Libr. Ch. Delagrave (p. 36-40).
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Parmi les types les plus amusants d’anciens professeurs qu’il m’ait été donné de connaître ou d’entrevoir, je crois qu’il faut placer en première ligne celui qu’on appelait le petit père Elwart, dont je suis indirectement le successeur, car en 1872, Th. Dubois a hérité de sa classe d’harmonie, dont je suis devenu titulaire en 1891, lorsque Th. Dubois lui-même, avant d’être appelé aux fonctions directoriales, a succédé à Léo Delibes dans une classe de composition.

Elwart, que j’ai donc pu fort peu connaître, était, autant qu’il m’en souvient, un petit homme rabougri, rougeaud, très ratatiné, alerte, courant toujours par ci et par là, très affairé, très original, mais qui ne devait pas manquer d’une certaine valeur. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’examiner ses étapes, autant que je puis les reconstituer :

A dix ans, il était enfant de chœur à Saint-Eustache.

A treize ans, il était apprenti emballeur rue de Paradis-Poissonnière.

A seize ans, on le retrouve deuxième violon dans un petit théâtre des boulevards qui n’existe plus.

A vingt ans, il était élève de la classe de composition de Lesueur, au Conservatoire.

A vingt-trois ans, il obtenait le Deuxième Grand Prix de Rome, et à vingt-six ans le Premier.

Il fit beaucoup de choses, il composa, il écrivit ; de tout cela, il ne reste rien, ou pas grand’chose ; quelle valeur cela pouvait-il avoir, je l’ignore. Mais ce qui lui est resté parmi nous, c’est sa réputation inénarrable d’orateur pour banquets, pour funérailles, pour fêtes orphéoniques et réunions en tout genre ; il adorait parler, et il faut voir comme il s’en tirait.


Aux obsèques de Leborne (aussi un de nos anciens professeurs), il termina ainsi son discours :

« Leborne avait un grand chagrin au cœur ; il ne fut pas de l’Institut, malgré les nombreuses démarches qu’il fit pour y entrer. »

Puis, se penchant à l’oreille de M. Victorin Joncières, de qui je tiens cette anecdote, il lui confia ceci : « Ce que j’en ai dit, c’est pour la famille. »

C’est également de M. V. Joncières, qui l’a beaucoup plus connu que moi, que je tiens ce mot de Berlioz agonisant :

« Si Elwart doit parler sur ma tombe, j’aime mieux ne pas mourir ! »


Mais une des gaffes les plus belles de ce bon Elwart, c’est celle qu’il commit à Bordeaux, mon pays d’origine, sinon natal, alors qu’il accompagnait, on ne sait trop pourquoi, une tournée de concerts qui avait déjà fait escale à Orléans, à Tours, à Poitiers, à Angoulême, et devait se continuer encore par ailleurs.

Il était surmené, ce pauvre homme, car à chaque station il se croyait obligé de faire un speech, de porter des toasts, de se dépenser enfin en frais d’éloquence, d’assister par conséquent à tous les banquets, à tous les soupers offerts aux artistes après les concerts organisés par les sociétés plus ou moins philharmoniques. Il n’en pouvait plus, mais entraîné par sa nature, il parlait toujours, il fallait qu’il parle, c’était sa vocation, c’était plus fort que lui.

Or, voici dans quelles circonstances l’événement se produisit :

On était donc à Bordeaux. À l’issue du concert de la Société Philharmonique, le Président avait organisé un souper monstre, auquel étaient conviés, en plus des artistes, le Préfet, le Maire, le Général, le Président de la Cour, toutes les autorités, et Elwart. Celui-ci en était à son dixième banquet depuis six jours, sans compter de nombreux punchs et autres obligations du même genre, auxquelles il croyait de son devoir de ne pas se soustraire, et, comme il ne portait pas la toile d’une façon extraordinaire, il commençait à être… légèrement fatigué.

Il avait pourtant préparé un long discours, ressemblant étonnamment aux précédents, qu’il comptait bien débiter quand arriverait l’heure des speaches, au moment du champagne, de l’enfièvrement et de l’enthousiasme final.

Un incident imprévu, aussi désastreux qu’invraisemblable, se produisit : dès le deuxième service, le maire, M. Brochon, l’un des convives les plus importants, dut quitter la table du festin, appelé subitement par un sinistre quelconque, un incendie, peut-être, en quelque point éloigné de la ville.

Aussitôt les voisins d’Elwart s’empressent tumultueusement autour de lui :

— « Vous ne pouvez pas laisser partir M. le maire sans lui dire un mot !…

— Voyons, mon bon Elwart, où est votre éloquence, réveillez-vous !… vite un toast au maire ! il s’en va…

— Il n’y a pas une minute à perdre, il va partir,… il se lève, trouvez quelques mots émus, dépêchez-vous.

— Mais vite, vite, vite…

— Tenez, le voilà qui part… »

Alors, électrisé, Elwart se lève, et tenant son verre en main, faisant appel à toute la présence d’esprit que lui laissaient ces voyages ahurissants, ne sachant plus au juste où il était, ni où il en était, il porte ce toast inouï, devenu célèbre :

— « Au bon départ de Monsieur le Maire… et aux dames d’Angoulême », qui eut d’ailleurs un succès fou.


Cette histoire a souvent été racontée autrement, et dénaturée ; mais telle que je vous la donne, elle est authentique ; je la tiens de Bordelais de ce temps, mes compatriotes, gens dignes de toute confiance, et aussi un peu d’Elwart lui-même, qui était, au fond, un homme d’esprit, et s’était bien rendu compte, par la réflexion, qu’il avait dû commettre là quelque chose comme ce qu’on appelle « un impair ».

Il ne craignait pas de le raconter, et était même le premier à en rire, tout en se tenant prêt à recommencer, très sérieusement, à la première occasion.

C’était le roi des hurluberlus, ce bon Elwart, en même temps qu’un excellent homme, car tous ses élèves ont conservé de lui le meilleur souvenir.

Un jour, il faisait partie d’une commission qui avait à classer, d’après des travaux écrits, de nombreux concurrents en trois catégories :

1o Les bons, c’est-à-dire admis, reçus ;
2o Les douteux, réservés pour être revus en cas de besoin ;
3o Les mauvais, refusés sans appel.

Il s’était donc dit, judicieusement, qu’il n’avait qu’à mettre sur sa feuille, en regard de chaque nom, une de ces trois mentions : reçu, réservé, refusé ; et, pour abréger, il les représentait chacune par leur initiale. Si bien qu’à la fin du concours, il se trouvait avoir mis un R à chacun des concurrents.

Cela voulait-il dire Refusé, Réservé ou Reçu, il était incapable de s’en souvenir lui-même. Diable ! que faire ?

Un instant, il fut question de recommencer la lecture de tous les manuscrits, ce qui avait déjà pris trois journées pleines, et n’était pas du goût de tout le monde ; mais Elwart, avant tout brave homme et d’humeur accommodante, déclara qu’il s’en rapportait, pour l’interprétation de ses innombrables R…, à l’avis de ses collègues.