Les Grands ports de commerce de la France/03

Les Grands ports de commerce de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 409-436).
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LES
GRANDS PORTS DE COMMERCE
DE LA FRANCE

NANTES ET LE BASSIN DE LA LOIRE.

Quand César conquit la Gaule, une tribu d’Armoricains, les Nannètes, occupait les bords de la Loire, à quinze lieues environ de l’embouchure. Établis sur la rive droite du fleuve et sur les îles qui en divisent le lit, au point où deux rivières navigables, l’Erdre, qui vient du nord, la Sèvre, qui descend du sud, portent à la Loire le tribut de leurs eaux, les Nannètes, à la fois marchands et marins, ne pouvaient choisir un meilleur emplacement pour y fonder un comptoir stable et prospère. Ils devaient joindre à leur trafic le commerce des métaux, car l’étain et la poudre d’or s’exploitaient en Gaule, dès la plus haute antiquité, dans diverses localités de l’Armorique, voisines de la Loire. La population des Vénètes se livrait surtout à ce travail. Au sud du fleuve, les Pictons et les Lémovices fouillaient aussi des gîtes qui semblent n’être que le prolongement des premiers. On a repris de nos jours ces mines, au moins pour l’étain, et en maints endroits l’on a retrouvé à la surface les débris de nombreuses excavations datant de ces temps si reculés.

La poudre d’or servait à tous ces peuples de monnaie, d’instrument d’échange, et c’est l’usage qu’en font encore les nègres de la Guinée et de l’Afrique centrale, qui exploitent aussi leurs placers. L’étain, est-il besoin de le dire, on le vendait aux commerçans de Tyr ou de Carthage, et ceux-ci, en alliant l’étain avec le cuivre, confectionnaient le bronze, d’un emploi si répandu pendant toute la primitive antiquité, où il remplaçait à la fois la fonte, le fer et l’acier, que les hommes n’avaient pas encore découverts. Phéniciens et Carthaginois, Étrusques, Grecs et Massaliètes, venaient hardiment, par les portes d’Hercule, aborder jusqu’en ces parages éloignés. Peut-être même que les Cassitérides, les îles de l’étain, dont les anciens géographes, Strabon entre autres, ont si souvent parlé, et dont les modernes ont tant de peine à marquer le véritable emplacement, étaient les îles qui gisent sur l’Océan de part et d’autre de l’embouchure de la Loire, surtout Belle-Ile, toujours rattachée à Nantes. Dans tous les cas, ce n’étaient point certainement les îles Scilly des Anglais, celles que nous nommons les Sorlingues. Situées à la pointe de la Cornouaille britannique sans cesse battue par les vagues, les marins et les pêcheurs, même aujourd’hui, ne les abordent qu’avec les plus grands dangers, tandis que Belle-Ile présente un des atterrissages les plus sûrs. Les navires ont la coutume, avant d’entrer en Loire, d’y jeter l’ancre pour attendre les ordres de l’armateur. Devant Belle-Ile est Penestin, en breton la pointe ou le cap de l’étain ; c’est là vraisemblablement que les Nannètes et les Vénètes, montés sur leurs barques de cuir, venaient entreposer l’étain, livré ensuite aux marins de la Méditerranée. Celui de la Cornouaille anglaise, on n’avait pas besoin de le porter aux Scilly, car la Cornouaille offre assez de ports et de mouillages sûrs, ceux qu’on nomme aujourd’hui Penzance, Saint-Yves, dans le voisinage même des mines d’étain.

Le commerce de l’étain et de l’or, qui faisait dans l’antiquité autant de petites Amériques de toutes les contrées où se retrouvaient ces deux métaux, ne cessa point pour les Nannètes avec l’occupation romaine, et le port qu’ils avaient assis sur la Loire continua d’être fréquenté. Cependant ce fut de préférence par l’intérieur de là Gaule, au moyen des routes et des fleuves que les Romains entretenaient avec soin, que l’exportation de l’or et de l’étain se fit désormais. Les deux métaux venaient s’embarquera Marseille, et de là gagnaient Rome et l’Italie. Ce commerce de transit fut arrêté par l’invasion germanique, et la place de Nantes cessa un moment de prospérer. Elle fut pillée, occupée même par les Normands, mais ne tarda pas à se relever, et devint, comme la plupart des cités commerciales du moyen âge, une sorte de commune indépendante, dont les ducs de Bretagne respectèrent les franchises, Quand la Bretagne fut réunie à la France, Nantes ne perdit rien non plus de ses privilèges, et se trouva, on peut le dire, au premier rang pour l’exploitation des richesses de l’Inde, et du Nouveau-Monde. Au siècle dernier, Nantes était peut-être le port de commerce français qui avait le plus de relations avec la mer des Antilles et l’Océan-Indien. Nous possédions alors Saint-Domingue, l’Ile-de-France, les Seychelles ; nous contre-balancions dans l’Inde l’influence anglaise. De tout cela que nous reste-t-il ? Nantes principalement alimentait toutes nos colonies de noirs. Ses négocians se livraient « au commerce de l’ébène, » comme on disait alors par euphémisme, et gagnaient de grosses sommes à ce trafic peu honorable. On allait acheter les malheureux esclaves sur la côte de Guinée, ou plutôt on les échangeait contre des liqueurs frelatées, de vieux fusils, des munitions, des toiles de couleur grossières ; on les empilait par centaines dans des navires mal aménagés, mal ventilés, on les introduisait aux Antilles ou dans les établissemens de la mer des Indes. Il en mourait beaucoup en route, mais les survivans suffisaient pour assurer à ce commerce, qui se faisait partout librement, sous l’égide du pouvoir royal, des bénéfices considérables. Puis les navires rentraient en Loire, apportant à Nantes la cassonade, la mélasse, le rhum, la cannelle, le girofle, le café, que l’armateur entreposait dans ses magasins et déversait de là sur toute la France. C’était une époque de prospérité générale, dont les vieux Nantais ont transmis à leurs fils la tradition devenue légendaire. C’est alors que le commerce de la place a réalisé ses plus beaux profits. Comme les pierres elles-mêmes parlent, il reste de cette époque fortunée, sur les quais de Nantes, des maisons somptueuses, ornées de balcons de fer délicatement ouvragés et d’élégantes cariatides. Ces riches demeures témoigneraient encore de l’éclat du passé, si les hommes en avaient perdu le souvenir.


I. — LE PORT DE NANTES.

C’est le long du quai de la Fosse, qui a été longtemps un lieu de promenade préféré, ou bien sur le bord des îles Feydeau et Gloriette, que se profilent les magnifiques résidences des anciens armateurs nantais. La plupart sont d’une heureuse architecture, et les constructeurs du siècle passé, qui les ont dessinées et édifiées, ont prouvé qu’ils savaient aussi bien tenir la règle et le pinceau que le niveau et le fil à plomb. Aujourd’hui ces demeures ont, pour la plupart, perdu leurs habitans accoutumés, et ont été affectées à d’autres usages. La cour intérieure est déserte, veuve de marchandises, et les magasins profonds, aux voûtes en pierres de taille, où s’entassaient les denrées coloniales de l’un et l’autre hémisphère, sont pour jamais fermés à ces produits. Le commerce a changé d’allures, se fait autrement. La ville s’est étendue, ouverte aux larges percées ; la maladie des maisons neuves a régné ici comme ailleurs. C’est le cours naturel des choses, et il n’y a pas à s’y opposer ni trop à s’en plaindre.

Les quais de Nantes profilent surtout leur longue ligne de maisons monumentales sur la rive droite du bras principal de la Loire, où ils s’étendent sur une longueur de 2 kilomètres 1/2. Ils sont moins larges et moins longs que les quais de Bordeaux, auxquels on les a volontiers comparés ; ils sont surtout moins animés. Le fleuve y est aussi moins étendu, moins profond, moins rempli de navires, mais peut-être que les maisons ont en quelques points plus de tournure qu’à Bordeaux.

Un vieux château-fort, au pied duquel commencent véritablement les quais, non loin de la gare du chemin de fer d’Orléans, donne à cette partie de la ville un cachet spécial. C’est une imposante construction féodale dont les fondations datent du IXe siècle et ont dû remplacer quelque oppidum de l’occupation romaine. Ce château a été plusieurs fois restauré. Ses nombreuses tours, ses épaisses courtines, son pont-levis, son grand logis ou donjon, son puits intérieur, en font un type des plus curieux de la vieille architecture militaire. « Les ducs de Bretagne n’étaient pas de petits. compagnons, » dit Henri IV, avec son juron favori, en entrant dans cette forteresse. C’est là que le pacte d’union de la Bretagne à la France a été préparé par le mariage de la duchesse Anne avec Louis XII. Ç’a été aussi une prison d’état. L’ignoble Gilles de Retz, maréchal de France sous Charles VII et chargé d’abominables crimes, y a été enfermé. Entre autres prisonniers célèbres, on cite encore Fouquet et la duchesse de Berry.

La cathédrale, de style gothique fleuri, où l’on remarque un beau tombeau de François II, dernier duc de Bretagne, et de sa femme, un chef-d’œuvre de sculpture dû au ciseau de Michel Colomb, la cathédrale de Nantes forme, avec le château et quelques maisons vermoulues, aux façades revêtues d’écaillés d’ardoisés et dont les cloisons ont défié le temps, à peu près tout ce qu’il reste à Nantes du moyen âge et de la renaissance. Nous avons dit comment le XVIIIe siècle s’était plu à orner cette ville : de nos jours elle s’est encore agrandie, embellie ; elle a un des plus jolis jardins publics qu’on puisse voir, tout ombreux, baigné d’eau, coupé de pelouses toutes vertes ; elle a de belles places, avec des fontaines, des colonnes, des statues, un magnifique hôpital, plusieurs halles ou marchés de grandes dimensions, et elle étale avec orgueil sur les six bras de la Loire, à travers son archipel d’îles, la chaîne pittoresque de ses ponts. Ceux-ci remontent presque tous à plusieurs siècles, et ont été successivement restaures, élargis. Le pont de la Poissonnerie ou d’Aiguillon forme le premier chaînon au nord. Un peu en aval se jette l’Erdre, que l’on a canalisée. C’est de là que part le canal de Nantes à Brest, ouvrage du premier empire, qui permet de relier par terre, à l’abri des feux d’une croisière ennemie, le grand port de commerce de la Loire avec notre principal port militaire sur l’Océan. Le pont de Pirmil vient le dernier, au sud ; à côté débouche la Sèvre, que l’on appelle nantaise, et qui est navigable comme l’Erdre. Au moyen de ces deux rivières et de la Loire, Nantes communique facilement par eau avec tout l’intérieur du pays.

