Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 1p. 345-363).


CHAPITRE XXIX.


De bonne heure j’étais debout et dehors. Il était encore trop tôt pour aller chez miss Havisham ; j’allai donc flâner dans la campagne, du côté de la ville qu’habitait miss Havisham, qui n’était pas du même côté que Joe : remettant au lendemain à aller chez ce dernier. En pensant à ma patronne, je me peignais en couleurs brillantes les projets qu’elle formait pour moi.

Elle avait adopté Estelle, elle m’avait en quelque sorte adopté aussi ; il ne pouvait donc manquer d’être dans ses intentions de nous unir. Elle me réservait de restaurer la maison délabrée, de faire entrer le soleil dans les chambres obscures, de mettre les horloges en mouvement et le feu aux foyers refroidis, d’arracher les toiles d’araignées, de détruire la vermine ; en un mot d’exécuter tous les brillants haut faits d’un jeune chevalier de roman et d’épouser la princesse. Je m’étais arrêté pour voir la maison en passant, et ses murs de briques rouges calcinées, ses fenêtres murées, le lierre vert et vigoureux embrassant jusqu’au chambranle des cheminées, avec ses tendons et ses ramilles, comme si ses vieux bras sinueux eussent caché quelque mystère précieux et attrayant dont je fusse le héros. Estelle en était l’inspiration, cela va sans dire, comme elle en était l’âme ; mais quoiqu’elle eût pris un très-grand empire sur moi et que ma fantaisie et mon espoir reposassent sur elle, bien que son influence sur mon enfance et sur mon caractère eût été toute-puissante, je ne l’investis pas, même en cette matinée romantique, d’autres attributs que ceux qu’elle possédait. C’est avec intention que je mentionne cela maintenant parce que c’est le fil conducteur au moyen duquel on pourra me suivre dans mon pauvre labyrinthe. Selon mon expérience, les sentiments de convention d’un amant ne peuvent pas toujours être vrais. La vérité pure est que, lorsque j’aimai Estelle d’un amour d’homme, je l’aimai parce que je la trouvais irrésistible. Une fois pour toutes j’ai senti, à mon grand regret, très-souvent pour ne pas dire toujours, que je l’aimais malgré la raison, malgré les promesses, malgré la tranquillité, malgré l’espoir, malgré le bonheur, malgré enfin tous les découragements qui pouvaient m’assaillir. Une fois pour toutes, je ne l’en aimais pas moins, tout en le sachant parfaitement, et cela n’eut pas plus d’influence pour me retenir, que si je m’étais imaginé très-sérieusement qu’elle eût toutes les perfections humaines.

Je calculai ma promenade de façon à arriver à la porte comme dans l’ancien temps. Quand j’eus sonné d’une main tremblante, je tournai le dos à la porte, en essayant de reprendre haleine et d’arrêter les battements de mon cœur. J’entendis la porte de côté s’ouvrir, puis des pas traverser la cour ; mais je fis semblant de ne rien entendre, même quand la porte tourna sur ses gonds rouillés.

Enfin, me sentant touché à l’épaule, je tressaillis et me retournai. Je tressaillis bien davantage alors, en me trouvant face à face avec un homme vêtu de vêtements sombres. C’était le dernier homme que je me serais attendu à voir occuper le poste de portier chez miss Havisham.

« Orlick !

— Ah ! c’est que voyez-vous, il y a des changements de position encore plus grand que le vôtre. Mais entrez, entrez ! j’ai reçu l’ordre de ne pas laisser la porte ouverte. »

J’entrai ; il la laissa retomber, la ferma et retira la clef.

« Oui, dit-il en se tournant, après m’avoir assez malhonnêtement précédé de quelques pas dans la maison, c’est bien moi !

— Comment êtes-vous venu ici ?

— Je suis venu ici sur mes jambes, répondit-il, et j’ai apporté ma malle avec moi sur une brouette.

— Êtes-vous ici pour le bien ?

