G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 301-310).

XXXII

Germinie Lacerteux à l’Odéon.

Démontrer l’influence des milieux, diminuer l’individualité au profit de l’atavisme et des contingences externes devait avoir pour résultat de porter à l’art dramatique un coup sensible. Les penseurs allemands, et surtout le philosophe français qui a affirmé avec le plus d’autorité et de puissance les lois mésologiques, M. Taine, ont singulièrement amoindri la liberté morale, le relief de l’individu en le replongeant dans son époque, dans sa caste, dans la collectivité où il est non pas une exception mais simplement la partie d’un tout et le comparse d’une action commune.

Les écrivains naturalistes se sont victorieusement emparés de ces découvertes philosophiques, et, abandonnant les héros des poèmes et les antithèses habillées des drames romantiques, ils ont voulu produire des figures qu’il ne fût plus possible d’isoler de leurs entours et de placer presque indifféremment sur n’importe quel échelon de l’histoire ou n’importe quels degrés de la sphère terrestre. Mais cette étude exige une information si vaste, un examen si exact et si détaillé de documents de tout ordre qu’il y faut tout le sérieux et toutes les aises du développement comporté par le livre et qu’il est difficile, sur le théâtre, avec ses ramassis d’actions, ses concentrations d’idées et de lumière, de poser et de déduire des personnages avec une rigueur scientifique.[1]

On sait la différence qui sépare l’écrivain d’invention dont le type paraît être George Sand dans le roman, des artistes qui se réclament de l’école naturaliste. George Sand créait dans sa tête un personnage autour duquel elle imaginait, avec une fertilité de combinaisons souvent admirable, des intrigues et des situations suffisamment vraisemblables, mais qui laissaient le relief et la conduite des événements à son principal acteur. Il était le soliste de l’œuvre. Les écrivains naturalistes procèdent d’autre sorte. Une fois l’idée conçue, ils deviennent les esclaves du milieu qu’ils lui ont choisi et des fatalités qui commandent aux actes. Ce ne sont pas des aventures qu’ils racontent ; c’est une évolution lente de caractères à laquelle ils assistent, qu’ils étudient et qu’ils expliquent[2]. Comme Holbein devant un modèle, ils n’ont qu’un but, c’est de le reproduire dans la forme la mieux appropriée à son caractère. Ils ont le souci incessant de ne point perdre pied dans la notation de la vérité. Et, comme la vie moderne, la seule sur laquelle ils puissent utilement braquer leur objectif, n’est pas composée à l’ordinaire de grandes aventures, de périls soudains, d’interventions fantastiques, M. E. de Goncourt a cru longtemps, et il a écrit, en tête de l’édition collective de son théâtre paru en 1879, que la forme sévère du naturalisme ne lui paraissait pas devoir se prêter complètement à une action théâtrale et qu’un art qui fait profession de rendre le vrai avec le moins possible de combinaisons imaginées serait toujours mal à l’aise et dépaysé à la lumière factice de la rampe, entre quatre portants de coulisses, sous le manteau d’Arlequin.

Mais le temps modifia lentement ces idées dans l’esprit de M. de Goncourt. Bien qu’il ne songeât nullement à redevenir auteur dramatique, il assistait en témoin vigilant et intéressé aux tentatives diverses de rénovation et de transformation que voudraient introduire au théâtre quelques rares écrivains, et à la tendance qui s’accentue chaque jour d’adapter le roman à la scène. Et, comme il est dans le tempérament de M. E. de Goncourt de ne se trouver à sa place qu’à l’avant-garde, de se sentir aimanté par toutes les nobles aventures de l’esprit, d’aimer la lutte pour elle-même, dut-il souffrir horriblement par les émotions qu’elle procure, il céda enfin aux sollicitations de M. Porel, directeur de l’Odéon, qui le pressait de mettre à la scène Germinie Lacerteux.

« Mes réflexions — dit-il, dans la première préface de la pièce — m’avaient amené à avoir la conviction que, si l’on ne pouvait créer un théâtre absolument vrai, on pouvait fabriquer un théâtre plus rapproché du livre, un théâtre pouvant être considéré comme la vraie adaptation du roman au théâtre. Et le secret de cette révolution était simplement pour moi dans le remplacement de l’acte par le tableau, dans le retour franc et sincère à la forme théâtrale shakspearienne.