Ethnographiquement, Nantes appartient à la Bretagne, dont elle marque une des limites au sud. On n’y parle pas le breton, mais les femmes du peuple et de la petite bourgeoisie y ont conservé leur coiffure caractéristique, qui n’est pas sans élégance, une sorte de long bonnet en tulle, orné de dentelles, de forme conique, soigneusement blanchi, tuyauté, repassé. Elles portent aussi une espèce de pèlerine qui donne à leur accoutrement quelque chose d’original. Cela excepté, le costume n’offre rien de particulier, et les hommes qu’on rencontre avec le chapeau de feutre noir à larges bords, la petite veste et les culottes courtes, sont des Bas-Bretons venus du Morbihan, de Quimper ou de Vannes. Marseille et même Bordeaux ont sur ce point beaucoup plus de cachet que Nantes. Ici tout le monde, sauf de très rares exceptions, parle français, et aucun costume étranger, grec, Turc, espagnol, africain, asiatique, ne tranche sur le costume national. Parmi les négocians de la place, très peu aussi sont venus du dehors. Il n’y a presque pas d’Anglais ou de Scandinaves, point d’Allemands ni d’Américains. Le nègre, si répandu à Bordeaux, à Marseille, où il arrive des colonies avec ses maîtres ou comme matelot, est aussi absent de ce port, qui se livra jadis si ardemment à la traite.

Le négociant nantais n’aime pas l’étranger, ne l’accueille pas volontiers, et tandis que certains de nos ports ont été de tout temps ouverts généreusement à tous, ici l’on semble n’aimer que les indigènes, ceux qui ont poussé à l’ombre du clocher natal, sur les rives mêmes du fleuve. Ces allures sont doublement fâcheuses, car elles tiennent la place de Nantes dans une sorte d’isolement où il n’est plus permis désormais de se cantonner, si on ne veut pas s’étioler et mourir. En dehors de l’Europe, Nantes n’étend aujourd’hui ses relations que sur les points avec lesquels elle trafiquait autrefois, les Antilles, les colonies de la mer des Indes ; elle connaît peu les États-Unis, l’Amérique du Sud, les établissemens hollandais des détroits ; elle semble ignorer l’Australie, la Chine, le Japon.

Plus peut-être qu’aucun de nos ports, Nantes a souffert des transformations récentes qu’a subies la marine marchande. La Loire n’y a pas une profondeur d’eau de plus de 3 à 4 mètres, et des navires de plus de 300 tonneaux ne peuvent sûrement y aborder, surtout aux basses eaux. Autrefois c’était à Paimbœuf, sur la rive gauche du fleuve, non loin de l’embouchure, que les navires entrant en Loire s’allégeaient d’une partie de leur chargement ; aujourd’hui c’est à Saint-Nazaire, à l’embouchure même, sur la rive droite. Ce port, qui n’avait été jusque-là qu’une sorte de refuge fréquenté uniquement par des pêcheurs, des caboteurs et des pilotes, est devenu en très peu d’années le rival heureux de Nantes. Les grands paquebots à vapeur de la compagnie transatlantique française, ceux qui touchent à toutes les stations de la mer des Antilles, du golfe du Mexique et de la côte septentrionale de l’Amérique du sud, ont à Saint-Nazaire leur point d’arrivée et de départ. Les clippers, les grands trois-mâts, y déposent également leur chargement, ou le remettent à des gabares qui montent jusqu’à Nantes. Seuls, les bricks, les goélettes, quelques trois-mâts barques, peuvent aborder directement à ce dernier port, à cause de l’insuffisante profondeur d’eau de la Loire. En somme, la majeure partie des navires au long cours qui font le commerce entre Nantes et les pays hors d’Europe sont obligés de partir de Saint-Nazaire et de s’y arrêter au retour. Nantes ne conserve la supériorité que pour la navigation avec la plupart des havres européens. On n’en doit pas moins considérer Saint-Nazaire uniquement comme le port d’attache de Nantes, car, cette ville disparaissant, Saint-Nazaire n’aurait plus de raison d’être.

C’est à Nantes et non à Saint-Nazaire que résident les armateurs, les courtiers, les négocians, les constructeurs, les manufacturiers ; à Saint-Nazaire, ils n’ont que des représentans ou des commis. Une ville ne se déplace pas tout entière en un jour ; les habitudes prises et consacrées par les siècles sont difficiles à déraciner. Nantes est demeurée malgré tout le centre principal du commerce de toute cette partie de la Loire et de l’Océan-Atlantique. Elle a même vu le chiffre de sa population augmenter sensiblement : il s’élève aujourd’hui à 120,000 habitans, tandis que Saint-Nazaire, si confiant et si fier à ses débuts, n’en a pas encore 20,000. Nous ne sommes pas en Amérique ; ici les villes ne se bâtissent point comme par enchantement. Une foule de raisons s’opposent à ces épanouissemens vraiment miraculeux, et chez nous la routine fait souvent loi. Dans tous les cas, Nantes ne pardonne pas à Saint-Nazaire son élévation, qu’elle qualifie de subite et d’imméritée. Une jalousie profonde divise les deux cités voisines et sœurs, et a fait même oublier à Nantes sa primitive et séculaire rivalité avec Bennes.

Le principal article d’importation du port de Nantes est le sucre. Cette place vient après Paris pour le raffinage de cette précieuse denrée, et va de pair dans cette importante industrie avec Marseille, qui un moment y fut prépondérante. La quantité de sucre reçue à Nantes en 1875 a été de 60,000 tonnes de 1,000 kilogrammes, dont les cinq sixièmes en sucre de canne et le reste en sucre de betterave. La quantité importée a décru en 1876 et n’a été que de 55,000 tonnes, tant par suite de la disparition dans un incendie d’une des plus grandes raffineries nantaises, qu’à cause des incertitudes où se trouvent les raffineurs au sujet de la nouvelle taxe proposée, mais non encore adoptée sur les sucres. Tous ces remaniemens, trop souvent répétés, troublent l’industrie sucrière, en limitent l’essor. Cette malheureuse question des sucres, sans cesse remise à l’étude, n’est jamais résolue. On cherche à satisfaire à la fois l’industrie indigène du sucre de betterave, l’industrie coloniale du sucre de canne, qui sont des industries productrices, et celle de la raffinerie, qui n’est qu’une industrie de transformation, et l’on ne voit point que le sucre retiré du tubercule comme celui qui provient du roseau est un seul et même produit, où la chimie elle-même ne voit aucune différence quand il est raffiné. Le sucre n’est point, dans l’un et l’autre cas, une matière première destinée à être modifiée, dénaturée, mais un produit immédiatement commerçable et utilisable. Il pourrait arriver à la consommation sans passer par la raffinerie. Que d’erreurs entassées sur cette question, que de fautes commises, sous le prétexte fallacieux de protéger à la fois l’agriculture, l’industrie de la betterave et la marine marchande ! Maintenant que l’antique pacte imaginé par Colbert est déchiré et que nos colonies, reconnues majeures, indépendantes de la métropole, ont encore plus à lutter qu’autrefois, il serait temps de revenir à des erremens plus raisonnables. Imposer les sucres d’après les couleurs et les types, à la manière hollandaise, autorise des fraudes formidables. On proposait récemment, dans la dernière enquête tenue en France à ce sujet, de les imposer d’après la richesse saccharine, comme on impose les spiritueux d’après leur richesse en alcool. Il serait peut-être plus simple de frapper le sucre d’un impôt unique, comme le tabac, le poivre, le café. Il serait bon aussi de diminuer enfin le chiffre de cette taxe, car plus on élève l’impôt, plus la consommation du produit taxé diminue, moins nos champs et nos usines en produisent, et moins nos places de commerce en importent. L’Angleterre, où l’impôt sur le sucre est nul, consomme quatre fois plus de sucre que la France, 28 kilogrammes par tête d’habitant et par an, et nous seulement 7 kilogrammes ! Pour une population totale qui dépasse 33 millions d’habitans, la consommation annuelle du Royaume-Uni atteint ainsi 1 milliard de kilogrammes, de quoi charger 1,000 navires de 1,000 tonneaux chacun I C’est là ce qu’on ne voit pas chez nous, et ce qu’il serait temps enfin que vissent les commissions nommées si souvent à cet effet pour régler en France la question des sucres, et qui si rarement ont fait besogne qui vaille et qui dure. Le sucre n’est ni une matière première ni une denrée de luxe, c’est bel et bien un aliment nécessaire à tous, et qu’en Angleterre et dans les colonies on donne même au bétail, pour le rendre plus alerte, plus dispos[1].