— Je n’y suis pas pour le mal, au moins, d’après ce que je suppose ? »

Je n’en étais pas bien certain ; j’eus le loisir de songer en moi-même à sa réponse, pendant qu’il levait lentement un regard inquisiteur du pavé à mes jambes, et de mes bras à ma tête.

« Alors vous avez quitté la forge ? dis-je.

— Est-ce que ça a l’air d’une forge, ici ? répliqua Orlick, en jetant un coup d’œil méprisant autour de lui ; maintenant prenez-le pour une forge si cela vous fait plaisir. »

Je lui demandai depuis combien de temps il avait quitté la forge de Gargery.

« Un jour est ici tellement semblable à l’autre, répliqua-t-il, que je ne saurais le dire sans en faire le calcul. Cependant, je suis venu ici quelque temps après votre départ.

— J’aurais pu vous le dire, Orlick.

— Ah ! fit-il sèchement, je croyais que vous étiez pour être étudiant. »

En ce moment, nous étions arrivés à la maison, où je vis que sa chambre était placée juste à côté de la porte, et qu’elle avait une petite fenêtre donnant sur la cour. Dans de petites proportions, elle ressemblait assez au genre de pièces appelées loges, généralement habitées par les portiers à Paris ; une certaine quantité de clefs étaient accrochées au mur ; il y ajouta celle de la rue. Son lit, à couvertures rapiécées, se trouvait derrière, dans un petit compartiment ou renfoncement. Le tout avait un air malpropre, renfermé et endormi comme une cage à marmotte humaine, tandis que lui, Orlick, apparaissait sombre et lourd dans l’ombre d’un coin près de la fenêtre, et semblait être la marmotte humaine pour laquelle cette cage avait été faite. Et cela était réellement.

« Je n’ai jamais vu cette chambre, dis-je, et autrefois il n’y avait pas de portier ici.

— Non, dit-il, jusqu’au jour où il n’y eut plus aucune porte pour défendre l’habitation, et que les habitants considérassent cela comme dangereux à cause des forçats et d’un tas de canailles et de va-nu-pieds qui passent par ici. Alors on m’a recommandé pour remplir cette place comme un homme en état de tenir tête à un autre homme, et je l’ai prise. C’est plus facile que de souffler et de jouer du marteau. — Il est chargé ; il l’est ! »

Mes yeux avaient rencontré, au-dessus de la cheminée, un fusil à monture en cuivre, et ses yeux avaient suivi les miens.

« Eh bien, dis-je, ne désirant pas prolonger davantage la conversation, faut-il monter chez miss Havisham ?

— Que je sois brûlé si je le sais ! répondit-il en s’étendant et en se secouant. Mes ordres ne vont pas plus loin. Je vais frapper un coup sur cette cloche avec le marteau, et vous suivrez le couloir jusqu’à ce que vous rencontriez quelqu’un.

— Je suis attendu, je pense.

— Qu’on me brûle deux fois, si je puis le dire ! » répondit-il.

Là-dessus, je descendis dans le long couloir qu’autrefois j’avais si souvent foulé de mes gros souliers, et il fit résonner sa cloche. Au bout du passage, pendant que la cloche vibrait encore, je trouvai Sarah Pocket, qui me parut avoir verdi et jauni à cause de moi.

« Oh ! dit-elle, est-ce vous, monsieur Pip ?

— Moi-même, miss Pocket. Je suis aise de vous dire que M. Pocket et sa famille se portent bien.

— Sont-ils un peu plus sages ? dit Sarah, en secouant tristement la tête. Il vaudrait mieux qu’ils fussent sages que bien portants. Ah ! Mathieu ! Mathieu !… vous savez le chemin, monsieur ?

— Passablement, car j’ai monté cet escalier bien souvent dans l’obscurité. »

Je le gravis alors avec des bottes bien plus légères qu’autrefois et je frappai, de la même manière que j’avais coutume de le faire, à la porte de la chambre de miss Havisham.