« En effet, l’acte est, pour moi, la combinaison scénique la plus besoigneuse de convention, la combinaison encourageant le mieux l’ingéniosité du petit auteur dramatique contemporain, la combinaison resserrant et comprimant une action dans une sorte de gênante unité, descendant des vieilles unités de nos vieilles tragédies, la combinaison défendant aux situations d’une œuvre dramatique de se développer dans plus de trois, quatre, cinq localités, et faisant entrer de force des choses et des individus dans un compartiment scénique qui n’est pas le leur, et amenant dans des milieux invraisemblables des personnages de toutes les classes, de toutes les positions sociales… J’ai donc distribué Germinie Lacerteux en tableaux, mais en tableaux, non à l’imitation des actes, ainsi qu’on a l’habitude de le faire, en tableaux donnant un morceau de l’action dans toute sa brièveté : fût-il composé de trois scènes, de deux scènes, même d’une seule et unique scène. Et cette distribution a été faite dans l’idée que la pièce serait jouée sur un théâtre machiné à l’anglaise, avec des changements à vue sans entr’actes, ou tout au moins avec des baissers de rideaux très courts, et aussi avec l’espoir, au milieu de la pièce, d’un repos, d’un grand entr’acte d’une demi-heure, à la façon des concerts, des cirques et des trilogies de Wagner. »

Donc, le 18 décembre 1888, Germinie Lacerteux, pièce en dix tableaux, fut donnée à l’Odéon. Le prologue qu’on trouvera dans la brochure, et qui était de première importance pour l’intelligence de l’œuvre et le tableau du Bois de Vincennes où apparaît si drôlement Gautruche, furent supprimés à la représentation, sur les instances du directeur de l’Odéon.

M. Porel avait trouvé, pour créer Germinie au théâtre, une artiste qui sut donner un relief saisissant aux côtés principaux du rôle. Mlle Réjane, renonçant un instant aux élégances du Vaudeville et du Gymnase, fut empoignée par ce rôle morbide, incarnant un être mû par l’instinct, irresponsable et déprimé, dont l’âme, douce et obscure, se débat dans un corps passionné. Surtout aux représentations qui suivirent la première, quand la conscience de son succès personnel eut apaisé ses nerfs, l’artiste fut d’un tragique sobre. Ses gestes violents et courts dans les moments de crises, donnaient du feu de l’hystérie qui brûlait en elle, une indication lumineuse. Les complications du caractère de Germinie, l’attachement canin pour sa maîtresse possédant son âme, comme son corps est tenaillé par les ardeurs de la chair, tous les sentiments contrastés, vigueurs ou nuances, étaient rendus, dans une plastique impressive, avec une admirable sûreté.

La pièce, le premier soir, fut écoutée fiévreusement. Amis ou ennemis apportaient à ce spectacle un parti pris au moins inconscient. C’est que les doctrines que M. de Goncourt conduisait au combat, une fois de plus, ne peuvent pas espérer encore — si ce n’est devant le vrai public — une justice impartiale et des sentiments désintéressés. Comme jadis, au temps des grandes querelles au sujet des anciens et des modernes, tous les lettrés ont pris parti dans la lutte, suivant les hasards de leurs tempéraments, leur éducation littéraire et l’influence de leurs entours. Et il se produisit, une fois de plus, ce fait, déjà constaté aux représentations de Henriette Maréchal que chacun allait au théâtre combattre pour lui-même, pour ses idées ou ses sympathies, et que la pièce n’était plus que le prétexte de sifflets ou d’applaudissements.

Aussi la représentation fut-elle cahotée. Le moindre signe d’assentiment amena bientôt des protestations nerveuses, et réciproquement. Les plus belles scènes de la pièce : le duo d’amour dans les fortifications et le monologue de Germinie apportant l’argent pour le remplacement de Jupillon, furent aussi contestés que les autres. Et quand, à la fin de la pièce, dut être dit au public le nom de l’auteur, M. Dumény fut obligé de jeter, comme à travers la tempête, ce nom d’homme de foi et de vaillant, au milieu des trépignements contraires et des bravos.