Après le sucre, dont Nantes en 1875 a reçu par mer 50,000 tonnes et en 1876 seulement 44,000 des diverses colonies françaises, anglaises, espagnoles, hollandaises ou du Brésil, les principaux objets d’importation entrés dans ce port en 1876 ont été la houille anglaise, 397,000 tonnes ; les bois du nord, 53,000, provenant de la Prusse, de la Russie, de la Norvège, et ensuite, par ordre d’importance eu égard à la quantité :


Guano du Pérou 26,000 tonnes
Engrais et noirs de raffinerie 18,000
Fonte et fer d’Angleterre ou de Suède 12,200
Goudrons et bitumes 11,000
Riz de l’Inde 9,000
Plombs d’œuvre et minerais de plomb argentifère d’Italie et d’Espagne 4,800
Graines oléagineuses de la côte d’Afrique 4,000
Cacao 2,500
Minerai de fer 2,000
Chanvre 2,000
Huile d’olive 1,000
Café 1,500
Métaux (cuivre, étain, zinc) 1,300
Fruits secs 1,000

Viennent enfin les huiles de palme et de coco, les phosphates naturels, les bois de teinture et d’ébénisterie, le coton, les morues, les fromages, les peaux, le lin, le jute, les oranges, les citrons, le rhum, les vins et liqueurs, l’huile de pétrole, les épices, le suif et quelques autres denrées[2].

Le commerce d’exportation repose essentiellement sur les sucres raffinés, dont plus de 11,000 tonnes en 1875, et 8,000 seulement en 1876 ont été expédiées. Les principaux débouchés de ce produit sont la Grande-Bretagne pour plus de la moitié, les pays Scandinaves pour le cinquième, puis l’Espagne, la Suisse, l’Algérie, la Belgique. Avec les sucres raffinés viennent les blés et les farines, provenant des riches départemens agricoles baignés par la Loire ou ses affluens (la Sarthe, le Maine-et-Loire), et dont le chiffre d’expédition a presque atteint 82,000 tonnes en 1875 et 56,000 en 1876, dirigées principalement vers l’Angleterre, la Suède et la Norvège. Les autres marchandises exportées sont :


La houille 37,000 tonnes
Les bois communs 29,400
Les ardoises d’Angers 4,800
Les pommes de terre 4,300
Les conserves alimentaires 3,400
Les mélasses 2,900
Les vins 2,400
Le riz 2,000
Les ouvrages en métaux 2,000
Les tissus de laine, de coton et de toile 2,000
Les noirs d’os pour raffinerie 1,300
Les huiles et les tourteaux de graines oléagineuses. 1,200
Les beurres salés 1,000

Enfin les bois de construction, les vinaigres, les eaux-de-vie et liqueurs, les légumes verts ou secs, la chaux, les suifs, la paille, le foin et le son, les fers, les cuirs, les peaux ouvrées, les matériaux à bâtir, les papiers, les machines et appareils mécaniques, les articles de mercerie et de mode, les bougies, le savon, les livres, les meubles, les feuillards pour cercles de barriques, etc.

La fabrication des meubles est récente et en grand progrès : elle apporte au commerce nantais un élément de fret assez considérable ; elle occupe 600 ouvriers, et l’importance de cette industrie représente une somme d’au moins 1,200,000 francs, dont les deux tiers en salaires. Les exportations de meubles ont principalement lieu vers les îles de la Réunion et Maurice, le Mexique, les Antilles, la Guyane et la Cochinchine françaises. Les départemens de l’ouest viennent s’approvisionner aussi à Nantes pour tous leurs meubles usuels. C’est là une branche de travail qui semblait jusqu’ici réservée à Paris, et dont certains ports, comme Bordeaux, Marseille, Le Havre, pourraient aussi bien s’emparer. Un des grands établissemens d’ébénisterie de Nantes entretient à lui seul 300 ouvriers, auxquels il verse annuellement un salaire total de 400,000 francs.

Autrefois on exportait de Nantes, vers les colonies de la mer des Indes, beaucoup de mules et chevaux du Poitou qui servaient aux planteurs pour le transport des cannes au moulin. Aujourd’hui ce commerce d’exportation a presque cessé. On n’a plus exporté que 553 mules en 1874, 305 en 1875 et 302 en 1876. La raison en est qu’on a commencé là-bas à construire des chemins de fer, par exemple à l’île Maurice, et qu’en outre la plupart de ces localités ont trouvé avantage à aller s’approvisionner de bêtes de trait à La Plata.

Le mouvement commercial des ports de la Loire maritime, Nantes, Paimbœuf et Saint-Nazaire, a été en 1876 d’un peu moins de 1,200,000 tonneaux dans l’ensemble, à l’entrée et à la sortie, représentés par 8,012 navires de toute provenance et de tout pavillon ; chargés ou sur lest. Le fret de sortie fait défaut ; le tonnage qui arrive chargé sort sur lest dans une proportion qui n’est pas inférieure à 50 pour 100.

Sur le chiffre total du tonnage, Saint-Nazaire intervient pour un peu plus de la moitié. D’année en année, le tonnage augmente quelque peu ; mais la progression est loin d’être sensible comme à Marseille, à Bordeaux ou au Havre, qui eux-mêmes ne progressent point dans la même proportion que d’autres ports étrangers, Anvers notamment. En 1867, le nombre total des navires entrés dans les ports maritimes de la Loire était de 8,007, jaugeant 937,000 tonneaux. Pour une décade d’années, l’augmentation, on le voit, est à peine indiquée. Ajoutons qu’à Nantes, comme dans la plupart de nos autres ports, le lot des pavillons étrangers est de plus en plus prépondérant, surtout pour les pavillons anglais et norvégien, car il existe un cabotage très suivi entre Nantes et les places britanniques et Scandinaves. A Nantes, le pavillon étranger entre pour environ un tiers dans le tonnage général, et pour la moitié dans le tonnage afférent à la grande navigation.

En 1875, la valeur totale des marchandises entrées et sorties s’est élevée à 250 millions de francs, et les recettes de la douane ont été de 28 millions, pour les trois ports réunis de Nantes, Paimbœuf et Saint-Nazaire[3]. Pour la même année, les recettes de la douane s’étaient élevées à Marseille à 40 millions 1/2, au Havre à 26, à Bordeaux à 22. Au 10P janvier 1876, le nombre des navires inscrits aux ports de Nantes et Saint-Nazaire était de 770, jaugeant 152,000 tonneaux. Le dixième des navires avec 22,000 tonneaux appartenait à Saint-Nazaire. A la même époque, le nombre des navires attachés au port de Marseille était de 732, avec une jauge de 198,000 tonneaux ; au Havre, de 349, avec 133,000 tonneaux ; à Bordeaux, de 367, avec 126,000 tonneaux. Le tonnage total de la flotte commerciale française était alors d’un peu plus d’un million de tonneaux, et avait perdu 40,000 tonneaux en deux ans.

Il résulte des chiffres cités précédemment que, si, pour le nombre des navires immatriculés comme pour les recettes de douane, le port de Nantes a tenu en 1875 le second rang parmi les quatre grands ports de commerce de la France, il n’est venu qu’au dernier rang pour le nombre et le tonnage des navires entrés et sortis et la valeur des marchandises importées ou exportées. Il s’est même, sur tous ces derniers points, laissé devancer par d’autres ports de création ou de reconstitution récente, tels que Cette ou Dunkerque. En 1876, il est d’ailleurs descendu au troisième rang au point de vue des recettes des douanes, qui ont été les suivantes : Marseille, 43,600,000 francs ; Le Havre, 27,500,000 ; Nantes, 24,800,000 ; Bordeaux, 21,600,000. En 1873, Nantes donnait autant que Marseille, 36 millions.

Nantes, dont le commerce proprement dit ne progresse point comme on serait en droit de l’espérer, tend, comme la plupart de nos ports, à devenir une cité industrielle. La construction des navires y a été longtemps, grâce à l’excellent bois de chêne que fournit la Bretagne, une des premières industries de la place. Aujourd’hui cette industrie est chancelante. Les chantiers sont situés au bord du fleuve, en face de la ville, le long de la rive gauche du bras principal de la Loire, sur l’île qui porte le nom de Prairie-au-Duc. Dans le courant de 1876, il a été construit à Nantes, au Croisic et à Paimbœuf 56 navires, jaugeant ensemble 5,400 tonneaux, ce qui met la moyenne par navire au-dessous de 100 tonneaux. Les chiffres de 1875 étaient beaucoup plus élevés pour le tonnage : 52 navires et 8,600 tonneaux, et c’était déjà une année de décadence. En 1875, les chantiers de construction français ont fourni en navires 37,500 tonneaux et les importations des constructeurs étrangers ont été de 28,000 tonneaux. Par suite des conditions où se trouve notre industrie des constructions navales, les chantiers étrangers fournissent ainsi à nos armateurs 43 pour 100 de leurs instrumens de transport. Aussi quelques constructeurs nantais se plaignent-ils de ne plus recevoir aucune commande et de voir leurs chantiers déserts. Cette crise s’aggrave en se prolongeant ; les ouvriers abandonnent une occupation qui ne leur procure plus qu’un travail intermittent, en éloignent leurs enfans, et l’importante industrie des constructions navales est menacée de disparaître de Nantes. Ce mal n’est pas particulier à ce port, il est général, Marseille, autrefois renommée dans cet art, n’a plus de chantiers ; Bordeaux a vu diminuer les siens. A Gênes, on se plaint également ; en Angleterre, aux États-Unis, dans le monde entier, éclatent les mêmes lamentations de la part de tous les anciens constructeurs La transformation radicale de la marine marchande a amené cet état de choses. Depuis quelques années, la vapeur tend de plus en plus à se substituer à la voile, avec grand profit. Les navires en bois sont remplacés par des navires en fer, et les bâtimens de grande portée, de plusieurs milliers de tonneaux, les clippers, les paquebots, ont détrôné les modestes trois-mâts que nos pères appréciaient tant. La cause du mal est là et non ailleurs. Toutes les primes, tous les droits protecteurs, toutes les surtaxes de pavillon, que réclament avec si grand fracas les constructeurs et les armateurs, n’y pourront rien. En revanche, ils ont le droit de demander qu’on les mette enfin sur un pied d’égalité complète avec les marines des autres places, et qu’aucun des articles du code maritime français, aucun des règlemens de nos ports, ne leur soient contraires.