« C’est le coup de Pip, dit-elle immédiatement ; entrez, Pip. »

Elle était dans sa chaise, auprès de la vieille table, toujours avec ses vieux habits, les deux mains croisées sur sa canne, le menton appuyé dessus, et les yeux tournés du côté du feu. À côté d’elle était le soulier blanc qui n’avait jamais été porté, et une dame élégante que je n’avais jamais vue, était assise, la tête penchée sur le soulier, comme si elle le regardait.

« Entrez, Pip, continua miss Havisham, sans détourner les yeux. Entrez, Pip. Comment allez-vous, Pip ? Ainsi donc, vous me baisez la main comme si j’étais une reine ? Eh ! eh bien ?… »

Elle me regarda tout à coup sans lever les yeux, et répéta d’un air moitié riant, moitié de mauvaise humeur :

« Eh bien ?

— J’ai appris, mis Havisham, dis-je un peu embarrassé, que vous étiez assez bonne pour désirer que je vinsse vous voir : je suis venu aussitôt.

— Eh bien ? »

La dame qu’il me semblait n’avoir jamais vue avant, leva les yeux sur moi et me regarda durement. Alors je vis que ses yeux étaient les yeux d’Estelle. Mais elle était tellement changée, tellement embellie ; elle était devenue si complètement femme, elle avait fait tant de progrès dans tout ce qui excite l’admiration, qu’il me semblait n’en avoir fait aucun. Je m’imaginais, en la regardant, que je redevenais un garçon commun et grossier. C’est alors que je sentis toute la distance et l’inégalité qui nous séparaient, et l’impossibilité d’arriver jusqu’à elle.

Elle me tendit la main. Je bégayai quelque chose sur le plaisir que j’avais à la revoir, et sur ce que je l’avais longtemps, bien longtemps espéré.

« La trouvez-vous très-changée, Pip ? demanda miss Havisham avec son regard avide et en frappant avec sa canne sur une chaise qui se trouvait entre elles deux, et pour me faire signe de m’asseoir.

— Quand je suis entré, miss Havisham, je n’ai absolument rien reconnu d’Estelle, ni son visage, ni sa tournure, mais maintenant je reconnais bien que tout cela appartient bien à l’ancienne…

— Comment ! vous n’allez pas dire à l’ancienne Estelle ? interrompit miss Havisham. Elle était fière et insolente, et vous avez voulu vous éloigner d’elle, ne vous en souvenez-vous pas ? »

Je répondis avec confusion qu’il y avait très-longtemps de tout cela, qu’alors je ne m’y connaissais pas… et ainsi de suite. Estelle souriait avec un calme parfait, et dit qu’elle avait conscience que j’avais parfaitement raison, et qu’elle avait été désagréable.

« Et lui !… est-il changé ? demanda miss Havisham.

— Énormément ! dit Estelle en m’examinant.

— Moins grossier et moins commun », dit miss Havisham en jouant avec les cheveux d’Estelle.

Et elle se mit à rire, puis elle regarda le soulier qu’elle tenait à la main, et elle se mit à rire de nouveau et me regarda. Elle posa le soulier à terre. Elle me traitait encore en enfant ; mais elle cherchait à m’attirer.

Nous étions dans la chambre fantastique, au milieu des vieilles et étranges influences qui m’avaient tant frappé, et j’appris qu’elle arrivait de France, et qu’elle allait se rendre à Londres. Hautaine et volontaire comme autrefois, ces défauts étaient presque effacés par sa beauté, qui était quelque chose d’extraordinaire et de surnaturel ; je le pensais, du moins, désireux que j’étais de séparer ses défauts de sa beauté. Mais il était impossible de séparer sa présence de ces malheureux et vifs désirs de fortune et d’élégance qui avaient tourmenté mon enfance, de toutes ces mauvaises aspirations qui avaient commencé par me rendre honteux de notre pauvre logis et de Joe, de toutes ces visions qui m’avaient fait voir son visage dans le foyer ardent, dans les éclats du fer, jusque sur l’enclume, qui l’avaient fait sortir de l’obscurité de la nuit, pour me regarder à travers la fenêtre de la forge et disparaître ensuite… En un mot, il m’était impossible de la séparer, dans le passé ou dans le présent, des moments les plus intimes de mon existence.

