XXXVIII

Le Journal. — Idées et Sensations. — Les procédés de travail. — Les manuscrits.

Depuis leur début dans les lettres, à cette date du 2 décembre 1851 qui le faisait coïncider avec le coup d’État, les Goncourt ont tenu note, assez régulièrement, de toutes les choses qui les frappaient et des événements qui se produisaient devant eux. Chaque soir, sur un de ces cahiers cartonnés faits à l’usage des écoliers, un des frères, mais plus souvent Jules, se mettait à écrire, alors que l’autre, derrière lui, suggérait une touche pittoresque, avivait un mot d’une épithète ou renforçait une expression. Il n’y a plus ici d’historiens, de romanciers ou de critiques, mais deux artistes, le chevalet devant la nature, clignant de l’œil pour mieux voir et peignant à deux le même morceau. Ce système a produit des esquisses rapides d’où souvent s’enlève une silhouette de forme rare, un effet de lumière, un beau geste qui a été étudié de près, au milieu de la mise en place sommaire des entours. Et ces pochades se relient par les traits d’une autobiographie au jour le jour écrite avec une familiarité raffinée.

S’il est vrai, — ce que je crois — qu’on ne peut juger de la valeur d’un peintre qu’après avoir feuilleté ses cartons, il est aussi juste d’affirmer qu’on n’a une idée bien assise d’un homme de lettres que quand on a pu surprendre sa pensée à l’éclosion, étudier ses manuscrits et lire ses lettres intimes. Mais peu d’artistes se prêtent à ce déshabillage de leur talent et permettent qu’on inventorise leur arsenal. La franchise est la marque des forts.

M. Edmond de Goncourt savait bien que la vérité sur les contemporains est plus irritante encore et plus insoutenable que l’injure. Aussi était-il bien résolu à donner au Journal le recul du temps. Un article de son testament enjoignait à un ami désigné de demander à l’administrateur de la Bibliothèque nationale l’autorisation de déposer les cahiers, clos et scellés, au département des manuscrits, à la condition que l’ouverture et la publication in extenso n’en seraient faites qu’au bout de vingt ans.

Mais M. A. Daudet, auquel son ami avait lu des passages de ses mémoires et qui avait été frappé de ce qu’ils contiennent de nouveauté, désira en connaître davantage. Il lui demanda de vouloir bien mettre quelques cahiers dans sa malle quand il viendrait à Champrosay faire son séjour d’été accoutumé. M. de Goncourt consentit, fit à la campagne des lectures plus amples qui donnaient l’impression de l’ensemble. Ses auditeurs, pris d’un grand enthousiasme, le supplièrent de permettre la publication. M. Daudet spontanément parla du Journal à M. Magnard, directeur du Figaro, et, l’échauffant sur ce projet, l’amena à demander communication du manuscrit à l’auteur.

Il se laissa persuader et donna à peu près moitié de la copie qui devait composer plus tard le premier volume. Mais le mode de publication qui fut adopté n’était pas favorable au succès du livre. Le Journal fut publié en infimes parties. Déjà émietté par le sujet même, le texte le parut bien plus encore. Aussitôt qu’il le put, l’auteur arrêta l’impression.

Une copie du manuscrit fut alors remise à l’imprimeur pour être divisée en trois ou quatre volumes, contenant tout ce qu’il était possible de divulguer du vivant de l’auteur et de ses modèles, sous la réserve toujours d’une publication intégrale posthume. L’intention primitive d’arrêter net le journal au jour de la mort de Jules fut modifiée par le désir que sentit Edmond de raconter les tristesses de son agonie et de sa mort. Mais le frère survivant se refusa absolument à livrer la partie qui lui était exclusivement personnelle et qui, commençant au temps du siège et de la Commune, évoque une variété de spectacles et de misères inconnus jusque-là. Ils jetteront à travers ce livre, quand il sera complet, des notes d’une originalité terrible, et auront, de plus, l’intérêt qui s’attache toujours à l’œuvre des spectateurs sincères d’un cataclysme de l’histoire. C’est dans cette partie du Journal, d’où n’avait encore été détaché qu’un très court fragment livré en aumône à une publication de charité, qu’il nous a été permis de puiser. Les longs extraits qu’on a lus plus haut appartiennent à ce livre dont il faut espérer — malgré notre impatience légitime — que beaucoup plus de vingt ans nous séparent. M. de Goncourt a récompensé notre admiration pour son œuvre, notre respectueuse sympathie pour sa personne par ce lambeau royal de son œuvre posthume.