Puisque l’industrie des constructions navales en bois est sujette à une irrémédiable décroissance, il faut que la place de Nantes prenne exemple sur l’évolution hardie qu’ont exécutée les Américains et les Anglais en entreprenant la construction des grands navires enfer à vapeur. Le salut est là. Le port de Marseille l’a depuis longtemps lui-même compris, en transportant, pour ainsi dire, aux faubourgs de la Capelette et de Menpenti, dans les ateliers de La Giotat, dans ceux de la Seyne, près de Toulon, les antiques chantiers du Pharo. Et ce ne sont plus alors seulement des machines de marine que l’on construit, ce sont toutes sortes d’appareils, de générateurs à vapeur, de mécanismes de tout ordre. Il faut entrer résolument dans cette voie, et Nantes y semble préparée, car elle y a déjà fait un pas marquant, non-seulement en ce qui regarde les engins maritimes, mais encore les constructions mécaniques en général. Nantes est une des villes industrielles de France où se construisent le mieux les machines agricoles.

L’industrie du raffinage du sucre, celles de la fabrication des meubles, de la préparation des conserves alimentaires, surtout les deux dernières, sont en progrès à Nantes. On connaît la réputation que cette place s’est faite dans la confection des conserves de tout genre, bœuf, sardines, anchois, thon, légumes ; elle la maintiendra en apportant dans cette délicate manipulation la plus scrupuleuse loyauté. Tout cela assure à ses navires et à son commerce avec l’intérieur de la France un fret de sortie avantageux. En 1875, Nantes n’a pas produit moins de 1 million de kilogrammes en conserves de petits pois seulement. Nantes possède aussi des huileries de graines, des savonneries ; mais celles-ci travaillent encore presque uniquement en vue de la consommation indigène, et non point, comme celles de Marseille, pour subvenir aussi aux nombreuses demandes de l’étranger. On peut en dire autant de quelques filatures de laine, de coton, de chanvre, et de quelques fabriques de cordages, enfin de quelques minoteries, tanneries, corroieries. Ce sont là des industries à développer, surtout en vue de l’exportation des produits manufacturés. Si le fret manque à la sortie, et aucun port plus que Nantes ne souffre de ce manque de fret, il faut le trouver, le créer, et c’est par la production industrielle qu’on y arrive. Bien mieux, on augmente ainsi le fret d’arrivée par la matière brute qu’on reçoit dans les usines locales, et l’on assure en même temps le fret de sortie par la matière ouvrée qu’on expédie au dehors, à l’étranger. Tout cela met en œuvre des quantités de matières considérables, qui assurent le pain à toute une nombreuse population. Nantes le sait. Le long de la Basse-Loire, quelques établissemens métallurgiques, quelques ateliers de grande chaudronnerie et de constructions mécaniques, principalement de machines agricoles (on a fabriqué et vendu plus de 200 de celles-ci en 1875), toutes ces usines donnent du travail à des milliers d’ouvriers, et remuent une masse de 30,000 tonnes de métaux, fer, plomb, cuivre ou zinc. Que ce ne soit là qu’un commencement, et que la place de Nantes s’ingénie à développer ce germe si fécond du travail industriel !


II. — LA BASSE-LOIRE, SAINT-NAZAIRE, LE LITTORAL.

Pour se rendre de Nantes à Saint-Nazaire, on peut prendre la voie ferrée ou le bateau à vapeur. La voie ferrée, qui longe les quais mêmes du port et dessert la rive droite du fleuve, est la plus rapide. La voie fluviale est plus animée, plus pittoresque, et l’on y touche à l’une et à l’autre rive. On monte sur un petit bateau à hélice ou à roues. On salue au départ le port marchand, le quai de la Fosse, que parcourent les wagons, et le long duquel sont amarrés les gabares, les bricks, les goélettes, les trois-mâts. Là sont les grues à vapeur pour le chargement et le déchargement. On rase la pointe de l’île Gloriette ; ensuite apparaissent les chantiers de construction maritime de la Prairie-au-Duc, et l’île Lemaire, où seront bientôt construits les magasins généraux. Quelques hautes cheminées, qui envoient vers le ciel leur panache de fumée épaisse, marquent, sur les îles de la Loire qui s’éloignent, l’emplacement de quelques usines à vapeur, entre autres de la plus grande raffinerie de sucre de la place. Voici maintenant, sur la rive droite du fleuve, dans un faubourg de la ville, la vaste carrière de granit de Mizery, où travaillent des centaines d’ouvriers. Le pavé cubique de Nantes, les pierres de couronnement des quais, le moellon irrégulier pour la bâtisse, sortent de là. La roche est regardée comme une des meilleures pierres de construction qu’il y ait, et c’est là que vient mourir, sur le bord même de la Loire, le grand mur de granit qui forme comme l’assise inébranlable de l’Armorique. C’est l’arête autour de laquelle se sont déposés peu à peu les terrains de sédiment qui ont donné à cette presqu’île son relief définitif ; elle commence au-delà de Brest, court parallèlement au rivage de l’Atlantique jusqu’à Nantes, et les gens du pays l’appellent le sillon de Bretagne, heureuse dénomination que le géologue fera bien de retenir.

Après Mizery vient Chantenay. La Loire a là plus de 400 mètres de large. En se retournant vers la ville, on a une très belle vue, celle du port avec ses navires, et celle des îles sur le fleuve. Chantenay, une commune qui compte déjà 10,000 habitans, semble n’être qu’une continuation de Nantes ; c’est, à vrai dire, le faubourg industriel de la grande cité. Là sont des distilleries, des huileries, des minoteries, des fabriques de vinaigre, des raffineries de sucre, une grande usine à décortiquer le riz. Chantenay est comme Nantes sur la rive droite de la Loire, dont tous les bras, hormis un seul, sont maintenant réunis. Vis-à-vis est Trentemoult, un endroit fameux où, selon la légende, « trente moult braves chevaliers bretons donnèrent du fil à retordre aux Anglais ; » c’est pourquoi l’île où est Trentemoult porte aussi le nom d’Ile des Chevaliers. C’est à partir de ce point que commencent les digues submersibles de la Loire, digues qui n’ont jamais répondu à ce qu’on attendait d’elles, toujours essayées, toujours critiquées, et qui n’ont fait, au dire des marins, sinon des ingénieurs, que bouleverser le lit de la Loire et en augmenter les dépôts sableux.

Pendant que le bateau avance, et que le patron nous explique ses théories à propos de l’amélioration de la Loire, qu’il voudrait voir confiée au draguage, nous saluons de nouvelles îles toutes vertes, couronnées de pâturages, entre autres celle de Cheviré ; puis, sur la rive droite, Basse-Indre, peuplée de 4,000 habitans, et où se trouvent des forges renommées. On y produit, avec les fontes de Bretagne obtenues au charbon de bois, des fers de qualité supérieure, que recherchent la marine, l’artillerie et le commerce. La production en 1876 a été de 7,000 tonnes de fer laminé et martelé, en barres ou en essieux, et le nombre d’ouvriers employés de 400. Cette usine a été fondée par des Anglais en 1825 ; depuis 1836, elle appartient à une compagnie française et a toujours été florissante.

En face de Basse-Indre est Indret, sur une île, Indret cité jadis pour son château seigneurial encore debout, aujourd’hui plus connu par un établissement considérable appartenant à la marine de l’état et datant du premier empire. On y lançait naguère des navires comme dans nos arsenaux ; on y fait maintenant des machines motrices pour nos vaisseaux de guerre, des hélices, des torpilles, des arbres de couche que l’on forge au marteau-pilon. C’est un atelier de premier ordre, habilement dirigé par les ingénieurs de la marine, et qui occupe 1,100 ouvriers. En général, il n’est guère conforme aux principes de la saine économie que l’état se fasse lui-même constructeur, puisque les maîtres de la sidérurgie contemporaine, les Schneider, les Krupp, produisent mieux et à meilleur compte. Cependant, en pareil lieu et en pareil cas, on peut pardonner au gouvernement d’avoir lui-même ses usines. Outre qu’il y a certains secrets de fabrication qu’il faut garder le plus possible, par exemple celui de la construction et du mode de fonctionnement des torpilles, il est juste de reconnaître qu’Indret, par sa position même, est à l’abri d’un coup de main que pourrait tenter une croisière ennemie ; ajoutons qu’en 1870 il a fondu sa part de canons et d’obus pour seconder un dernier élan de résistance ; qu’enfin la possession d’une usine par l’état limite les prétentions que l’industrie privée pourrait avoir vis-à-vis de lui, et règle en quelque sorte le maximum des prix qu’elle pourrait lui imposer pour telle ou telle fourniture. A Brest, notre marine militaire a aussi des ateliers de construction très importons, et ceux-ci, il n’est pas besoin de le dire, sont en complète rivalité avec ceux d’Indret.

Couëron vient après Basse-Indre, sur la même rive de la Loire. On y remarque une grande usine à plomb argentifère, appartenant à des Anglais, les mêmes qui possèdent aussi les mines et les usines de Pontgjbaud, dans le Puy-de-Dôme. A Couëron, on reçoit par bateau à vapeur les minerais d’Espagne et de Sardaigne, la houille d’Angleterre. Les minerais sont principalement des galènes ou sulfures très riches en plomb, pauvres en argent. On les calcine et on les fond dans des fours à réverbère ou à cuve, et l’on obtient ainsi le plomb d’œuvre ou argentifère. On enrichit celui-ci en argent par la fusion et le brassage dans des chaudières hémisphériques ouvertes, dites à la Pattinson, du nom de l’inventeur anglais qui découvrit ce procédé il y a cinquante ans. Enfin on sépare le plomb de l’argent par la méthode anglaise, dans un four à coupelle mobile. En 1876, on a produit ainsi à Couëron 3,800 tonnes de plomb doux en saumon, et 1,538 kilogrammes d’argent en lingot, le tout provenant de 4,650 tonnes de minerai. La production mensuelle, actuellement, peut se calculer à 400 tonnes de plomb, ce qui donnera 4, 800 tonnes pour la production totale de 1877. L’usine occupe une centaine d’ouvriers ; elle sera bientôt complétée par un atelier de fabrication du blanc de plomb ou céruse, dont on connaît l’emploi dans la peinture, et par un atelier de laminage et d’étirage du plomb pour en faire des feuilles et des tuyaux. Les mines de plomb et de zinc argentifères de Ponpéan (Ille-et-Vilaine) ont donné naissance à l’usine de Couëron. Aujourd’hui ces mines sont arrêtées, comme aussi celles d’Huelgoët et de Poullaouen, dans le Finistère ; l’usine de Couëron est passée aux mains d’une compagnie anglaise, et c’est à l’Espagne et à la Sardaigne que celle-ci va demander ses approvisionnemens. Il y a plus d’une leçon à tirer de ces faits.