Il fut convenu que je passerais tout le reste de la journée chez miss Havisham ; que je retournerais à l’hôtel le soir, et le lendemain à Londres. Quand nous eûmes causé pendant quelque temps, miss Havisham nous envoya promener dans le jardin abandonné. En y entrant, Estelle me dit que je devais bien la rouler un peu comme autrefois.

Estelle et moi entrâmes donc dans le jardin, par la porte près de laquelle j’avais rencontré le jeune homme pâle, aujourd’hui Herbert ; moi, le cœur tremblant et adorant jusqu’aux ourlets de sa robe ; elle, entièrement calme et bien certainement n’adorant pas les ourlets de mon habit. En approchant du lieu du combat, elle s’arrêta et dit :

« Il faut que j’aie été une singulière petite créature, pour me cacher et vous regarder combattre ce jour-là, mais je l’ai fait, et cela m’a beaucoup amusée.

— Vous m’en avez bien récompensé.

— Vraiment ! répliqua-t-elle naturellement, comme si elle se souvenait à peine. Je me rappelle que je n’étais pas du tout favorable à votre adversaire, parce que j’avais vu de fort mauvais œil qu’on l’eût fait venir ici pour m’ennuyer de sa compagnie.

— Lui et moi, nous sommes bons amis maintenant, lui dis-je.

— Vraiment ! Je crois me souvenir que vous faites vos études chez son père ?

— Oui. »

C’est avec répugnance que je répondis affirmativement, car cela me donnait l’air d’un enfant, et elle me traitait déjà suffisamment comme tel.

« En changeant de position pour le présent et l’avenir, vous avez changé de camarades ? dit Estelle.

— Naturellement, dis-je.

— Et nécessairement, ajouta-t-elle d’un ton fier, ceux qui vous convenaient autrefois comme société ne vous conviendraient plus aujourd’hui ? »

En conscience, je doute fort qu’il me restât en ce moment la plus légère intention d’aller voir Joe ; mais s’il m’en restait une ombre, cette observation la fit évanouir.

« Vous n’aviez en ce temps-là aucune idée de la fortune qui vous était destinée ? dit Estelle.

— Pas la moindre. »

Son air de complète supériorité en marchant à côté de moi, et mon air de soumission et de naïveté en marchant à côté d’elle formaient un contraste que je sentais parfaitement : il m’eût encore fait souffrir davantage, si je ne l’avais considéré comme venant absolument de moi, qui étais si éloigné d’elle par mes manières, et en même temps si rapproché d’elle par ma passion.

Le jardin était trop encombré de végétation pour qu’on y pût marcher à l’aise, et quand nous en eûmes fait deux ou trois fois le tour, nous rentrâmes dans la cour de la brasserie. Je lui montrai avec finesse l’endroit où je l’avais vue marcher sur les tonneaux le premier jour des temps passés, et elle me dit en accompagnant ses paroles d’un regard froid et indifférent :

« Vraiment !… ai-je fait cela ? »

Je lui rappelai l’endroit où elle était sortie de la maison pour me donner à manger et à boire, et elle me répondit :

« Je ne m’en souviens pas.

— Vous ne vous souvenez pas de m’avoir fait pleurer ? dis-je.

— Non, » fit-elle en secouant la tête et en regardant autour d’elle.

Je crois vraiment que son peu de mémoire, et surtout son indifférence me firent pleurer de nouveau en moi-même, et ce sont ces larmes-là qui sont les larmes les plus cuisantes de toutes celles que l’on puisse verser.