Les articles de journaux écrits sous l’impression de cette première épreuve furent presque tous défavorables à la pièce et quelques-uns malveillants avec une exagération manifeste. M. F. Sarcey dit de Germinie qu’elle est une pièce « invertébrée et ennuyeuse, une lanterne magique ». M. Bernard Derosne une « œuvre informe et déconcertante » ; M. Besson une « puante pièce fantôme » ; M. Vitu improvisa hâtivement ces jugements sommaires : « Il n’est pas un seul mélodrame de l’ancien ou des derniers temps où les peintures des basses classes de Paris ne soient mises en scène avec une verve, un coloris, un relief et une vérité autrement saisissants… La psychologie de M. de Goncourt travaille dans les cervelles de carton avec un style de fer-blanc… Je plains Mlle Réjane du rôle honteux et dégradant auquel M. de Goncourt l’a condamnée. » M. L. Herst, du Petit Journal, eut l’honneur de donner le coup de pied final : « Sur tout ce débordement voulu de sanie humaine, il plane un ennui colossal, irrémissible. Devant le bâillement immense, l’indignation tombe. La pièce mourra aussitôt née, comme ces êtres mal construits que la scrofule ronge au berceau. C’est la consolation ! »

Ces quelques passages qui s’adressent à l’œuvre d’un des rares écrivains qui sont l’honneur des lettres, à notre fin de siècle, et qui, par la dignité de sa vie et le respect de son œuvre, est un haut exemple de moralité et de talent, méritent d’être enchâssés dans l’histoire de Germinie. On n’attend pas de nous que nous les réfutions. Toute tentative nouvelle se bute aux esprits dont le siège est fait, et l’humanité est restée la même depuis les batailles épiques du romantisme.

Le public se porta, avec un intérêt chaque jour croissant, jusqu’à la quarantième représentation de Germinie et la pièce n’a disparu alors de l’affiche qu’à cause du départ de Mlle Réjane obligée d’aller créer Marquise de M. Victorien Sardou, au Vaudeville.

La veille de la première représentation, M. de Goncourt avait dû livrer un premier combat contre les censeurs. Leur modestie s’était effarouchée non pas d’idées mais de mots que l’auteur jugeait tout naturellement habituels à la servante et au bas populaire qu’il mettait en scène. L’auteur et le directeur du théâtre avaient dû combattre pas à pas pour laisser à la pièce ce qu’ils croyaient être ses caractéristiques.

Ici commence l’épilogue officiel de Germinie.

Sous le coup de l’énervement causé par l’échenillage tatillon des censeurs, M. de Goncourt, sans grand espoir qu’il trouverait de l’écho, adressa à la Chambre des députés une pétition demandant la suppression de la censure[3] :

Messieurs les représentants,

Il y a quelque temps, un journal m’a fait l’honneur de me demander mon opinion sur la censure. J’ai répondu à ce journal qu’à mon sens, la censure était un vieux débris oublié de l’ancienne monarchie, une institution moyenâgeuse — aurait dit Théophile Gautier — et toute déplacée dans un régime de liberté de la parole et de l’imprimé, et je citais quelques suppressions maladroites de la censure, conservées dans la Revue rétrospective et autres recueils. Mais, messieurs, je ne parlais là que de la censure de la Restauration, de la censure de Louis-Philippe, de la censure de Napoléon III. Je ne me doutais pas de ce qu’était la censure de la République en 1888, et je ne pouvais supposer qu’à la veille de l’anniversaire de 89, un directeur de théâtre aurait à combattre, un quart d’heure, pour faire rétablir dans le texte de son auteur : Je suis prête d’accoucher, — phrase que tout curieux de l’histoire littéraire de son temps peut lire, sur le manuscrit conservé au ministère de l’Intérieur, soulignée de l’homicide crayon bleu.

Suivent les mots incriminés que les censeurs, du reste, il faut le reconnaître, avaient presque tous permis qu’on réintégrât dans le texte, après discussion.

