Libr. Ch. Delagrave (p. 41-48).
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C’était sous le deuxième Empire.

Un de mes jeunes camarades de classe, Éleuthère Kalb, originaire de la Creuse, je crois, avait été envoyé à Paris par sa famille, avec une très modique pension, pour y faire ses études musicales.

Son père, organiste de la cathédrale, professeur dans tous les collèges et couvents de sa petite ville, n’avait d’autre ambition que de lui voir entreprendre une carrière provinciale analogue à la sienne, très honorable assurément, mais terne et sans prestige.

Éleuthère, lui, avait de plus hautes visées ; il avait goûté de la vie de Paris, il avait été au théâtre, assisté à des concerts, fréquenté le monde, et cet horizon restreint lui faisait faire la grimace. De plus il avait obtenu, l’année précédente, le deuxième prix de piano, et concourait cette année en vue du premier.

Voilà que le jour du concours, au moment même où il arrivait sur la scène pour jouer son morceau, il aperçoit au premier rang, juste sous son regard, la figure déjà triomphante du père Kalb, qui avait trouvé l’occasion bonne à la fois pour venir voir Paris, qu’il ne connaissait pas, pour jouir du succès de son fils,… et surtout pour le ramener dare-dare dans la Creuse, remplir les fonctions précitées selon son rêve. Il avait fait queue, le malheureux, depuis le matin pour être bien placé, au premier rang et juste au milieu, pensant faire une surprise agréable à son fils, et sans songer qu’il y avait là de quoi lui faire perdre absolument ses facultés, par ce saisissement imprévu à un moment où l’on n’a pas trop de tout son calme et de tout son sang-froid. C’était le meilleur moyen de lui faire manquer son coup ; il n’en fut rien, et malgré cette difficulté supplémentaire, dont personne dans le public ni dans le jury n’eut à lui tenir compte, le jeune Éleuthère enleva brillamment un beau premier prix. Dans la cour, il se précipite dans les bras de son père, lequel, après une courte effusion, lui annonce son désir bien arrêté de partir avec lui, dès le lendemain, pour le fond de la Creuse, afin d’y entreprendre sans plus tarder la brillante carrière en question !

Quel seau d’eau froide ! C’était la fin de tout avenir artistique, et nous savions qu’il n’y avait pas à lutter par des raisonnements contre l’entêtement provincial du brave père Kalb, dans les idées duquel il n’était jamais entré que son fils habitât Paris au-delà du temps de ses études. Il fallait de toute nécessité parer ce coup, et nous n’avions pas vingt-quatre heures devant nous.

En cinq minutes, notre parti fut pris.

Tout d’abord, nous emmenâmes le père Kalb déjeuner chez Notta, restaurant qui existe toujours au coin du boulevard et du faubourg Poissonnière ; et en cabinet particulier, ce qui était indispensable.

Menu :
 
Écrevisses à la Bordelaise,
Chateaubriand pommes paille,
Aspic de foie gras,
Salade Russe,
Parfait à la vanille,
Ananas.
 

 
Chambertin, Clos Vougeot,
Champagne Auban-Moët,
Café, chartreuse, anisette.

Plus un cigare qui lui donna mal au cœur.

Profitant de l’émoi causé par cet incident prévu, je sortis solder l’addition (c’est ici que l’on concevra l’utilité du cabinet particulier), et, en partant, je remis ostensiblement au garçon trois francs, un franc par tête, ce dont il parut très satisfait.

Aussitôt nous sautâmes dans un landau de grande remise, que j’avais fait quérir, et fouette cocher, au Bois, par l’Avenue de l’Impératrice, ainsi qu’on nommait alors ce qui s’appelle maintenant Avenue du Bois.

Ici commence la grande comédie.

Nous croisons un bel équipage attelé à la Daumont, contenant un Anglais à favoris jaunes, monocle à l’œil, avec deux Anglaises en grande toilette. Nous saluons profondément ; l’Anglais nous regarde avec étonnement, mais nous rend notre salut.

— « Qui est-ce ? demande le père Kalb.

— C’est Alexandre Dumas père.

— Alexandre Dumas ? Je le croyais nègre !