« Vous savez, dit Estelle, d’un air de condescendance qu’une belle et ravissante femme peut seule prendre, que je n’ai pas de cœur… si cela peut avoir quelque rapport avec ma mémoire. »

Je me mis à balbutier quelque chose qui indiquait assez que je prenais la liberté d’en douter… que je savais le contraire… qu’il était impossible qu’une telle beauté n’ait pas de cœur…

« Oh ! j’ai un cœur qu’on peut poignarder ou percer de balles, sans doute, dit Estelle, et il va sans dire que s’il cessait de battre, je cesserais de vivre, mais vous savez ce que je veux dire : je n’ai pas la moindre douceur à cet endroit-là. Non ; la sympathie, le sentiment, autant d’absurdités selon moi. »

Qu’était-ce donc qui me frappait chez elle pendant qu’elle se tenait immobile à côté de moi et qu’elle me regardait avec attention ? Était-ce quelque chose qui m’avait frappé chez miss Havisham ? Dans quelques-uns de ses regards, dans quelques-uns de ses gestes, il y avait une légère ressemblance avec miss Havisham ; c’était cette ressemblance qu’on remarque souvent entre les enfants et les personnes avec lesquelles ils ont vécu longtemps dans la retraite, ressemblance de mouvements, d’expression entre des visages qui, sous d’autres rapports, sont tout à fait différents. Et pourtant je ne pouvais lui trouver aucune similitude de traits avec miss Havisham. Je regardai de nouveau, et bien qu’elle me regardât encore, la ressemblance avait disparu.

Qu’était-ce donc ?…

« Je parle sérieusement, dit Estelle, sans froncer les sourcils (car son front était uni) autant que son visage s’assombrissait. Si nous étions destinés à vivre longtemps ensemble, vous feriez bien de vous pénétrer de cette idée, une fois pour toutes. Non, fit-elle en m’arrêtant d’un geste impérieux, comme j’entrouvrais les lèvres, je n’ai accordé ma tendresse à personne, et je n’ai même jamais su ce que c’était. »

Un moment après, nous étions dans la brasserie abandonnée, elle m’indiquait du doigt la galerie élevée d’où je l’avais vue sortir le premier jour, et me dit qu’elle se souvenait d’y être montée, et de m’avoir vu tout effarouché. En suivant des yeux sa blanche main, cette même ressemblance vague, que je ne pouvais définir, me traversa de nouveau l’esprit. Mon tressaillement involontaire lui fit poser sa main sur mon bras, et immédiatement le fantôme s’évanouit encore et disparut.

Qu’était-ce donc ?…

« Qu’avez-vous ? demanda Estelle. Êtes-vous effrayé ?

— Je le serais, si je croyais ce que vous venez de dire, répondis-je pour finir.

— Alors vous ne le croyez pas ? N’importe, je vous l’ai dit, miss Havisham va bientôt vous le rappeler. Faisons encore un tour de jardin, puis vous rentrerez. Allons ! il ne faut pas pleurer sur ma cruauté : aujourd’hui, vous serez mon page ; donnez-moi votre épaule. »

Sa belle robe avait traîné à terre, elle la relevait alors d’une main et de l’autre me touchait légèrement l’épaule en marchant. Nous fîmes encore deux ou trois tours dans ce jardin abandonné, qui pour moi paraissait tout en fleurs. Les végétations jaunes et vertes qui sortaient des fentes du vieux mur eussent-elles été les fleurs les plus belles et les plus précieuses, qu’elles ne m’eussent pas laissé un plus charmant souvenir.

Il n’y avait pas entre nous assez de différence d’années pour l’éloigner de moi : nous étions presque du même âge, quoi que bien entendu elle parût plus âgée que moi ; mais l’air d’inaccessibilité que lui donnaient sa beauté et ses manières me tourmentait au milieu de mon bonheur ; cependant, j’avais l’assurance intime que notre protectrice nous avait choisis l’un pour l’autre. Malheureux garçon !

Enfin, nous rentrâmes dans la maison et j’appris avec surprise que mon tuteur était venu voir miss Havisham pour affaires, et qu’il reviendrait dîner. Les vieilles branches des candélabres de la chambre avaient été allumées pendant notre absence, et miss Havisham m’attendait dans son fauteuil.

Je dus pousser le fauteuil comme par le passé, et nous commençâmes notre lente promenade habituelle autour des cendres du festin nuptial. Mais dans cette chambre funèbre, avec cette image de la mort, couchée dans ce fauteuil et fixant ses yeux sur elle, Estelle paraissait plus belle, plus brillante que jamais, et je tombai sous un charme encore plus puissant.

