité des partages a été chez nous une cause de la ruine, ou tout au moins de la disparition de beaucoup de grandes maisons de commerce. Il faut en faire son deuil, car sur ce point il n’y a pas à revenir. En Angleterre, les cadets n’attendent rien de l’héritage paternel et cherchent à faire fortune dans les affaires. En Allemagne, où la noblesse occupe presque toutes les fonctions de l’état, les bourgeois se font banquiers ou commerçans. Chez nous, rien de tout cela, et c’est à qui aura une place du gouvernement. On aime mieux gagner peu à ne rien faire, que de tenter la fortune par de virils efforts.

Notre commerce, notre marine marchande se plaignent, et depuis bien longtemps. Les causes que nous venons de rappeler entrent pour beaucoup dans leurs souffrances, on oublie généralement de les invoquer. Ces causes ne disparaîtront que par le vouloir énergique des intéressés. Qu’y a-t-il encore ? Nous ne voyageons pas volontiers, nous ne nous déplaçons pas aisément pour aller étudier les besoins, les habitudes des peuples étrangers. Il était question il y a trois ans d’installer des chambres de commerce françaises au dehors, à New-York, à la Nouvelle-Orléans, à San-Francisco, à Rio-Janeiro, à Valparaiso, dans l’Inde, en Chine, au Japon, et d’indiquer par leurs moyens à nos négocians indigènes les objets que ces pays réclament de préférence. Le ministre qui avait eu cette idée entendait favoriser ainsi et diriger en quelque sorte notre commerce d’exportation. C’est fort bien ; mais outre que, dans quelques cas, on aurait eu de la peine à trouver un nombre suffisant de négocians français expatriés pour en composer ces chambres de commerce lointaines, il faut reconnaître aussi que les armateurs de Londres, de Liverpool, d’Anvers, de Hambourg, n’ont pas besoin qu’on leur dise quelles sont les marchandises qui manquent à l’étranger. Ils le savent, ils vont, s’il le faut, s’en enquérir sur place par eux-mêmes, et ne font pas comme ce négociant de Paris qui avait un jour expédié un chargement de parapluies à Lima, et attendait un grand profit de la vente de cet article. Or il ne pleut jamais dans cette région du Pérou. On pourrait citer beaucoup d’autres faits de ce genre. Les Anglais ont un proverbe pour désigner ces sortes d’opérations ; ils appellent cela « porter du charbon à Newcastle. »

Nos consuls sont pour beaucoup dans l’ignorance où nous sommes des demandes de l’étranger. La plupart n’occupent guère leur poste, et le laissent le plus souvent gérer par des agens secondaires. Quand ils y sont, leur unique but est de monter en grade, et alors ils prennent en dégoût le pays où ils séjournent. Souvent ils n’en connaissent pas la langue. Dans des places comme Bombay, New-York, il y a eu des consuls généraux de France qui ne savaient pas un seul mot d’anglais. Comment, dans ces conditions, résider volontiers dans le pays que l’on est chargé d’étudier, comment s’y plaire, comment en définir utilement les ressources, les besoins ? Certes, depuis quelques années, nous avons en cela fait quelques progrès ; on a stimulé nos consuls, on a fait honte à leur apathie, on a publié assez régulièrement leurs rapports dans les Annales du commerce extérieur, dont les bulletins naguère paraissaient de plusieurs années en retard ; mais il y a encore beaucoup à faire de ce côté, et tant de réformes à introduire dans cette section du département des affaires étrangères, laquelle ne devrait ressortir d’ailleurs qu’au ministère du commerce, qu’il est inutile d’y insister plus au long. Combien différens sont les consuls de l’Angleterre, de la Belgique, de l’Italie, qui résident très longtemps, quelquefois toute leur vie, dans les pays où on les envoie, peuvent y faire le commerce et le plus souvent en parlent couramment la langue ! Ceux-ci ne se mêlent pas de politique internationale, ne cherchent pas à jouer un rôle d’agent diplomatique, ne compromettent pas leur gouvernement dans des situations difficiles, parfois inextricables, et le commerce de leur pays n’en va que mieux.