Presqu’en face de Couëron, dont il faudrait visiter aussi l’importante verrerie, est Le Pèlerin, qui fut jadis un des ports d’attache de Nantes, un des points où les navires s’allégeaient pour remonter plus facilement la Loire. Sur la même rive, beaucoup plus en aval, vient Paimbœuf, en breton Pen-Bo, la tête de bœuf, dont le port s’ensable et n’a plus d’ailleurs la même importance qu’autrefois. On y voit une grande fabrique de cordages pour la marine, qui occupe une soixantaine d’ouvriers, y compris les femmes et les enfans. A l’embouchure même du fleuve est Saint-Brevin, localité sans intérêt, et sur la rive opposée Saint-Nazaire, qui a détrôné tous les autres ports de la Loire maritime, sauf Nantes. Ici commence l’Océan, et le fleuve à son embouchure a 3 kilomètres 1/2 de large, entre Saint-Brevin et Saint-Nazaire. Les sables charriés se déposent sous les eaux à l’endroit où la Loire, se mariant avec l’Océan, perd sa vitesse, et ainsi se forme cette espèce de bas-fond bien connu des marins, et qu’on nomme la barre des Charpentiers.

Saint-Nazaire est à proprement parler une ville toute moderne. Sur une pointe de granit est le vieux village, la vieille chapelle, le vieux phare. Là vivent encore, entassés dans de pauvres demeures, les pêcheurs, les caboteurs, les pilotes, les marins de la Loire. La ville neuve s’étend plus loin avec ses hautes maisons, ses hôtels, ses cafés, ses bureaux, ses larges rues, ses grands magasins ; malheureusement elle manque d’eau potable : elle n’a pas non plus poussé aussi vite que les détenteurs de terrains et les entrepreneurs de bâtisse l’eussent voulu. Nantes, fidèle à ses habitudes profondément enracinées, n’a pas entendu émigrer en masse vers cette terre stérile, que les eaux seules font vivre, les eaux de la mer et du fleuve s’entend. Ce n’est certes pas une terre promise. Les environs sont fort peu plaisans. Partout surgit la roche granitique et schisteuse, partout s’étend la lande couverte d’un sable siliceux, une vraie lande bretonne, où ne poussent que le genêt épineux, les graminées sauvages, et ça et là quelques arbres rabougris. C’est un coin des plus désolés du pays qu’a chanté Brizeux :

La terre de granit, recouverte de chênes.


De tout temps néanmoins cette localité a été foulée par les hommes, et les Bretons de l’Armorique y ont dressé un gigantesque dolmen qui peut faire presque concurrence à ceux de Carnac et d’Auray. Autour on a planté un square. La table a 3m,25 de long sur 1m,65 de large, et une épaisseur de 40 centimètres. Ces dimensions donnent un volume de 2 mètres cubes et un poids de 5,500 kilogrammes. Les supports, profondément enfoncés en terre, ont 2 mètres de hauteur au-dessus du sol. Qui dira par quels appareils les hommes préhistoriques de ces parages ont extrait, charrié et mis en place pour l’éternité ces trois masses puissantes de granit ?

La grande curiosité de Saint-Nazaire n’est pas aujourd’hui son dolmen, c’est son bassin à flot : c’est là ce qu’il faut aller voir ; les navires s’y pressent, tous de grandes dimensions ; tous ceux qui ne peuvent pas aller directement à Nantes s’arrêtent là. C’est une forêt de mâts, de cheminées de bateaux à vapeur. Les quais sont animés ; on y décharge principalement les planches et les madriers de sapins du nord, les houilles et les fontes anglaises, le minerai de fer, et, sur des gabares, tout ce qui doit remonter jusqu’à Nantes. On y embarque les colis de tout genre qu’emporte vers la mer des Antilles et le golfe du Mexique la flotte à vapeur de la compagnie française transatlantique, qui a là ses bureaux, ses docks, ses ateliers, ses magasins ; elle y a eu aussi ses chantiers de construction, et une partie de ses grands steamers ont été lancés à Saint-Nazaire. Ses établissemens occupent une superficie de 4 hectares. Sur les quais, on remarque deux belles machines à mater, dont une a été construite par le Creuzot, des grues à vapeur très puissantes, tout cela pour l’embarquement et le débarquement des plus grosses pièces, des plus lourds fardeaux. A la bonne heure ! voilà un vrai port de mer ; à Nantes, nous n’étions encore que dans une espèce de port de rivière.

Le bassin à flot de Saint-Nazaire, commencé en 1842, a été livré à la navigation en 1857 ; il s’ouvre sur l’anse de Penhouët ; c’est un véritable port artificiel, creusé dans les terres. Le bassin n’a pas moins de 10 hectares de superficie, peut abriter 60 navires de 600 tonneaux, et le développement des quais est de 1,600 mètres. La profondeur d’eau varie suivant les points de 6 mètres à 7m,50, à la basse-mer. Deux écluses font communiquer le bassin à flot avec l’Océan, l’une de 13 mètres, l’autre de 25 mètres de large, celle-ci pour les plus grands navires. Deux môles d’abri en charpente s’avancent à 200 mètres sur l’eau, et marquent le chenal d’entrée. La rade est si sûre et si calme qu’elle remplit les fonctions d’avant-port. Une cale sèche pour la réparation des navires est annexée au bassin à flot. A côté du bassin actuel, on en construit un second qu’on mettra en communication avec le premier, et qui aura 20 hectares de superficie et trois cales sèches. La cale actuelle servira alors à passer du premier au second bassin. Celui-ci coûtera au total 20 millions et sera l’un des plus grands bassins à flot qui existent. On estime qu’il pourra être livré au commerce en 1880. On y a fait usage, comme dans l’établissement du premier bassin de Saint-Nazaire, pour l’assiette définitive des fondations des murs de quai sur un sol solide à travers le sol vaseux, de méthodes de descente de puits en maçonnerie hardies, audacieuses, et plus tard imitées à Bordeaux, au Havre, à Rochefort, à Lorient, dans des conditions moins délicates qu’à Saint-Nazaire.

C’est en creusant les fondations de ce nouveau bassin dit de Penhouët (le premier s’appelle plus spécialement le bassin de Saint-Nazaire) que M. R. Kerviler a reconnu, dans les terrains d’alluvion jadis formés par les apports de la Loire, la trace très nette laissée par les inondations annuelles du fleuve. Des armes et des outils de silex, de bronze, des pierres perforées, des poteries grossières, des ossemens de bœuf et de cerf, portant la trace du travail de l’homme, puis des médailles, des crânes à forme allongée ou dolichocéphale ont été successivement découverts dans ces assises superposées. Il y a eu là, dès l’origine des temps, un habitat humain, une station de marins et de pêcheurs, et l’on a pu marquer par le nombre des couches sableuses le nombre des années écoulées entre notre époque et les premiers dépôts de la Loire, qui semblent ne pas remonter au-delà de 9,000 ans. C’est ainsi que les fouilles du sol, conduites par un esprit attentif, observateur, peuvent venir en aide à l’archéologie préhistorique et l’éclairer de données certaines et pour ainsi dire mathématiques, en lui fournissant ce qu’on a si bien appelé un chronomètre naturel. Mais comment M. Kerviler a-t-il constaté que les couches annuelles pouvaient se compter d’une manière certaine, à peu près comme les années d’un arbre se mesurent par les couches concentriques du tronc ? Le voici. Les dépôts annuels de la Loire se sont effectués avec une constante régularité. Ils sont d’une épaisseur moyenne de 3 millimètres, et chaque dépôt se compose d’un lit de détritus végétaux, d’un lit de glaise et d’un lit de sable. Les végétaux arrivent à l’automne après la chute des feuilles, le sable pendant l’hiver, la glaise pendant l’été. Il résulte de ce qui vient d’être dit que 30 centimètres d’épaisseur de ces dépôts correspondent à la durée d’un siècle. Dans une tranchée, à l’air, le sable s’effrite, et il est facile dès lors de compter les assises, sans faire d’erreur, en marquant le nombre de cordons sableux. Reste à trouver un point de départ. Or une monnaie de Tétricus, usurpateur gaulois, rival de l’empereur Aurélien, qui le défit, a été rencontrée dans une des couches sableuses. La défaite de Tétricus ayant eu lieu en l’an 274 de notre ère, la couche de sable où cette médaille a été rencontrée correspond au IIIe siècle. Des épées et un poignard en bronze ayant été trouvés dans une couche qui est à 2m,40 au-dessous de la précédente et qui est par conséquent plus vieille de huit siècles que celle-ci, cela signifie qu’au Ve siècle avant l’ère chrétienne la Gaule n’était pas encore sortie de l’âge de bronze, ou du moins la partie de la Gaule arrosée par la Loire. A la même époque, l’âge de la pierre polie n’avait pas non plus disparu tout à fait, puisqu’on a rencontré, dans les mêmes assises que les armes de bronze, une hache en silex poli emmanchée sur une corne de cerf, des bois de cerf aiguisés, effilés, et même d’énormes pierres percées ou entaillées. Ces pierres servaient sans doute d’ancres aux embarcations primitives qui fréquentaient ces parages de l’Océan et de la Loire. Les marins de Saint-Nazaire, on le voit, peuvent se réclamer d’ancêtres qui remontent à une très haute antiquité.