Le temps est venu de parler ici d’une publication formée seulement des morceaux du Journal que leur caractère général ou abstrait avait permis d’isoler des détails personnels et des croquis sur le vif. Idées et Sensations qui avaient été publiées en volume vers 1866, ont repris leur place dans l’ensemble.[1]

Pourtant, tel qu’il est apparu aux lecteurs d’élite, ce recueil conservera une physionomie qui lui est propre : mélange étrange de pyrotechnie littéraire, d’esprit à facettes et d’observation sagace, ce livre, d’un réalisme épique, où s’amalgament l’épice et le parfum, n’en est pas moins une des productions les plus curieuses de la littérature contemporaine. Suivant son humeur, on en peut dire beaucoup de mal et beaucoup de bien, mais on y revient souvent, comme à un breuvage dangereux mais exquis ou à une volupté douloureuse.

Le duc de Luynes, dans ses Mémoires, disait de Saint-Simon : « Il exprimoit fortement ses sentiments dans la conversation et écrivoit de même ; il se servoit de termes propres à ce qu’il vouloit dire, sans s’embarrasser s’ils étoient bien françois. » N’est-ce pas là aussi la marque des Goncourt ? Le rapprochement, même lointain, avec l’écrivain qui a été l’évocateur le plus puissant, le coloriste le plus hardi, le génie le plus indomptable que les lettres françaises aient produit, semble s’imposer avec tant de justesse qu’il a frappé presque tous ceux qui ont écrit sur l’œuvre des Goncourt. M. Lemaître entre autres : « L’incorrection travaillée de ces artistes si savants fait songer à l’incorrection ingénue de cet ignorant de Saint-Simon. Ils n’ont vraiment souci que de peindre ; la phrase va comme elle peut. Ils ignorent les scrupules des grammairiens. » Et il ajoutait pour conclure : « Je ne dis pas que ce style soit le meilleur, mais c’en est un ! »

Tout est là. L’artiste qui a créé une forme de son art, l’écrivain qui a découvert une façon de voir qui produit naturellement une façon de rendre, — car l’idée emporte son expression avec elle — comptent seuls dans le domaine de l’esprit. N’eussent-ils suggéré qu’un frisson nouveau, comme Baudelaire, ils sont mille fois plus intéressants que tous les copistes à la suite pratiquant des phrases apprises et — sous prétexte de style et de correction — redonnant à l’infini des épreuves plus faibles des clichés qu’on leur a transmis. L’artiste ne se mesure qu’à la part de nouveauté qu’il apporte à l’art ; il épuise la source qu’il a découverte et la caravane d’imitateurs qui vient après lui ne trouve plus qu’un sol desséché.

Voilà pourquoi les Goncourt occupent une place dans l’art moderne. Ils ont pétri leur œuvre d’une essence si personnelle que quatre lignes des Goncourt suffiraient pour les faire pendre par les puristes et pour les faire admirer par les lettrés. Oser est leur marque d’artistes ; mais l’audace réfléchie est la forme supérieure du courage. Même s’il n’avait pas les dessous solides qu’on leur accorde, leur style qui respire vaudrait encore comme objet d’art et de curiosité. C’est qu’il s’adresse autant aux yeux du corps qu’à ceux de l’esprit. La vision littéraire acquiert l’intensité de la couleur réelle, la main touche le relief des mots, l’ouïe perçoit l’harmonie et le mouvement de la phrase écrite. Par des nuances, ils expriment les modifications les plus subtiles de l’âme humaine et le sentiment du moderne grouille, dans leur œuvre, comme un ferment de vie. Ceci explique la longue résistance que les Goncourt ont trouvée dans le public, ennemi-né de tout ce qui le dérange de sa route.

Un style se prête mal à une démonstration, mais une habitude, une méthode de travail se décrivent. Celles des Goncourt sont d’autant plus curieuses qu’une collaboration aussi longue, aussi complète, s’étant exercée sans interruption si longtemps sur des sujets aussi différents, ne s’est pas rencontrée encore dans les lettres. Cette greffe intellectuelle est un phénomène unique devant lequel il est intéressant de s’arrêter. Les confessions des auteurs nous serviront beaucoup dans cette étude.

Qu’on lise d’abord dans la Faustin : « La langue française me fait l’effet d’une espèce d’instrument dans lequel les inventeurs auraient bonnassement cherché la clarté, la logique, le gros à-peu-près de la définition, et il se trouve que cet instrument est, à l’heure actuelle, manié par les gens les plus nerveux, les plus sensibles, les plus chercheurs de la notation des sensations indescriptibles, les moins susceptibles de se satisfaire du gros à-peu-près de leurs bien portants devanciers. »

Idées et Sensations fournit la note suivante : « Je m’aperçois tristement que la littérature, l’observation, au lieu d’émousser en moi la sensibilité, l’a étendue, raffinée, développée, mise à nu. Cette espèce de travail incessant qu’on fait sur soi, sur ses sensations, sur les mouvements de son cœur, cette autopsie perpétuelle et journalière de son être, arrive à découvrir les fibres les plus délicates, à les faire jouer de la façon la plus tressaillante. Mille ressources, mille secrets se découvrent en vous pour souffrir. »