Le temps s’écoula ainsi, l’heure du dîner approchait, et Estelle nous quitta pour aller à sa toilette. Nous nous étions arrêtés près du centre de la longue table et miss Havisham, un de ses bras flétris hors du fauteuil, reposait sa main crispée sur la nappe jaunie.

Estelle ayant retourné la tête et jeté un coup d’œil par-dessus son épaule, avant de sortir, miss Havisham lui envoya de la main un baiser ; elle imprima à ce mouvement une ardeur dévorante, vraiment terrible dans son genre. Puis Estelle étant partie, et nous restant seuls, elle se tourna vers moi, et me dit à voix basse :

« N’est-elle pas belle… gracieuse… bien élevée ? Ne l’admirez-vous pas ?

— Tous ceux qui la voient doivent l’admirer, miss Havisham. »

Elle passa son bras autour de mon cou et attira ma tête contre la sienne, toujours appuyée sur le dos de son fauteuil.

« Aimez-la… Aimez-la !… Aimez-la… Comment est-elle avec vous ? »

Avant que j’eusse eu le temps de répondre, si toutefois j’avais pu répondre à une question si délicate, elle répéta :

« Aimez-la !… Aimez-la !… Si elle vous traite avec faveur, aimez-la !… Si elle vous accable, aimez-la !… Si elle déchire votre cœur en morceaux, et à mesure qu’il deviendra plus vieux et plus fort, il saignera davantage, aimez-la !… aimez-la !… aimez-la !… »

Jamais je n’avais vu une ardeur aussi passionnée que celle avec laquelle elle prononçait ces mots. Je sentais autour de mon cou les muscles de son bras amaigri se gonfler sous l’influence de la passion qui la possédait.

« Écoutez-moi, Pip, je l’ai adoptée pour qu’on l’aime, je l’ai élevée pour qu’on l’aime, je lui ai donné de l’éducation pour qu’on l’aime, j’en ai fait ce qu’elle est afin qu’elle pût être aimée, aimez-la !… »

Elle répétait le mot assez souvent pour ne laisser aucun doute sur ce qu’elle voulait dire ; mais si le mot souvent répété eût été un mot de haine, au lieu d’être un mot d’amour, tels que désespoir, vengeance, mort cruelle, il n’aurait pu résonner davantage à mes oreilles comme une malédiction.

« Je vais vous dire, fit-elle dans le même murmure passionné et précipité, ce que c’est que l’amour vrai : c’est le dévouement aveugle, l’abnégation entière, la soumission absolue, la confiance et la foi contre vous-même et contre le monde entier, l’abandon de votre âme et de votre cœur tout entier à la personne aimée. C’est ce que j’ai fait ! »

Lorsqu’elle arriva à ces paroles et à un cri sauvage qui les suivit, je la retins par la taille, car elle se soulevait sur son fauteuil, enveloppée dans sa robe qui lui servait de suaire, et s’élançait dans l’espace comme si elle eût voulu se briser contre la muraille et tomber morte.

Tout ceci se passa en quelques secondes. En la remettant dans son fauteuil, je crus sentir une odeur qui ne m’était pas inconnue ; en me tournant, j’aperçus mon tuteur dans la chambre.

Il portait toujours, je crois ne pas l’avoir dit encore, un riche foulard, de proportions imposantes, qui lui était d’un grand secours dans sa profession. Je l’ai vu remplir de terreur un client ou un témoin, en déployant avec cérémonie ce foulard, comme s’il allait se moucher immédiatement, puis s’arrêtant, comme s’il voyait bien qu’il n’aurait pas le temps de le faire avant que le client ou le témoin ne se fussent compromis ; le client ou le témoin, à demi compromis, imitant son exemple, s’arrêtait immédiatement, comme cela devait être. Quand je le vis dans la chambre, il tenait cet expressif mouchoir de poche des deux mains et nous regardait. En rencontrant mon œil, il dit clairement, par une pause momentanée et silencieuse, tout en conservant son attitude : « En vérité ! C’est singulier ! » Puis il se servit de son mouchoir comme on doit s’en servir, avec un effet formidable.