Les observations de M. R. Kerviler ont été faites jusqu’à présent sur une hauteur de 8 mètres, correspondant à vingt-quatre siècles. On se propose de les continuer jusqu’à 30 mètres, dernière limite des assises alluviales de la Loire sur le granit. Ce travail de recherche intéressant est conduit au moyen d’un puits à large section. M. Waddington, quand il était ministre de l’instruction publique, a ouvert pour cela un crédit spécial à l’ingénieur de Saint-Nazaire. Il serait bien à désirer que de tels travaux fussent partout encouragés, car ils sont de nature à éclairer d’un jour précis nos ténébreuses origines. C’est de la sorte qu’il paraît maintenant assuré que la formation de la vallée actuelle de la Loire remonte à peu près à neuf mille ans, comme il a déjà été dit.

Nantes et Saint-Nazaire commandent le bassin de la Loire, comme Bordeaux le bassin de la Gironde et Marseille le bassin du Rhône et tout le golfe de Lyon. Il y a mieux, de l’île d’Oléron à l’île d’Ouessant, il n’y a d’autre grand port de commerce que Nantes et Saint-Nazaire, comme de l’île d’Oléron au fond du golfe de Gascogne il n’y a d’autre grand port que Bordeaux. Qu’est-ce que Rochefort, même avec son port militaire. La Rochelle, les Sables-d’Olonne, en comparaison de Nantes ? et Vannes, le vieux port des Vénètes, ces Vénitiens de l’Armorique, et Lorient, et Quimper, et Brest lui-même ? Ce sont des pépinières de marins pour notre flotte marchande et militaire, des nids de hardis pêcheurs, de bons caboteurs, de braves pilotes, mais ce ne sont pas de grands ports de commerce. Quelques-uns l’ont été un jour, comme Lorient, que l’on appela au début L’Orient, quand nous colonisions l’Inde et Madagascar ; L’Orient, nom d’heureux augure et qui fut imaginé par la grande compagnie de marchands formée sous l’inspiration de Richelieu pour exploiter les colonies françaises des Indes orientales. Mazarin, Colbert, prêtèrent successivement leur appui à cette compagnie et à d’autres qui se substituèrent à elle, mais survinrent les mauvais jours. Lorient, qui avait cru un moment supplanter Nantes, dut céder le pas à sa rivale, qui elle-même succomba quand la France perdit Saint-Domingue. Depuis, Nantes s’est à peu près relevée, mais non Lorient.

Quelques autres ports de cette partie du littoral, comme Brest, on a tenté récemment de les galvaniser, de les faire surgir. Il y a là une magnifique rade. On voulait, à côté du port militaire, édifier un port marchand ; d’autres, à qui le singulier ne suffisait pas, disaient : des ports. Qui ne se rappelle la trop fameuse compagnie des ports de Brest ? On avait aligné sur le terrain ou plutôt sur le papier, devant les quais en construction, des rues, des pâtés de maisons, toute une ville neuve. Soutenus, encouragés au début par le ministre du commerce et des travaux publics d’alors, qui vint exprès de Paris à Brest assister à un grand banquet et faire un discours, les pauvres actionnaires des ports de Brest ne tardèrent pas à voir leurs titres réduits à rien. Le nouveau port lui-même, le bassin édifié pour abriter les paquebots de la compagnie transatlantique, qui véritablement restaient en rade et qu’on rejoignait avec un petit bateau à vapeur spirituellement nommé le Satellite, le port marchand de Brest a bientôt été réduit à ses pêcheurs, à ses caboteurs naturels. C’est que les havres de commerce ne s’improvisent pas sans motifs, et sur le simple décret d’un ministre. Sans doute Brest est la pointe la plus avancée de la France sur l’Océan ; Brest a l’une des premières rades du monde ; mais qu’y aurait-on porté, que pouvait-on y débarquer avec profit ? Le lieu était trop éloigné, la campagne environnante trop dépeuplée, trop stérile ; aucun cours d’eau navigable dans le voisinage, à peine un pauvre canal communiquant avec Nantes, et créé surtout dans une vue de défense militaire. C’est là ce qu’il aurait fallu voir tout d’abord. La compagnie transatlantique a fini par abandonner ce port de relâche ; elle y perdait son temps et son argent, et les passagers eux-mêmes préféraient Le Havre, qui n’est distant de Paris que de cinq heures, à Brest, où la voie ferrée en met dix-huit. Depuis quelques années, on ne part plus que du Havre pour les voyages de New-York, et l’on touche à Plymouth au lieu de toucher à Brest.

Ce qu’il fallait faire en réalité pour donner à tout ce rivage de l’Océan la vie, le bien-être, la fortune, les particuliers l’ont tenté sans que l’état ait eu beaucoup à y intervenir. La terre se refusant en maints endroits à fournir un fret aux navires, on a exploité la mer comme fabrique d’alimens. La pêche s’est développée à souhait. A Nantes, à Concarneau, on s’est mis à saler la sardine, l’anchois, le thon, et à expédier ces produits conservés dans l’huile par millions de boîtes à travers le monde entier. C’est une industrie fructueuse, où les Français sont passés maîtres, et que les Américains essaient en ce moment de leur ravir. Sur tout le littoral, on a établi des viviers dans lesquels on a conservé le poisson, soit pour la consommation indigène, soit pour l’expédition au dehors. Enfin on a entrepris la culture des huîtres sur une échelle immense. C’est sur ces rivages, à Bélon près Quimper, à Lorient, à Auray, à Vannes, que sont les parcs les plus considérables, les aménagemens les plus grandioses, parmi lesquels on peut citer ceux de M. le baron de Wolbock. On sait quelle consommation fait Paris et toute la France de ce mollusque cher aux gourmets, dont le prix malheureusement augmente toujours, sans que la qualité s’améliore beaucoup. Malgré tous les soins donnés à l’élevage et toutes les découvertes nouvelles faites en ostréiculture, il est certain, aussi que le nombre d’huîtres pêchées est aujourd’hui bien moins considérable qu’il y a vingt-cinq ans, ce qui explique la hausse continue des prix. En 1852, on a consommé à Paris 78 millions d’huîtres, dont le prix à la halle était de 2 fr. 27 cent, le cent ; en 1872, la consommation était descendue à 13 millions, et le prix était monté à 11 fr. 21 cent. A partir de 1873, la production s’est un peu relevée ; mais les prix n’ont pas fléchi, à cause de la demande toujours plus forte. Ils sont encore de 11 à 12 francs le cent à la halle, et de 15 à 18 francs au détail. Depuis quelques années, les huîtres qui viennent des côtes du Morbihan sont particulièrement appréciées à Paris. Elles y sont connues sous le nom d’huîtres armoricaines ou de Sainte-Anne (d’Auray). Si nos parcs arrivent jamais à produire ce que donnent ceux des Américains, on pourra aussi mariner et conserver l’huître, et l’envoyer au loin en boîtes soigneusement confectionnées ; les leurs arrivent ainsi jusqu’en France. Développons nos pêcheries, développons notre production huîtrière : c’est le moyen de fournir une occupation avantageuse à tous les habitans de nos côtes, et d’apporter en même temps à nos navires de commerce un nouvel élément de fret qui n’est point à dédaigner.


III. — LA NAVIGATION DE LA LOIRE.

De tous les fleuves de la France, la Loire est celui qui, pour le marin, a la meilleure embouchure, celui où les navires, par tous les temps, peuvent entrer et sortir avec le plus de facilité et le moins de dangers : favet Neptunus eunti, comme le dit la devise que Nantes porte sur ses armes. Malheureusement la Loire est aussi celui de nos fleuves qui, à l’intérieur des terres, est le plus indisciplinable, celui sur lequel on peut le moins aisément naviguer. En-deçà de Nantes, pendant une grande partie de l’année, la Loire n’est pas accessible aux bateaux. La Seine, à l’entrée dans Paris, débite à l’étiage, c’est-à-dire aux plus basses eaux, 75 mètres cubes d’eau par seconde, dans un lit de 150 mètres de large ; à Orléans, la Loire débite trois fois moins d’eau dans un lit deux fois plus large, et c’est ainsi tout le long du parcours. A Tours, elle occupe une largeur qui est trois fois celle de la Seine, et ne roule qu’un volume d’eau de 65 mètres cubes. Elle coule en minces filets, à travers un labyrinthe d’îles de sable. Partout elle jette, à droite, à gauche, des dépôts sablonneux, qu’à chaque instant elle déplace et qu’elle finit par charrier à la mer. Entre Orléans et tours, pendant six mois de l’année, ce n’est qu’une plage de sable, où le fleuve disparaît presque entièrement, coulant en nappes souterraines.

La Loire est celui de tous nos grands cours d’eau qui a le plus long parcours ; elle mesure 1,000 kilomètres de sa source à son embouchure, du flanc des montagnes du Vivarais, où elle sourd au Gerbier-des-Joncs, au port de Saint-Nazaire, où elle vient mourir ; c’est aussi celui de nos fleuves qui a le bassin le plus étendu. La vallée de la Loire occupe un cinquième de la superficie totale du territoire ; c’est la plus riche en productions agricoles de tout genre : elle traverse la Touraine, elle nourrit 8 millions d’habitans ; mais la Loire est en même temps celui de nos fleuves dont les inondations sont les plus fréquentes, les plus redoutables, les plus difficiles à prévenir. La Loire descend du grand plateau, granitique et schisteux qui forme le centre et comme le noyau de la France. Le terrain y est à peu près imperméable, et les inondations de la Loire sont à craindre pour peu que la fonte des neiges au printemps arrive subitement, ou que les pluies torrentielles d’automne tombent avec trop de fréquence.

