Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 2p. 172-182).


CHAPITRE XV.


Dans la chambre où était la table de toilette et où les bougies brûlaient accrochées à la muraille, je trouvai miss Havisham et Estelle. Miss Havisham, assise sur un sofa près du feu, et Estelle sur un coussin à ses pieds. Estelle tricotait et miss Havisham la regardait. Toutes deux levèrent les yeux quand j’entrai, et toutes deux remarquèrent du changement en moi. Je vis cela au regard qu’elles échangèrent.

« Et quel vent, dit miss Havisham, vous pousse ici, Pip ? »

Bien qu’elle me regardât fixement, je vis qu’elle était quelque peu confuse. Estelle posa son ouvrage sur ses genoux, leva les yeux sur nous, puis se remit à travailler. Je m’imaginai lire dans le mouvement de ses doigts, aussi clairement que si elle me l’eût dit dans l’alphabet des sourds-muets, qu’elle s’apercevait que j’avais découvert mon bienfaiteur.

« Miss Havisham, dis-je, je suis allé à Richmond pour parler à Estelle, et, trouvant que le vent l’avait poussée ici, je l’ai suivie. »

Miss Havisham me faisant signe pour la troisième ou quatrième fois de m’asseoir, je pris la chaise placée auprès de la table de toilette que j’avais vue si souvent occupée par elle. Avec toutes ces ruines à mes pieds et autour de moi, il me semblait que c’était bien en ce jour la place qui me convenait.

« Ce que j’ai à dire à miss Estelle, miss Havisham, je le dirai devant vous dans quelques moments. Cela ne vous surprendra pas, cela ne vous déplaira pas. Je suis aussi malheureux que vous ayez jamais pu désirer me voir. »

Miss Havisham continuait à me regarder fixement. Je voyais au mouvement des doigts d’Estelle pendant qu’ils travaillaient qu’elle était attentive à ce que je disais, mais elle ne levait pas les yeux.

« J’ai découvert quel est mon protecteur. Ce n’est pas une heureuse découverte, et il n’est pas probable qu’elle élève jamais ni ma réputation, ni ma position, ni ma fortune, ou quoi que ce soit. Il y a des raisons qui m’empêchent d’en dire davantage : ce n’est pas mon secret, mais celui d’un autre. »

Comme je gardais le silence pendant un moment, regardant Estelle et cherchant comment continuer, miss Havisham répéta :

« Ce n’est pas votre secret, mais celui d’un autre, eh bien ?…

— Quand pour la première fois vous m’avez fait venir ici, miss Havisham, quand j’appartenais au village là-bas, que je voudrais bien n’avoir jamais quitté, je suppose que je vins réellement ici comme tout autre enfant aurait pu y venir, comme une espèce de domestique, pour satisfaire vos caprices et en être payé.

— Ah ! Pip ! répliqua miss Havisham en secouant la tête avec calme, vous croyez…

— Est-ce que M. Jaggers ?…

— M. Jaggers, dit miss Havisham en me répondant d’une voix ferme, n’avait rien à faire là-dedans et n’en savait rien. S’il est mon avoué et s’il est celui de votre bienfaiteur, c’est une coïncidence. Il a de semblables relations avec un assez grand nombre de personnes, et cela a pu arriver naturellement ; mais, n’importe comment cette coïncidence est arrivée, soyez convaincu qu’elle n’a été amenée par personne. »

Tout le monde aurait pu voir dans son visage hagard qu’il n’y avait jusqu’ici ni subterfuge ni dissimulation dans ce qu’elle venait de dire.

« Mais lorsque je suis tombé dans l’erreur où je suis resté si longtemps, du moins vous m’y avez entretenu ? dis-je.

— Oui, répondit-elle en faisant encore un signe, je vous ai laissé aller.

— Était-ce de la bonté ?

— Qui suis-je ? s’écria miss Havisham en frappant sa canne sur le plancher et se laissant emporter par une colère si subite qu’Estelle leva sur elle des yeux surpris, qui suis-je, pour l’amour de Dieu, pour avoir de la bonté ? »

J’avais élevé une bien faible plainte et je n’avais même pas eu l’intention de le faire. Je le lui dis lorsqu’elle se rassit plus calme après cet éclat.

« Eh bien !… eh bien !… eh bien !… dit-elle, après ?…

— J’ai été généreusement payé ici pour mes anciens services, dis-je pour la calmer, en étant mis en apprentissage, et je n’ai fait ces questions que pour me renseigner personnellement. Ce qui suit a un but différent, et, je l’espère, plus désintéressé. En entretenant mon erreur, miss Havisham, vous avez voulu punir et contrarier — peut-être sauriez-vous trouver mieux que moi les termes qui pourraient exprimer votre intention sans vous offenser — vos égoïstes parents.