Ce dernier Manifeste littéraire s’en fut rejoindre les doléances de toute sorte dans les cartons verts impitoyables d’où elles ne sortent guère que pour être mises au pilon. Le crépitement du combat se produisit à côté et vint d’un sénateur, M. Halgan, qui, par ouï-dire, n’ayant pas eu « le courage d’aller voir la pièce » vint la dénoncer au Sénat, à l’aide de lieux communs ternes et sans vigueur. Il reprochait au ministre de l’Instruction publique, M. Lockroy, la mollesse des censeurs et le scandale qui s’était produit sur une scène subventionnée.[4]

Le ministre mal inspiré, et méconnaissant un des principes du gouvernement parlementaire, répondit que nul n’avait qualité, pas même lui, pour incriminer le jugement des censeurs : « Je n’ai pas eu à me prononcer. La censure a rempli sa mission et elle l’a fait en toute conscience. J’ajoute qu’il ne s’agissait pas, au théâtre de l’Odéon, de l’œuvre d’un commençant ; il s’agissait de l’œuvre d’un littérateur éminent, de l’œuvre d’un homme qui passe pour chef d’école et qui est reconnu tel par de nombreux disciples. En cet état de cause, messieurs, il est des libertés — et cela se comprend — qu’on laisse à l’auteur, des libertés qu’on ne laisserait pas à tous les écrivains. D’ailleurs, messieurs, l’œuvre a été tirée d’un roman qui a obtenu le plus grand succès et qui a été entre les mains de tout le monde… »

On voit que M. Lockroy ne plaide ici que les circonstances atténuantes. Il fut plus heureux en répondant à M. Audren de Kerdrel, qui se jeta bouillant dans la discussion et cria qu’il fallait « interdire l’Odéon aux barbares ! » que l’Odéon est, par excellence un théâtre d’essai, qu’il fut créé et mis au monde « pour accueillir telles œuvres nouvelles qui ne se produiraient pas sur une autre scène » et, grâce à la subvention, pour courir les nobles aventures de l’esprit.

Et, sur la question de la dignité du langage, est-il nécessaire de répondre que l’obscénité réside dans l’intention et non pas dans le vocable, qu’il n’y a pas bien longtemps que Lebrun ayant osé, dans sa Marie Stuart, introduire mouchoir dans un vers, au lieu de voile, fut sifflé et considéré comme un factieux ; enfin que les Athéniens d’esprit aiguisé, délicats et lettrés, applaudissaient, aux fêtes de Bacchus, Lysistrata et les Nuées

Ainsi bonsoir ! fermez la porte.
Donnez-moi la pincette, et dites qu’on m’apporte
Un tome de Pantagruel !

  1. Voir, à ce sujet, la Critique scientifique de E. Hennequin, ouvrage tout plein de broussailles mais très neuf en certaines parties et qui fait vivement regretter la perte de son auteur, mort noyé, il y a quelques mois, à vingt-neuf ans.
  2. À propos de la représentation de Germinie Lacerteux, je relève ce détail dans une revue spéciale : l’Union médicale (22 décembre 1888) : « Voici un cas bien net de pleurésie phthisiogène, daté au plus tard du mois d’octobre 1864. MM. de Goncourt, comme les gens de génie, ont deviné ou observé (je ne sais si l’un d’eux est médecin), que la pleurésie peut donner naissance à la phthisie ou être un des premiers et redoutables symptômes de la tuberculose pulmonaire. Aujourd’hui que l’on s’occupe beaucoup de cette question dans notre monde médical, j’ai trouvé intéressant de signaler ce fait, auquel n’ont probablement pas songé les auteurs du roman. Ils ont fait mourir leur héroïne d’un rhume négligé, mais ils ont tracé les caractères et la marche du mal d’une manière que ne renierait pas l’auteur du meilleur traité de clinique médicale que nous possédions. — Simplissime. »
  3. Ce document a été tiré à part et, sous le titre de seconde Préface, doit être joint à la brochure publiée par la librairie Charpentier.
  4. Sénat, séance du 26 décembre 1888.