Les malheureuses conditions hydrologiques que l’on vient de rappeler ont frappé de tout temps les ingénieurs. A toutes les époques, on a essayé d’y remédier, même sous les Romains. Sous les Francs, les nautes de la Loire forment une corporation comme ceux de la Seine. Sous la dynastie carlovingienne, des édits royaux, notamment sous Louis le Débonnaire, prescrivent des travaux riverains, des espèces de digues ou levées pour discipliner le régime de la Loire. Sous les rois capétiens, Louis XI entre autres, le pouvoir s’occupe avec sollicitude des endiguemens du fleuve. Au XVIIe siècle, Louis XIV appelle des ingénieurs hollandais, qui imaginent des digues submersibles. En 1730, on essaie d’améliorer le mouillage du port d’Orléans. A la même époque et jusqu’en 1770, une commission d’ingénieurs visite à plusieurs reprises la Loire, et propose de la rétrécir entre Nantes et Paimbœuf, au grand mécontentement des marins. Les hydrauliciens sont sans cesse à l’œuvre ; rien ne les rebute, ils essaient de tout pour améliorer, pour assurer la navigation du fleuve, et en même temps empêcher les inondations : digues submersibles dans la campagne, digues insubmersibles au passage des grandes villes, réservoirs fermés ou barrages ouverts dans les vallées. De 1820 à 1860, on tente de nouveau d’endiguer, de resserrer la Loire, et finalement on s’aperçoit qu’on n’a fait que créer ainsi des obstacles à la navigation et rendre les inondations plus fréquentes. On a même dérangé, paraît-il, le régime des marées, car le flot qui se faisait sentir jusqu’à Ancenis, à 30 kilomètres de Nantes, ne monte plus, dit-on, jusque-là. Peut-être aurait-il mieux valu ne recourir qu’à des draguages prolongés, comme le demandaient tous les mariniers.

On ne s’est pas tenu pour satisfait en tentant, par des efforts séculaires, d’améliorer les allures de la Loire, on a voulu aussi faire communiquer le bassin de ce fleuve avec les autres régions du pays. On a ouvert pour cela des canaux. Le canal de Briare, le premier canal à, écluses superposées et à point de partage construit en France (1638), fait communiquer la vallée de la Loire avec celle de la Seine. On marie également la Loire avec le Rhône par le canal du Centre, complété plus tard par le canal latéral à la Loire. Le canal du Centre, projeté dès le règne de François Ier, successivement étudié par Sully, Richelieu, Vauban, les états de Bourgogne, est enfin commencé par ceux-ci en 1783 sous le nom de canal du Charolais, et terminé dix ans après. Gauthey, ingénieur des états, s’illustre dans ce grand travail.

Les voies d’eau, fleuves, rivières ou canaux, sont les meilleures voies d’approvisionnement de nos ports, celles qui leur amènent, aux meilleures conditions possibles, un fret de sortie abondant, comme aussi ce sont les voies qui répartissent le plus loin, avec le plus d’économie, les matières premières apportées par les navires caboteurs ou de long cours. Un bon aménagement des canaux, des rivières et des fleuves navigables d’un pays, est par conséquent le moyen le plus sûr d’augmenter, de doubler la prospérité de ses ports de mer. Et que l’on ne dise pas qu’aux chemins de fer tout seuls incombe aujourd’hui cette importante besogne. Le canal est le moyen de transport prédestiné pour les matières les plus lourdes et de moindre valeur ; c’est en même temps le modérateur, le régulateur naturel des tarifs des voies ferrées, et dans une foule de circonstances, il peut entrer utilement en concurrence avec elles. On ne saurait mieux le prouver que par un exemple frappant, qui se présente précisément dans le bassin de la Loire, sur le canal du Berry, et que M. Krantz met heureusement en lumière dans le remarquable rapport qu’il a présenté à l’assemblée nationale, entre les années 1872 et 1874, sur les voies navigables de la France.

Le canal du Berry, dont le projet fut préparé dès 1484, à la suite de la réunion des états-généraux à Tours, puis étudié par Sully, par Colbert, repris en 1765, exécuté enfin en 1807, le canal du Berry fait communiquer le Cher avec la Loire. Sur le parcours entier on transporte une moyenne annuelle de 300,000 tonnes de marchandises. Bien que la ligne soit défectueuse, mal construite, sujette aux manques d’eau, aux chômages prolongés, ait des écluses trop étroites et de différentes dimensions, elle arrive à lutter Victorieusement contre les voies ferrées qui lui sont opposées. Et par quels moyens ? M. Krantz va nous le dire. L’engin de traction est un âne ; le véhicule, un bateau très économiquement construit, et qui, avec ses agrès, ne coûte jamais plus de 1,500 francs. Le marinier s’y installe avec sa famille. L’âne fournit la force motrice, mais chacun l’aide à son tour. Il prélève sa nourriture sur les francs bords du canal ou dans les prés voisins, qu’il tond de contrebande, Le modeste équipage, presque toujours à pleine charge, fait à peu près 16 kilomètres par jour. Le soir venu, on s’arrête. L’âne est dételé, rentre dans le bateau. Par ces moyens rudimentaires, le prix du fret descend à 1 centime 1/2 par tonne et par kilomètre, en y comprenant toutes les dépenses, quelles qu’elles soient. Sur le chemin de fer, ce serait au moins le triple, sinon le quadruple. Et cependant qu’avons-nous d’un côté ? Des engins primitifs, un outillage incomplet, élémentaire, une pauvre famille et le plus humble des serviteurs de l’homme. Et de l’autre ? De puissantes machines, savamment construites et entretenues, mises en œuvre par un personnel habile, instruit, en un mot la grande industrie avec toute sa force, sa science, sa hiérarchie, sa discipline. Malgré tout, au point de vue économique, c’est le marinier qui triomphe ; le chaland transporte à bien plus bas prix que la locomotive. C’est qu’aussi le véhicule du marinier, à charge égale, pèse quatre fois et coûte trente fois moins que celui du chemin de fer, et que le travail de traction est bien moindre sur l’eau que sur le rail.

Nous avons tenu à citer cet exemple pour montrer tout ce qu’une canalisation intelligente du bassin de la Loire pourrait apporter d’avantages, non-seulement aux populations et aux campagnes riveraines, mais encore au port de Nantes lui-même, auquel cette canalisation créerait tant de débouchés et dont elle augmenterait singulièrement le fret à l’entrée comme à la sortie. A Nantes, à Saint-Nazaire, nous avons rencontré des houilles françaises qui faisaient concurrence aux houilles importées d’Angleterre. Celles-là avaient été amenées précisément par le canal du Centre, le canal latéral à la Loire et celui du Berry, des riches mines de Blanzy dans le département de Saône-et-Loire. Avec les charbons menus, les poussiers sans aucune valeur, que l’on mêle au brai, au goudron minéral et que l’on comprime mécaniquement, on fait des briquettes. Elles sont d’un arrimage facile et d’un emploi très avantageux dans la navigation à vapeur. La compagnie de Blanzy a fondé une usine à Nantes pour la confection de ces agglomères, et ses chalands, traînés par des remorqueurs à vapeur, venaient dans le principe du port de Monceau, sur le canal du Centre, à Nantes et à Saint-Nazaire. C’est une distance totale de 750 kilomètres, qui n’est guère inférieure que d’un huitième à la distance de Paris à Marseille par le chemin de fer de Lyon-Méditerranée. La navigation par les canaux demande beaucoup plus de temps, mais elle est plus économique que le transport par le rail, et c’est suffisant. On n’attend pas ce charbon à jour et à heure fixes, l’approvisionnement est fait d’avance. Quand il s’agit de consommations annuelles qui peuvent s’élever à plusieurs milliers de tonnes, il suffit d’une économie de quelques francs par tonne pour permettre ou non l’érection d’une usine. Si l’économie n’a pas lieu, souvent l’usine ne peut s’édifier. Qui ne devine dès lors que le bas prix des transports règle la plupart du temps toute l’allure industrielle d’un pays ? Malheureusement les canaux ont pour concurrens les chemins de fer, qui luttent à mort contre eux. Au moyen des tarifs différentiels, qui permettent un si notable abaissement du fret kilométrique sur une distance plus grande, on a forcé la compagnie de Blanzy à prendre la voie ferrée au lieu de la voie d’eau. Des cinq remorqueurs à vapeur qu’elle avait sur la Loire, il ne lui en reste plus qu’un seul, qui fait les voyages entre Nantes et Saint-Nazaire et Nantes et Angers ; elle est même arrivée à mêler aux siens des menus anglais de Cardiff. Elle n’en produit pas moins chaque année 20,000 tonnes d’agglomérés dans son usine de Nantes, et cet exemple est bon à enregistrer.

Nous savons que la Loire n’est pas navigable toute l’année. Les crues, les basses eaux, les glaces, les brouillards, y arrêtent entièrement la navigation au moins six mois sur douze. C’est là une condition des plus fâcheuses. Nous savons aussi que tous les endiguemens, tous les genres d’améliorations tentées sur la Loire, même sur la Loire maritime, entre Nantes et Saint-Nazaire, n’ont pas réussi jusqu’à présent. Il faut chercher ailleurs, soit dans des approfondissemens, des draguages, qui paraissent presque impossibles à réaliser d’une manière certaine et durable, soit plutôt dans la création d’une canalisation latérale, le moyen de tirer parti des eaux du fleuve jusqu’à Nantes. Si cette canalisation s’exécute, il faudra donner au canal le même tirant d’eau partout, et à toutes les écluses les mêmes dimensions, en largeur et en longueur, de manière à ce que tout ce travail présente une uniformité, une homogénéité qui permette d’aller sans transbordement, sans rompre charge, jusqu’aux plus lointaines distances ; or, l’on sait que cela ne. peut encore se faire en France sur aucune de nos voies navigables artificielles.