— Je l’ai fait, dit-elle, mais ils l’ont voulu, et vous aussi. Quelle a été mon histoire pour que je me donne la peine de les avertir ou de les supplier, eux ou vous, pour qu’il en soit autrement ? Vous vous êtes tendu vos propres pièges, et ce n’est pas moi qui les ai tendus… »

Après avoir attendu qu’elle redevint calme, car ses paroles éclataient en cascades sauvages et inattendues, je continuai :

« J’ai été jeté dans une famille de vos parents, miss Havisham, et je suis resté constamment au milieu d’eux depuis mon arrivée à Londres. Je sais qu’ils ont été de bonne foi et trompés sur mon compte comme je l’ai été moi-même, et je serais faux et bas si je ne vous disais pas, que cela vous soit agréable ou non, que vous faites sérieusement injure à M. Mathieu Pocket et à son fils Herbert si vous supposez qu’ils sont autre chose que généreux, droits, ouverts, et incapables de quoi que ce soit de vil ou de lâche.

— Ce sont vos amis ? dit miss Havisham.

— Ils se sont faits mes amis, dis-je, quand ils supposaient que j’avais pris leur place et quand Sarah Pocket, miss Georgina et mistress Camille n’étaient pas mes amis, je pense. »

Le contraste de mes amis avec le reste de sa famille semblait, j’étais bien aise de le voir, les mettre bien avec elle. Elle me regarda avec des yeux perçants pendant un moment, puis elle dit avec calme :

« Que demandez-vous pour eux ?

— Rien, dis-je, si ce n’est que vous ne les confondiez pas avec les autres. Il se peut qu’ils soient du même sang, mais, croyez-moi, ils ne sont pas de la même nature. »

Miss Havisham répéta, en continuant à me regarder avec avidité :

« Que demandez-vous pour eux ?

— Je ne suis pas assez rusé, vous le voyez, répondis-je sentant bien que je rougissais un peu, pour pouvoir vous cacher, quand bien même je le désirerais, que j’ai quelque chose à vous demander, miss Havisham : si vous pouviez disposer de quelque argent pour rendre à mon ami Herbert un service pour le reste de ses jours… mais ce service, par sa nature, doit être rendu sans qu’il s’en doute, je vous dirai comment.

— Pourquoi faut-il que cela se fasse sans qu’il s’en doute ? demanda-t-elle en appuyant sa main sur sa canne afin de me regarder plus attentivement.

— Parce que, dis-je, j’ai commencé moi-même à lui rendre service il y a plus de deux ans sans qu’il le sache, et que je ne veux pas être trahi. Par quelles raisons suis-je incapable de continuer ? Je ne puis vous le dire. C’est une partie du secret d’un autre et non pas le mien. »

Elle détourna peu à peu les yeux de moi et les porta sur le feu. Après l’avoir contemplé pendant un temps qui, dans le silence, à la lumière des bougies qui brûlaient lentement, me parut bien long, elle fut réveillée par l’écroulement de quelques charbons enflammés, et regarda de nouveau de mon côté, d’abord d’une manière vague, puis avec une attention graduellement concentrée. Pendant tout ce temps Estelle tricotait toujours. Quand miss Havisham eut arrêté son attention sur moi, elle dit, en parlant comme s’il n’y avait pas eu d’interruption dans notre conversation :

« Ensuite ?…

— Estelle, dis-je en me tournant vers elle en essayant de maîtriser ma voix tremblante, vous savez que je vous aime, vous savez que je vous aime depuis longtemps, et que je vous aime tendrement… »

Ainsi interpellée, Estelle leva les yeux sur mon visage, et ses doigts continuèrent leur travail, et elle me regarda sans changer de contenance. Je vis que miss Havisham portait les yeux tantôt de moi à elle, tantôt d’elle à moi.

« J’aurais dit cela plus tôt sans ma longue erreur. Cette erreur m’avait fait espérer que miss Havisham nous destinait l’un à l’autre, et, pensant que vous ne pouviez rien y faire vous-même, quelles que fussent vos intentions, je me suis retenu de le dire, mais je dois l’avouer maintenant. »

Sans rien perdre de sa contenance impassible et ses doigts allant toujours, Estelle secoua la tête.

« Je sais, dis-je en réponse à ce mouvement, je sais que je n’ai pas l’espoir de pouvoir jamais vous appeler ma femme, Estelle. J’ignore ce que je vais devenir, combien malheureux je serai, où j’irai. Cependant, je vous aime, je vous ai aimée depuis la première fois que je vous ai vue dans cette maison. »

En me regardant, parfaitement impassible et les doigts toujours occupés, elle secoua de nouveau la tête. Je repris :

« Il eût été bien cruel, horriblement cruel à miss Havisham de jouer avec la sensibilité et la candeur d’un pauvre garçon, de me torturer pendant toutes ces années dans un vain espoir et pour un but inutile si elle avait songé à la gravité de ce qu’elle faisait ; mais je pense qu’elle n’en avait pas conscience. Je crois qu’en endurant ses propres souffrances elle a oublié les miennes, Estelle. »

Je vis miss Havisham porter la main à son cœur et l’y retenir pendant qu’elle continuait à me regarder, ainsi qu’Estelle, tour à tour.