On trouve enfin dans le tome premier du Journal : « 17 mai 1857. — On ne conçoit que dans le repos et comme dans le sommeil de l’activité morale. Les émotions sont contraires à la gestation des livres. Ceux qui imaginent ne doivent pas vivre. Il faut des jours réguliers, calmes, apaisés, un état bourgeois de tout l’être, un recueillement bonnet de coton, pour mettre au jour du grand, du tourmenté, du dramatique. Les gens qui se dépensent trop dans la passion ou dans le tressautement d’une existence nerveuse, ne feront pas d’œuvre et auront épuisé leur vie à vivre. »

Quand il s’agissait d’un livre à faire, les deux frères, longuement, dans la fumée inspiratrice du tabac, arrangeaient le plan, combinaient, convenaient de tel morceau de description qu’ils se rappelaient avoir serré, tout vivant, dans leur herbier de notes. Le sujet à traiter se décomposait bientôt dans leur esprit en un certain nombre de tableaux distincts, l’œuvre naissait avec ses membres divers, son commencement et sa fin. C’est à ces deux extrêmes qu’ils s’attaquaient d’abord, comme aux parties les plus importantes. Chacun s’enfermait dans une chambre et composait le même chapitre. À la lecture, on choisissait le meilleur.

Puis commençaient de longues séances dans lesquelles se fondaient les deux morceaux, se précisaient, de plus en plus, les arêtes du style. Ce mode de travail explique les accumulations d’épithètes, les traits rapportés et rapprochés que Sainte-Beuve n’approuvait pas, ni Xavier Doudan. Mais, de là aussi le nourri de la période, la solidité, les muscles des dessous qui se développent et évoluent librement sous la gymnastique du style.

Le reste du livre se faisait un peu au hasard de l’inspiration, sans ordre préconçu, jusqu’au moment où tous les fils couvraient la trame, où l’heure était venue de la revision définitive.

Les deux frères prirent bien vite l’habitude d’écrire la copie de leurs livres sur des pages grand in-quarto de papier Bull. Son ton jaunâtre ne produit pas, autant que le papier blanc, la fatigue des yeux. Ils pliaient chaque feuillet en hauteur, par moitié. La partie droite se recouvrait d’écriture ; la gauche était réservée aux changements et aux additions.

Les manuscrits antérieurs à Madame Gervaisais n’ont pas été conservés. Celui-ci, le seul qui reste de la main de Jules, a été donné à M. Philippe Burty. Les surcharges d’Edmond serpentent dans les lignes de Jules. Parfois les deux écritures se confondent, comme étaient confondus les esprits et les cœurs des deux frères.

Il va de soi que la disparition du plus jeune changea, du tout au tout, les conditions de travail du frère survivant. On a vu qu’il fut longtemps à secouer sa torpeur. Quand il reprit sa tâche, ses facultés inventives n’avaient plus le pétillement de la jeunesse, et, sous l’impression d’un sentiment mélancolique, il écrivait ces lignes inédites, à propos de la Faustin :

Mercredi, 1er juin 1881. — Oh ! la difficulté de la composition maintenant ! Il me faut maintenant douze heures de travail pour en avoir trois de bonnes. D’abord une matinée paresseuse occupée par des cigarettes, la rédaction de lettres pressées, la correction d’épreuves, et, au bout de cela, le retournement de mon plan que je fais danser sur la table.

Après le second déjeuner et une longue fumerie, au papier couvert d’écriture imbécile, d’un travail qui n’aboutit pas, mêlé d’enragement contre soi-même, de lâches envies de lâcher la chose ; enfin, vers quatre heures, l’entraînement obtenu et des idées, et des images, et la vision des personnages, et de la copie à peu près coulante jusqu’au dîner, jusqu’à sept heures. Mais cela à la condition que je ne sortirai pas, que je n’aurai pas la pensée dérangée par la préoccupation de la toilette et de l’habillement d’un dîner en ville.

Puis, alors, jusqu’à onze heures, ce morceau repris, rapetassé, raturé, amendé, corrigé, et enfumé d’un nombre infini de cigarettes.

Ou bien encore, le soir, l’auteur s’en allait le long de la Seine jusqu’à Saint-Cloud. En marchant il bâtissait un chapitre, griffonnait quelques mots sur un carnet. Il rentrait se coucher et le lendemain, de bon matin, la mémoire fraîche, il mettait au net le travail de la veille.

  1. Là se trouve la boutade blasphématoire : « L’antiquité a peut-être été faite pour être le pain des professeurs ! » Sainte-Beuve et Paul de Saint-Victor s’en montrèrent vivement offensés et, quoique tous deux l’aient relevée vertement, ils s’en sont souvenus jusqu’à leur mort.