Sur la rive droite ou la rive gauche de la Loire, ces canaux seconderont l’agriculture, lui amèneront à bas prix les amendemens les engrais dont elle a besoin et transporteront vers les usines et vers les ports, notamment celui de Nantes, les produits du sol et du sous-sol : céréales, bois, fourrages, chanvres, vins, ardoises houilles, minerais, et les produits des usines métallurgiques, de céramique ou de verrerie. Montluçon, à l’une des extrémités du canal du Cher, Montluçon, déjà si réputé par ses houillères, ses forges, ses verreries, ses cristalleries, pourrait ainsi devenir un jour une espèce de Birmingham, dont Nantes serait comme le Liverpool.

Si l’amélioration complète et durable de la Loire fluviale n’est pas possible directement, et s’il faut, pour tirer parti du fleuve recourir forcément à la canalisation latérale dont il vient d’être parlé, on peut se demander s’il doit en être de même pour la Loire maritime ou Basse-Loire. Jusqu’ici, il faut bien le reconnaître, on n’a pas été plus heureux sur le bas que sur le haut du fleuve, et tous les efforts des ingénieurs, nous l’avons vu, sont venus échouer contre les résistances aveugles de la nature, les forces fatales des élémens. La Loire, à partir de Nantes, n’a qu’une profondeur de 3 mètres sur les 60 kilomètres qui la séparent de la mer. On voudrait porter cette profondeur à 7 mètres, pour donner la faculté à tous les navires d’aborder sûrement à Nantes en pleine charge. La chambre de commerce de Nantes est revenue plusieurs fois sur cette idée, l’a fait en partie accepter par le gouvernement, qui a détaché à deux reprises quelques-uns de ses ingénieurs pour préparer les projets et les devis de ce grand travail[4]. Quand on a soumis les pièces de cette sorte d’enquête au conseil supérieur des ponts et chaussées, il a toujours donné un avis défavorable. Les projets n’étaient pas cependant mal conçus, et le coût des travaux à faire, draguages, endiguemens ou autres, avec un bassin à flot à Nantes, ne s’élevait point au-delà de quelques dizaines de millions ; on n’en aurait pas certainement dépensé plus de 50 dans l’ensemble, en donnant à ce projet toute l’ampleur nécessaire.

Quelques Nantais n’ont pas plus de confiance que l’état dans les travaux d’approfondissement de la Basse-Loire. Atteints de ce qu’un ingénieur du gouvernement appelait avec irrévérence la « maladie du canal latéral, » pensant qu’il vaut mieux amener la mer à Nantes que d’aller la chercher à Saint-Nazaire, ils demanderaient volontiers qu’on ouvrît un canal à grande dimension de Nantes à la mer. Nous n’avons pas à prendre parti dans ce débat, qu’il serait toutefois urgent de voir clore. Quant à la situation réciproque de Nantes et de Saint-Nazaire, remarquons qu’elle n’offre rien qui doive exciter la jalousie, les méfiances, les craintes de l’un ou de l’autre de ces ports. Comment ! Nantes a demandé qu’on lui donnât Saint-Nazaire, et le jour où le bassin à flot de Saint-Nazaire est creusé, Nantes le voit fonctionner d’un mauvais œil ? Pourquoi cela ? Quand les Anglais ont approfondi et dragué la Clyde, Glascow est devenu le grand port que l’on sait ; il a vu sa population passer de 100,000 à 500,000 habitans ; Greenock n’est toujours que le port de l’embouchure. Nantes restera pour la France le grand port de l’ouest, quelque sort que l’avenir réserve à Saint-Nazaire, mais il ne faut pas que les Nantais boudent.

Ce n’est pas d’ailleurs d’assoupir la rivalité de Nantes et de Saint-Nazaire que l’on doit se préoccuper ; ce dont il s’agit surtout, c’est d’amener à Nantes le plus de fret possible pour venir en aide à un grand port dont la situation sera bientôt chancelante, si l’on n’y prend garde. Déjà des ports comme Dunkerque, sur la mer du Nord, Cette, sur le golfe de Lyon, font beaucoup plus d’affaires que Nantes, même augmentée de Saint-Nazaire. C’est que Dunkerque et Cette sont des têtes de canaux. Nantes doit s’étudier à jouir enfin du même avantage, et ce qu’elle doit demander sans relâche, ce que sa chambre de commerce, ce que tous les Nantais doivent au besoin exiger, c’est une canalisation complète et définitive de tout le bassin de la Loire, et une communication assurée de ce bassin avec ceux du Rhône, de la Seine et du Rhin. Il faut également que le réseau de toutes les voies ferrées qui aboutissent ou doivent aboutir à Nantes soit enfin achevé, complété, et que les compagnies, pour le bien du commerce, pour le bien général, réduisent au minimum et leurs tarifs et leurs exigences. Là est principalement le salut pour Nantes, pour tous nos ports ; il est aussi dans un peu plus d’activité, un peu plus d’initiative individuelle de la part des Nantais. Sans doute il y a à Nantes plus d’un bon exemple à citer, plus d’un grand armateur, plus d’un grand industriel ; mais, dans l’ensemble, la place nous a paru un peu endormie, un peu paresseuse, d’humeur sédentaire, même rétrograde, et nous voudrions qu’il fût possible, dans son intérêt et dans celui du pays, de la tirer enfin de cet état de torpeur. Pourquoi, depuis quelques années, les affaires semblent-elles y rester stationnaires et sur quelques points y décroître ?

Tous nos ports se plaignent, et une partie de leurs plaintes sont fondées ; mais aussi ils doivent bien reconnaître qu’une part de responsabilité leur incombe dans les difficultés de la situation actuelle. Il faut faire une évolution vers les créations industrielles ; il faut s’habituer de plus en plus à transformer, à manufacturer la matière première que l’on reçoit, et non plus seulement à la distribuer aux usines lointaines, comme on faisait jadis. Le travail industriel moderne a pris d’autres allures que celui du passé. Que Nantes profite en cela de l’exemple que lui donne Marseille. Ce qui a sauvé ce port, ce sont les usines de tout genre qu’il a su établir. Il en a dans la ville elle-même, dans sa banlieue, dans le département, dans les département voisins, et tout cela fonctionne pour ainsi dire sous les yeux et dans tous les cas avec les capitaux de l’armateur et du négociant marseillais. N’avons-nous pas vu près de Nantes, à Basse-Indre, une forge très florissante qui date de 1825, à Couëron, une verrerie, une fonderie de plomb ? Ces exemples ne doivent pas être isolés. Il ne faut pas surtout, comme à la fonderie de plomb de Couëron, laisser uniquement les Anglais se livrer à ces opérations fructueuses ; il faut les suivre dans cette voie. Comment aussi laisse-t-on aux grands caboteurs anglais tout seuls le soin de porter à Saint-Nazaire les 400,000 tonnes de charbon dont Nantes a besoin chaque année ?

Des huileries de graines, des savonneries, commencent à fonctionner à Nantes. Qu’on étende la consistance et le nombre de ces usines. Qu’on augmente, qu’on agrandisse les minoteries, les distilleries ; qu’on crée des fabriques de produits chimiques. La Touraine fournit de grandes quantités de vins. Qu’on les concentre, qu’on les travaille et les prépare pour l’exportation comme on fait a Bordeaux pour les vins dits de Cahors, à Cette pour ceux du Languedoc. La confection des meubles fournit déjà un fret assez important aux navires qui partent du port de Nantes. Ne gagnerait-on point à établir de nouveaux ateliers de ce genre ? Ce n’est pas le goût qui manque en France. Les bois indigènes, le noyer, le chêne, le poirier, l’érable, y sont de bonne qualité, n’y sont pas chers, et nos ports nous amènent à bon compte tous les bois d’ébénisterie exotiques, le thuya, le palissandre, l’acajou, l’ébène. Nous pourrions fournir de mobiliers de choix une partie des habitans du globe.

Nantes doit être à la fois un grand marché et un grand atelier, un grand marché pour tout l’ouest et le centre de la France, un grand atelier exportant au dehors la majeure partie de ses produits manufacturés. Le voisinage et les progrès de Saint-Nazaire ne doivent pas effaroucher Nantes. Il y a place sur la Loire pour les deux ports. Le Havre n’a pas fait disparaître Rouen, seulement Rouen a su se transformer, et s’est contenté de devenir une des premières villes manufacturières de France, quand Le Havre a pris dans les transports maritimes la place que Rouen y occupa jadis. C’est là ce que doit faire Nantes. Saint-Nazaire amènera des pays lointains les matières à élaborer, Nantes les transformera dans ses usines. Cependant nos ingénieurs rendront vers l’un et l’autre port les mouvemens de plus en plus faciles, et s’étudieront à améliorer et à compléter de toute façon les voies d’eau et les voies de fer, sans lesquelles il n’est pas de marine, de commerce, d’agriculture, ni d’industrie. A propos de l’amélioration de la Loire, on a présenté bien des projets, on a prodigué les promesses, et l’on n’a jamais rien fait. Il y va de l’avenir du port de Nantes ; que le gouvernement sorte enfin de cette inaction absolue où il ne semble que trop se complaire.


L. SIMONIN.

  1. Voyez le livre si sagement écrit : Le Questionnaire de la question des sucres, par M. Le Pelletier de Saint-Remy. Paris, 1877.
  2. Voyez l’Exposé des travaux de la chambre de commerce de Nantes pendant l’année 1876. Nantes, 1877.
  3. En 1876, la valeur totale des marchandises entrées et sorties est descendue à 226 millions. (Tableau général du commerce de la France, Paris, 1877.)
  4. Voyez Nantes et la Loire, par M. Lechalas, Nantes, 1870, et De la nécessité d’améliorer la Loire, par M. Goullin ; Nantes, 1876.