« Il me semble, dit Estelle avec un grand calme, qu’il y a des sentiments, des fantaisies, je ne sais pas comment les appeler, que je suis incapable de comprendre. Quand vous dites que vous m’aimez, je sais ce que vous voulez dire quant à la formation des mots, mais rien de plus. Vous ne dites rien à mon cœur… vous ne touchez rien là… Je m’inquiète peu de ce que vous pouvez dire… j’ai essayé de vous en avertir… Dites, ne l’ai-je pas fait ?

— Oui, répondis-je d’un ton lamentable.

— Oui, mais vous n’avez pas voulu vous tenir pour averti, car vous avez cru que je ne le pensais pas. Ne l’avez-vous pas cru ?

— J’ai cru et espéré que vous ne le pensiez pas, vous si jeune, si peu éprouvée et si belle, Estelle. Assurément ce n’est pas dans la nature.

— C’est dans ma nature, répondit-elle ; puis elle ajouta en appuyant sur les mots : C’est dans mon for intérieur. Je fais une grande différence entre vous et les autres en vous en disant autant. Je ne puis faire davantage.

— N’est-il pas vrai, dis-je, que Bentley Drummle est ici en ville et qu’il vous recherche ?

— C’est parfaitement vrai, répondit-elle en parlant de lui avec l’indifférence du plus entier mépris.

— N’est-il pas vrai que vous l’encouragez, que vous sortez à cheval avec lui, et qu’il dîne avec vous aujourd’hui même ? »

Elle parut un peu surprise de voir que je connaissais tous ces détails, mais elle répondit encore :

« C’est parfaitement vrai !

— Vous pouvez l’aimer, Estelle ! »

Ses doigts s’arrêtèrent pour la première fois quand elle répliqua avec un peu de colère :

« Que vous ai-je dit ? Croyez-vous encore après cela que je ne sois pas telle que je le dis ?

— Vous ne l’épouserez jamais Estelle ? »

Elle se tourna vers miss Havisham et réfléchit un instant en tenant son ouvrage dans ses mains, puis elle dit :

« Pourquoi ne vous dirais-je pas la vérité ? On va me marier avec lui. »

Je laissai tomber ma tête dans mes mains ; mais je pus me contenir mieux que je ne pouvais l’espérer, en égard à la douleur que j’éprouvai en lui entendant prononcer ces paroles. Quand je relevai la tête, miss Havisham avait un air si horrible, que j’en fus impressionné, même dans le bouleversement extrême de ma douleur.

« Estelle, chère, très-chère Estelle, ne permettez pas à miss Havisham de vous précipiter dans cet abîme. Mettez-moi de côté pour toujours. Vous l’avez fait, je le sais bien, mais donnez votre main à quelque personne plus digne que Drummle. Miss Havisham vous donne à lui comme pour témoigner le plus profond mépris, et faire la plus grande injure qu’on puisse faire à tous les hommes beaucoup meilleurs qui vous admirent, et aux quelques-uns qui vous aiment vraiment. Parmi ces quelques-uns il peut y en avoir un qui vous aime aussi tendrement, bien qu’il ne vous ait pas aimé aussi longtemps que moi. Prenez-le et je le supporterai avec courage pour l’amour de vous ! »

Mon ardeur éveilla en elle un étonnement qui me fit supposer qu’elle était touchée de compassion, et que tout à coup j’étais devenu intelligible à son esprit.

« Je vais, dit-elle encore d’un ton plus doux, l’épouser. On s’occupe des préparatifs de mon mariage, et je serai bientôt mariée. Pourquoi mêlez-vous ici injustement le nom de ma mère adoptive ? C’est par ma propre volonté que tout se fait.

— C’est par votre propre volonté, Estelle, que vous vous jetez dans les bras d’une brute ?

— Dans les bras de qui devrais-je me jeter ? repartit-elle avec un sourire. Devrais-je me jeter dans les bras de l’homme qui sentirait le mieux (s’il y a des gens qui sentent de pareilles choses) que je n’ai rien pour lui ?… Là !… c’en est fait, je ferai assez bien et mon mari aussi. Quant à me précipiter dans ce que vous appelez un abîme, miss Havisham voulait me faire attendre et ne pas me marier encore ; mais je suis fatiguée de la vie que j’ai menée ; elle n’a que très-peu de charmes pour moi, et je suis d’avis d’en changer. N’en dites pas davantage. Nous ne nous comprendrons jamais l’un l’autre.