A la place des colonies que nous avons perdues, que nous n’avons pas su garder, nous en avons conquis d’autres, l’Algérie, la Nouvelle-Calédonie, la Cochinchine. Nous avons étendu nos établissemens sur la côte occidentale et orientale d’Afrique, au Sénégal, au Gabon, dans la mer des Comores, autour de Madagascar, dans la mer des Antilles et dans les mers du sud. Beaucoup de ces colonies exportent aujourd’hui des quantités considérables de marchandises vers nos ports, et reçoivent une partie de notre fret de sortie. Seulement, la plupart d’entre elles sont soumises à un régime militaire étroit, mesquin, vexatoire, qui gêne les colons, les décourage, les éloigne. Il faudrait répudier hardiment un système aussi suranné, donner plus de liberté à la colonie, y appeler par des mesures généreuses les bras qui manquent, et qui sur tant de points déserts et encore improductifs viendraient féconder le sol. Nous n’émigrons pas assez. Si notre ignorance des langues étrangères nous empêche de nous établir aux États-Unis, émigrons au moins en Algérie, en Cochinchine. Il n’est pas exact de dire que l’émigration affaiblit la métropole en la privant d’une partie de ses enfans. Notre commerce extérieur au contraire gagnerait étonnamment à envoyer à ces embryons de Frances lointaines les produits de la mère-patrie. Le plus souvent d’ailleurs ce sont des mécontens, des déshérités du sort qui émigrent ; ils vont au loin exercer leur activité, chercher un foyer, faire fortune. L’émigration est le grand exutoire de l’Angleterre, de l’Irlande, qui, sans cela, seraient dévorées par le paupérisme. A l’Allemagne, qui manque de colonies pour écouler au loin ses produits et utiliser sa marine, l’émigration a pour ainsi dire donné des colonies. Les Amériques sont pleines d’Allemands ; il y en a aujourd’hui 10 millions, émigrés ou fils d’émigrés, aux États-Unis seulement. Voyez ce qui se passe à La Plata, où nos Basques pyrénéens, établis de longue date, font en partie la fortune du port de Bordeaux. Cette place leur expédie ses vins, qu’ils boivent volontiers ; ils lui envoient en retour les laines et les peaux de La Plata, dont Bordeaux est devenu le principal entrepôt en France ; c’est peut-être le premier article de son commerce d’importation. Que de villages pourraient imiter nos villages basques ! Vous craignez, dites-vous, d’appauvrir la nation par ces départs, vous l’enrichissez au contraire. L’Angleterre, l’Allemagne, la Chine, ne se sont pas affaiblies par l’émigration, et chacun, au reste, n’a-t-il pas le droit d’aller conquérir au-delà des mers la liberté, le bien-être, l’indépendance, quand il ne trouve point tout cela au pays natal ? C’est par millions que l’on compte les émigrans irlandais qui, comme les Allemands, sont allés aux États-Unis depuis trente ans ; c’est par centaines de mille que les Chinois se sont rendus sur les rivages du Pacifique, au Pérou, à Panama, en Californie ; puis dans la mer des Antilles, à La Havane, enfin en Australie. Ils seraient des millions, comme les Irlandais et les Allemands, si les Anglo-Saxons n’avaient pas regardé d’un œil jaloux et cherché à éloigner pour toujours ces travailleurs de race jaune. Quoi qu’il en soit, partout où ils ont mis pied, tous ces émigrans, même les coulies hindous qu’on engage dans nombre de plantations et qui apparaissent par centaines de mille, eux aussi, dans les colonies de l’Océan-Indien, tous ces émigrans ont donné naissance à un grand commerce avec la mère patrie. Quelques-uns du reste, comme les Chinois, ne sont pas partis sans esprit de retour, et sont revenus au pays natal, fût-ce dans leur cercueil. Les Basques reviennent aussi dès qu’ils ont fait fortune, et montrent le chemin à d’autres.