— Ce sont les journaux qui disent cela.

— Ah ! vraiment ! » Et il salue en se retournant.

Cent mètres plus loin, vient un jeune gommeux exotique, quelque chose comme le rastaquouère d’aujourd’hui, très brun à forte moustache noire, grande cravate de soie rouge flottant au vent, complet de nankin avec un bouquet de couleurs éclatantes à la boutonnière, conduisant lui-même un tilbury très haut sur roues, attelé en tandem ; nous saluons, il répond courtoisement.

— « Et celui-ci ?

— C’est Victor Hugo.

— Comment ? mais il est exilé !

— Exilé pour la forme ; la preuve c’est que nous dînons chez lui tous les jeudis.

— Comme on est mal renseigné en province ! »

Et de saluer de nouveau. — Nous envoyons un bonjour amical à une pseudo-princesse de Metternich, qui répond d’un mouvement gracieux de son ombrelle ; puis nous croisons successivement, toujours échangeant des salutations familières, le général Changarnier, Cavaignac, Armand Carrel…

— « Mais… n’a-t-il pas été tué en duel par Girardin ?

— Non, c’est le contraire ; voilà comme on écrit l’histoire. »

Arrivé au lac, le digne père Kalb, que décidément nous avions réussi à faire tourner en bourrique, avait toujours la main prête pour saluer en même temps que nous ; à la cascade, il lui arrivait même parfois de saluer le premier, dès qu’il apercevait un bel équipage.

Arrêt au restaurant de la Cascade. Simple lunch :

Glaces vanille et framboise,
Sherry cobler,
Punch à la romaine.

Au retour, nous mettons pied à terre un instant. Dans une contre-allée solitaire se promenait les mains derrière le dos un officier de paix en uniforme, avec de longues moustaches cirées et une cigarette à la bouche.

— « Tiens, l’Empereur, qui prend le frais incognito ! s’écrie Éleuthère en saluant jusqu’à terre ; puis, nous quittant un instant, il s’en va, chapeau bas, lui demander à demi-voix, le chemin du pré Catelan.

— Ah ! ça, tu le connais donc ?

— Un peu ; je viens de lui annoncer mon prix, dont il a été enchanté, et lui demander quand je pourrai lui présenter ce bon Lavignac.

— !!!… »

A 6 heures, dîner chez Véfour, au Palais-Royal :

Huîtres de Marennes,
Consommé velours,
Homard en belle-vue,
Tournedos à la moelle,
Sorbets au rhum,
Cuissot de chevreuil,
Asperges en branches,
Glace au chocolat,
Fruits variés.
 

 
Château-Margaux, Chablis 1813,
Champagne crémant-rosé.
Café, chartreuse, fine Champagne.


Mais plus de cigares, c’était inutile. Au dessert, je m’éclipse une seconde pour passer à la caisse, et nous laissons sur la table la somme de trois francs.

— « Ah ! çà, mais la vie est pour rien ici ! qu’est-ce qu’on nous raconte donc en province ?

— Mais oui ; rien n’est cher à Paris, le tout est de connaître les maisons. »

Le soir, nous allâmes au Châtelet, où j’avais retenu une baignoire. En passant au contrôle :

— « Baignoire 36 ! — Monsieur est avec nous ! — et nous entrons, salués par le contrôleur.

— On ne paie donc pas au théâtre ?

— Si, les étrangers surtout, et les provinciaux ; mais les élèves du Conservatoire ont partout leurs entrées !… »

Rentré à son hôtel, après un formidable souper chez Péters, toujours à un franc par tête, ahuri, éreinté, le malheureux ne ferma pas l’œil de la nuit. Mais le lendemain matin, ébloui par les belles relations que son fils avait su se créer en deux ans, rassuré sur la prétendue cherté de la vie à Paris, il avait changé totalement d’avis, et décidé de laisser l’heureux lauréat encore un an dans la capitale, en supprimant toutefois la pension, comme superflue.

Et c’est ainsi que le jeune Éleuthère Kalb put poursuivre sa carrière, et devenir un de nos artistes les plus honorables.

Ah ! on était sérieux dans mon temps !