Miss Havisham l’avait vu en même temps que moi. Comme tout le monde, elle avait peur de lui. Elle fit de violents efforts pour se remettre, et balbutia qu’il était aussi exact que toujours.

« Toujours exact, répéta-t-il en venant à moi ; comment ça va-t-il, Pip ? Vous ferai-je faire un tour, miss Havisham ? Ainsi donc, vous voilà ici, Pip ? »

Je lui dis depuis quand j’étais arrivé, et comment miss Havisham avait désiré que je vinsse voir Estelle. Ce à quoi il répliqua :

« Ah ! c’est une très-jolie personne ! »

Puis il poussa devant lui miss Havisham dans son fauteuil avec une de ses grosses mains, et mit l’autre dans la poche de son pantalon, comme si ladite poche était pleine de secrets.

« Eh ! Pip ! combien de fois aviez-vous déjà vu miss Estelle, dit-il en s’arrêtant.

— Combien !…

— Ah ! combien de fois ? Dix mille fois ?

— Oh ! non, pas aussi souvent.

— Deux fois ?

— Jaggers, interrompit miss Havisham, à mon grand soulagement, laissez donc mon Pip tranquille, et descendez dîner avec lui. »

Il s’exécuta, et nous descendîmes ensemble l’escalier. Pendant que nous nous rendions aux appartements séparés en traversant la cour du fond, il me demanda combien de fois j’avais vu miss Havisham manger et boire, me donnant comme de coutume à choisir entre cent fois et une fois.

Je réfléchis et je répondis :

« Jamais !

— Et jamais vous ne la verrez, Pip, reprit-il avec un singulier sourire ; elle n’a jamais souffert qu’on la voie faire l’un ou l’autre depuis qu’elle a adopté ce genre de vie. La nuit elle erre au hasard dans la maison et prend la nourriture qu’il lui faut.

— Permettez, monsieur, dis-je, puis-je vous faire une question ?

— Vous le pouvez, dit-il, mais je suis libre de refuser d’y répondre. Voyons votre question.

— Le nom d’Estelle est-il Havisham, ou bien… »

Je n’avais rien à ajouter.

« Ou qui ? dit-il.

— Est-ce Havisham ?

— C’est Havisham. »

Cela nous mena jusqu’à la table où elle et Sarah Pocket nous attendaient. M. Jaggers présidait. Estelle s’assit en face de lui. Nous dînâmes fort bien, et nous fûmes servis par une servante que je n’avais jamais vue pendant mes allées et venues, mais qui, je le sais, avait toujours été employée dans cette mystérieuse maison. Après dîner, on plaça devant mon tuteur une bouteille de vieux porto ; il était évident qu’il se connaissait en vins, et les deux dames nous laissèrent. Je n’ai jamais vu autre part, même chez M. Jaggers, rien de pareil à la réserve que M. Jaggers affectait dans cette maison. Il tenait ses regards baissés sur son assiette, et c’est à peine si pendant le dîner il les dirigea une seule fois sur Estelle. Quand elle lui parlait, il écoutait et répondait, mais ne la regardait jamais, du moins je ne m’en aperçus pas. De son côté, elle le regardait souvent avec intérêt et curiosité, sinon avec méfiance ; mais il n’avait jamais l’air de se douter de l’attention dont il était l’objet. Pendant tout le temps que dura le dîner, il semblait prendre un malin plaisir à rendre Sarah Pocket plus jaune et plus verte, en revenant souvent dans la conversation à mes espérances ; mais là encore il semblait ne se douter de rien, il allait jusqu’à paraître arracher, et il arrachait en effet, bien que je ne susse pas comment, des renseignements sur mon innocent individu.