Ce que nous demandons, ce n’est pas une abdication absolue, un changement complet de nationalité ; c’est un changement momentané de théâtre, quand le théâtre sur lequel on travaille est trop encombré et que l’activité de chacun ne peut pas s’y développer à l’aise. Après avoir réussi au loin, on revient à la maison paternelle et l’on dit au voisin : A ton tour ! En attendant, le commerce extérieur de la France, le développement de nos colonies, ont singulièrement gagné à cette émigration.

Tout ce que nous disons ici s’applique au Havre plus encore qu’à tout autre port. Les paquebots de la compagnie générale transatlantique sont pour la plupart aménagés pour le transport des émigrans ; ils n’en reçoivent qu’un très petit nombre. En 1876, ils n’en ont transporté que quelques milliers, alors que de Hambourg ou de Brème, d’Anvers du de Liverpool, il en est parti en tout 100,000, et que ce nombre était trois fois plus considérable il y a quelques années, avant la crise financière américaine qui sévit depuis quatre ans. En France, on n’émigré guère, nous le savons, et très peu parmi les émigrés qui partent du Havre sont de famille française. Nos nationaux sont même en minorité parmi les passagers de première et de seconde classe sur les paquebots français. Répétons-le, nos négocians ne s’expatrient pas volontiers. Il ne faut pas toujours supposer que ce ne sont que les infortunés qui émigrent. Beaucoup de grandes maisons de banque, de commerce, d’armement, d’assurances, anglaises, allemandes, américaines, ont l’habitude d’établir des succursales à l’étranger. On les rencontre dans l’Inde, en Australie, en Chine, au Japon, au Cap, à l’île Maurice, à Madagascar, à Zanzibar, à Aden, à Suez, dans tous les comptoirs de l’Afrique, de l’Asie, des deux Amériques. Et la France, combien de maisons compte-t-elle dans tous ces pays ? Elle a délaissé les États-Unis, où elle tint un moment un certain rang, et elle n’apparaît plus que dans quelques places de l’Amérique latine. En 1860, le gouvernement français a fait une expédition en Chine. Était-ce pour protéger ses nationaux ? Il y en avait bien un ou deux. L’un était horloger, dit-on, et cet honorable industriel représentait peut-être à lui seul la France sur toute l’étendue de l’immense empire du Milieu.

Ce n’est pas que nous n’ayons point de produits à exporter. Partout nos soieries, nos draps, nos cotonnades, nos toiles, nos articles de mode, de nouveautés, nos vins, nos eaux-de-vie, nos savons, l’immense série des articles dits de Paris, dont l’élégance, le bon goût, le fini sont indiscutables, tous ces produits règnent ou du moins régnaient hier encore sans rivalité sur toutes les places extérieures. Toutefois, la plupart du temps, ce sont des commerçans étrangers qui les reçoivent, rarement de grandes maisons françaises. Nous avons contribué par nos produits à raffiner les gens, à faire l’éducation des autres. Si l’Angleterre et l’Allemagne n’ont pu encore nous ravir tous nos secrets, un émule hardi et heureux s’est dressé de l’autre côté des mers, et aujourd’hui les États-Unis font à notre fabrication nationale une concurrence sous beaucoup de rapports très redoutable. Non-seulement ils ne sont plus importateurs, mais ils commencent même à exporter des soieries, des tissus de laine, de toile, de coton, des tapis, des fleurs artificielles, des vêtemens, des objets d’horlogerie, d’orfèvrerie, de bijouterie, de parfumerie, des cuirs ouvrés, des meubles, des voitures. Cette évolution des Américains vers des industries dans lesquelles, il y a peu d’années encore, on les aurait crus incapables de réussir, et où ils ont principalement réussi en remplaçant par le travail des machines celui des bras, qui coûte trop cher chez eux, cette évolution inattendue est pour une certaine part dans la crise industrielle et financière dont l’Europe et notamment la France souffrent depuis quelque temps.