— Une vile brute ! une telle stupide brute ! criai-je désespéré.

— Ne craignez pas que je sois un ange pour lui, dit Estelle ; je ne le serai pas. Allons, voici ma main. Séparons-nous là-dessus, enfant et homme romanesque.

— Ô Estelle, répondis-je, pendant que mes larmes tombaient en abondance sur sa main, malgré tous mes efforts pour les retenir, quand même je resterais en Angleterre et que je pourrais me tenir la tête haute devant les autres, comment pourrais-je voir en vous la femme de Drummle !

— Enfantillage !… enfantillage !… dit-elle, cela passera avec le temps.

— Jamais, Estelle !

— Vous ne penserez plus à moi dans une semaine.

— Ne plus penser à vous ! Vous faites partie de mon existence, partie de moi-même. Vous avez été dans chaque ligne que j’ai lue depuis la première fois que je suis venu ici, n’étant encore qu’un pauvre enfant bien grossier et bien vulgaire, dont, même alors, vous avez blessé le cœur. Vous avez été dans tous les rêves d’avenir que j’ai faits depuis. Sur la rivière, sur les voiles des vaisseaux, sur les marais, dans les nuages, dans la lumière, dans l’obscurité, dans le vent, dans la mer, dans les bois, dans les rues, vous avez été la personnification de toutes les fantaisies gracieuses que mon esprit ait jamais conçues. Les pierres avec lesquelles sont bâties les plus solides constructions de Londres ne sont pas plus réelles ou plus impossibles à déplacer par vos mains, que votre présence et votre influence l’ont été et le seront toujours pour moi, ici et partout. Estelle, jusqu’à la dernière heure de ma vie, il faut que vous restiez une partie de ma nature, une partie du peu de bien et une partie du mal qui est en moi. Mais pendant notre séparation, je vous associerai seulement au bien, et je vous y maintiendrai toujours fidèlement, car vous devez m’avoir fait beaucoup plus de bien que de mal. Quelle que soit la douleur aiguë que je ressente maintenant… oh ! Dieu vous garde ! Dieu vous pardonne ! »

Dans quelle angoisse de malheur j’arrachai de mon cœur ces paroles entrecoupées ? je ne le sais. Elles montèrent à mes lèvres comme le sang d’une blessure interne. Je tins sa main sur mes lèvres pendant un moment, et je la quittai. Mais toujours dans la suite, je me suis souvenu, et bientôt après à plus forte raison, que, tandis qu’Estelle me regardait seulement avec un étonnement mêlé d’incrédulité, la figure de spectre de miss Havisham, dont la main couvrait encore son cœur, semblait trahir, dans un terrible regard, la pitié et le remords.

Tout est dit, tout est fini ! Tout était si bien dit et si bien fini, que, lorsque je franchis la porte, la lumière du jour paraissait d’une couleur plus sombre que lorsque j’étais entré. Pendant un instant, je me cachai parmi les ruelles et les passages, et ensuite je partis pour faire à pied toute la route jusqu’à Londres. Car j’avais à ce moment tellement repris mes esprits, que je réfléchis que je ne pouvais pas retourner à l’hôtel et y voir Drummle ; que je ne pourrais pas supporter d’être assis dans la voiture et m’entendre adresser la parole ; que je ne pouvais rien faire de mieux pour moi-même que de me fatiguer.

Il était plus de minuit quand je traversai le pont de Londres. Passant par les étroits labyrinthes des rues qui, à cette époque, longeaient à l’ouest la rive du fleuve qui faisait partie du comté de Middlesex, mon plus court chemin pour gagner le Temple était de suivre la rivière par Whitefriars. On ne m’attendait que le lendemain, mais j’avais mes clefs, et si Herbert était couché, je pouvais gagner mon lit sans le déranger.

Comme il arrivait rarement que j’entrasse par la porte de Whitefriars, quand le Temple était fermé, et que j’étais très-crotté et très-fatigué, je ne me formalisai pas, en voyant le portier m’examiner avec beaucoup d’attention en tenant la porte entr’ouverte pour me laisser passer. Pour aider sa mémoire je lui dis mon nom.

« Je n’en étais pas bien certain, monsieur, mais je le pensais. Voici une lettre, monsieur ; la personne qui l’a apportée a dit que vous soyez assez bon pour la lire à la lanterne. »

Très-surpris de cette recommandation, je pris la lettre. Elle était adressée à Philip Pip, Esquire, et au haut de l’enveloppe étaient ces mots : « veuillez lire cette lettre ici même. » Je l’ouvris, le portier m’éclairait, et je lus de la main de Wemmick :

« NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS ! »


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