Quand lui et moi restâmes seuls, il se posa et il se répandit sur toute sa personne un air de tranquillité parfaite, conséquence probable des informations qu’il possédait sur tout le monde en général. C’en était réellement trop pour moi. Il contre-examinait jusqu’à son vin quand il n’avait rien autre chose sous la main ; il le plaçait entre la lumière et lui, le goûtait, le retournait dans sa bouche, puis l’avalait, posait le verre, le reprenait, regardait de nouveau le vin, le sentait, l’essayait, le buvait, remplissait de nouveau son verre, le contre-examinait encore jusqu’à ce que je fusse aussi inquiet que si j’avais su que le vin lui disait quelque chose de désagréable sur mon compte. Trois ou quatre fois, je crus faiblement que j’allais entamer la conversation ; mais toutes les fois qu’il me voyait sur le point de lui demander quelque chose, il me regardait, son verre à la main, en tournant et retournant son vin dans sa bouche, comme pour me faire remarquer que c’était inutile de lui parler puisqu’il ne pourrait pas me répondre.

Je crois que miss Pocket sentait que ma présence la mettait en danger de devenir folle et d’aller peut-être jusqu’à déchirer son bonnet, lequel était un affreux bonnet, une espèce de loque en mousseline, et à semer le plancher de ses cheveux, lesquels n’avaient assurément jamais poussé sur sa tête. Elle ne reparut que plus tard lorsque nous remontâmes chez miss Havisham pour faire un whist. Pendant notre absence, miss Havisham avait, d’une manière vraiment fantastique, placé quelques-uns de ses plus beaux bijoux de sa table de toilette dans les cheveux d’Estelle, sur son sein et sur ses bras, et je vis jusqu’à mon tuteur qui la regardait par-dessous ses épais sourcils, et levait un peu les yeux quand cette beauté merveilleuse se trouvait devant lui avec son brillant éclat de lumière et de couleur.

Je ne dirai rien de la manière étonnante avec laquelle il gardait tous ses atouts au whist, et parvenait, au moyen de basses cartes qu’il avait dans la main, à rabaisser complètement la gloire de nos rois et de nos reines, ni de la conviction que j’avais qu’il nous regardait comme trois innocentes et pauvres énigmes qu’il avait devinées depuis longtemps. Ce dont je souffrais le plus, c’était l’incompatibilité qui existait entre sa froide personne et mes sentiments pour Estelle ; ce n’était pas parce que je savais que je ne pourrais jamais me décider à lui parler d’elle, ni parce que je savais que je ne pourrais jamais supporter de l’entendre faire craquer ses bottes devant elle, ni parce que je savais que je ne pourrais jamais me résigner à le voir se laver les mains près d’elle : c’était parce que je savais que mon admiration serait toujours à un ou deux pieds au-dessus de lui, et que mes sentiments seraient regardés par lui comme une circonstance aggravante.

On joua jusqu’à neuf heures, et alors il fut convenu que, lorsque Estelle viendrait à Londres j’en serais averti, et que j’irais l’attendre à la voiture. Puis je lui dis bonsoir, je lui serrai la main et je la quittai.

Mon tuteur occupait au Cochon bleu la chambre voisine de la mienne. Jusqu’au milieu de la nuit les paroles de miss Havisham : « Aimez-la ! aimez-la ! aimez-la ! » résonnèrent à mon oreille. Je les adaptai à mon usage, et je répétais à mon oreille : « Je l’aime !… je l’aime !… je l’aime !… » plus de cent fois. Alors un transport de gratitude envers miss Havisham s’empara de moi en songeant qu’Estelle m’était destinée, à moi, autrefois le pauvre garçon de forge. Puis je pensais avec crainte qu’elle n’entrevoyait pas encore cette destinée sous le même jour que moi. Quand commencerait-elle à s’y intéresser ? Quand me serait-il donné d’éveiller son cœur muet et endormi ?

Mon Dieu ! je croyais ces émotions grandes et nobles, et je ne pensais pas qu’il y avait quelque chose de bas et de petit à rester éloigné de Joe parce que je savais qu’elle avait et qu’elle devait avoir un profond dédain pour lui. Il n’y avait qu’un jour que Joe avait fait couler mes larmes, mais elles avaient bien vite séché !… Dieu me pardonne ! elles avaient bien vite séché !…