Les questions maritimes n’ont pas le don en France d’intéresser, de passionner les gens. En dehors de nos ports de commerce, les affaires d’armement sont à peine soupçonnées, j’ose même dire totalement inconnues. On ne prête pas son argent à des opérations de ce genre, comme en Hollande, en Belgique, à Gênes, dans les pays Scandinaves, britanniques, allemands. L’assemblée nationale, en 1874, a fait une loi sur l’hypothèque maritime. Outre que cette loi est incomplète, insuffisante, elle sera sans doute lettre morte. Nous ne savons pas non plus nous associer comme nos rivaux du dehors. C’est une chose singulière que la France, sous ce rapport, a toujours été inférieure à d’autres pays. Cela date de longtemps. Colbert, qui s’était aperçu de ce côté fâcheux du caractère national et cherchait à y remédier, avait dépêché vers les ports de Normandie et de Picardie le chevalier de Clerville pour le renseigner sur le commerce de ces places. Celui-ci, en rendant compte de son inspection, où tout ne lui avait pas paru satisfaisant, écrivait entre autres choses au ministre : « Le génie français n’est pas aucunement si bien tourné aux compagnies comme celui des Hollandais ou des Anglais. » Et il disait une vérité, il exprimait naïvement un état de choses dont les inconvéniens n’ont fait que s’accroître chez nous. Oui, l’esprit d’association n’est pas le lot ordinaire de nos commerçans ; nous n’avons guère le génie tourné aux vastes entreprises maritimes, aux colonisations lointaines, aux armemens considérables vers l’étranger. Le plus souvent nous recherchons en toutes ces choses la protection de l’état, et si quelques compagnies de ce genre ont réussi, ce n’a été presque toujours que grâce à des subventions considérables de la part du gouvernement. Faut-il parler enfin de ces nuées d’administrateurs qui traitent le plus souvent des affaires qu’ils ne connaissent point tout en émargeant de très gros honoraires, et de ce besoin qu’ont toutes les compagnies maritimes d’établir leur centre de direction à Paris, comme si l’impulsion pouvait utilement partir de là ?

Si l’état veut provoquer en France le réveil, ou du moins l’extension du commerce extérieur, il le peut par des mesures plus libérales et autrement décisives que celle des subventions ou des primes. Dans notre code de commerce et de marine, bien des articles sont oppressifs, surannés ; dans la police de nos ports, bien des règlemens sont restrictifs, onéreux ; dans les dernières lois de finance, votées par l’assemblée nationale ou la chambre des députés, bien des dispositions sont fâcheuses. C’est là qu’il faut porter la sape ; il importe d’abroger tout cela et de donner au moins à nos ports de mer les mêmes avantages dont jouissent leurs rivaux du dehors.

A l’intérieur que de choses à faire pour diminuer la cherté des transports, que de canaux à creuser, à achever, que d’embranchemens de voies ferrées à créer, à compléter ! On parlait, hier encore, du second, du troisième réseau comme s’ils étaient même finis ; mais le premier est à terminer, les autres presque entièrement à ouvrir. Il faut entreprendre tout cela et consacrer au besoin en une fois aux travaux publics, à l’amélioration de ce que quelques-uns ont appelé notre outillage industriel, plusieurs milliards, si c’est nécessaire. Le département des travaux publics et des finances sont désormais tous deux de cet avis. Cette espèce d’emprunt de la paix serait certainement bien employé. Jamais dette publique n’aurait eu de meilleurs résultats, car c’est en améliorant notre réseau de transports intérieurs que nous ouvrirons de nouveaux débouchés à nos ports, et que nous assurerons à ceux-ci, ainsi qu’il a déjà été dit si souvent, le fret de sortie dont ils manquent. Dans les ports européens plus favorisés que les nôtres, le tonnage utile d’exportation est de 65 pour 100 du tonnage d’entrée ; dans les nôtres, il se tient souvent, comme à Bordeaux, à Nantes, au Havre, au-dessous de 40 pour 100.

Nous avons parlé d’outillage. N’oublions pas que celui de tous nos ports aurait aussi grand besoin d’être perfectionné. Nulle part en France les moyens de circulation, d’entrepôt, de chargement et de déchargement des marchandises, de réparation des navires, ne sont aussi nombreux, aussi commodes, aussi économiques qu’en Angleterre. Nulle part les installations de service, les engins d’exploitation, ne sont aussi achevés et aussi aisément accessibles aux navires et aux colis. En Angleterre, il y a moins de luxe que chez nous, mais l’outillage est plus complet : longueur de quais, docks, voies ferrées, bassins de réparation ou patent slips, appareils élévatoires, et cela dans tous les ports, les plus grands comme les plus petits. Il est vrai que la nature a plus fait pour tous ceux-ci que pour les nôtres, que la plupart des havres britanniques sont des espèces de rades naturelles, cachées au fond de baies tranquilles ou sur des fleuves qui s’avancent doucement dans les terres, et qu’elles sont plus facilement accessibles à chaque instant de la marée. En outre, l’Angleterre peut être comparée à un bloc de charbon, et elle trouve dans la houille, partout répandue sous son sol avec tant de générosité par la nature, non-seulement l’alimentation assurée et à bon marché de toutes ses forges, de toutes ses manufactures, mais encore un élément d’exportation certain, un lest utile de 13 millions de tonnes. C’est là ce qu’il ne faut pas perdre de vue, quand on compare la situation économique de l’Angleterre à celle de la France.

Il est certain que, si nos canaux étaient partout achevés, nos voies ferrées complétées, si les tarifs de transport étaient partout abaissés au minimum, une plus grande partie de nos produits agricoles, miniers, métallurgiques prendrait la route de nos ports. Nos vins, nos huiles, nos produits de basse-cour, de laiterie, de jardinage, s’exporteraient en quantités plus considérables ; nos houillères seraient fouillées encore plus activement, et une partie de nos charbons servirait avantageusement de lest à nos navires ; nos forges se développeraient davantage, et nos fontes, nos fers, nos machines iraient sur les marchés étrangers faire concurrence à ceux de la Grande-Bretagne et de la Belgique. En même temps, comme le commerce n’est qu’un échange, nous recevrions une plus grande quantité de produits du dehors, et toutes nos usines, toutes nos manufactures, qui mettent en œuvre ces matières premières, progresseraient elles-mêmes considérablement. C’est ainsi que nos ports pourraient se relever, et notamment celui du Havre, qui donnerait alors réellement la main à celui de Marseille. Tous les deux conserveraient ainsi, par les canaux et la voie de fer améliorée, raccourcie au besoin, le transit continental à l’isthme français. Les marchandises et les voyageurs iraient d’une mer à l’autre sans rompre charge, par le chemin le plus court et le moins coûteux, et le passage des échanges entre la Grande-Bretagne d’une part, la Méditerranée, l’Inde et l’extrême Orient de l’autre, continuerait à se faire à travers la France. Sans cela, ce transit pourra bientôt nous échapper au profit de la Belgique, de l’Allemagne, de l’Italie. Ce n’est pas ce que l’on veut assurément. Dans ce cas, que l’on prenne d’urgence toutes les mesures que nous avons indiquées, et toutes celles que conseilleront les enquêtes qui sont ouvertes ou qui s’ouvrent à ce sujet. L’hésitation n’est plus permise. L’ennemi, c’est-à-dire le concurrent étranger nous menace. Il est temps de ne plus délibérer, mais d’agir, et de se mettre résolument à l’œuvre.


L. SIMONIN.

  1. Voyez l’intéressante étude publiée par M. Quînette de Rochemont, ingénieur des ponts et chaussées : Notice sur le port du Havre, Paris, Imprimerie nationale, 1873.
  2. Revue de la situation maritime et commerciale du Havre pendant l’année 1876, publiée par la chambre de commerce.
  3. Tableau général du commerce de la France pendant l’année 1876, Paris. Imprimerie nationale, 1877.