Les Gaietés du Conservatoire/3
Les bons mots d’Auber ne se comptent pas.
En voici deux que je crois inédits, car je ne les ai jamais lus nulle part, et de l’authenticité desquels je suis certain, les ayant entendus de mes propres oreilles.
Auber suivait l’enterrement de Rossini, en causant de façon intermittente avec l’un, avec l’autre, de groupe en groupe.
— « Heu ! heu !… on s’en va, à l’Institut ; après Meyerbeer, Rossini… (d’un air bonhomme) à présent c’est le tour de ce pauvre Thomas ! »
Il oubliait de la meilleure foi que, né en 1782, il avait lui-même vingt-neuf ans de plus qu’Ambroise Thomas.
Il faut dire qu’Auber, avec son tempérament sec, toujours alerte et vif jusqu’à la fin, ne portait pas son âge, tandis qu’Ambroise Thomas, triste et songeur, n’a jamais donné l’impression de la jeunesse.
C’est ce qui explique cet autre mot, de la même famille :
Gounod rencontre Auber et lui demande ce qu’il pense de la santé d’Ambroise Thomas, qu’il a rencontré récemment, et qui lui a paru changé.
— « Thomas ! dit Auber, il est né changé ! »
Chose au moins singulière, Ambroise Thomas, qui, lui, n’avait certes pas l’habitude de faire des mots, a donné à celui-ci, soit qu’il en ait eu connaissance, soit par un hasard bien bizarre, le pendant le plus inattendu, et d’une galanterie singulière.
Un jour qu’il cheminait pensif, plongé dans sa perpétuelle rêverie, et regardant le trottoir à trois mètres en avant, il s’entend interpeller par une dame qu’il avait fort bien connue, mais dans un temps déjà ancien.
— « Comment, cher Maître, vous ne me reconnaissez pas, je suis madame X… ?
— Mais comment aurais-je pu vous reconnaître, chère madame ? Depuis que je ne vous ai vue, vous n’avez pas du tout changé ! »
Depuis la suppression du Gymnase Musical Militaire (1856) jusqu’en 1870, il a existé au Conservatoire des classes de Saxophone, de Saxhorn, de Solfège et d’Harmonie à l’usage exclusif des élèves militaires, des chefs et des sous-chefs, classes auxquelles s’intéressait d’une façon toute particulière le général Mellinet, commandant de la Garde Impériale, qui était, on le sait, un grand mélomane.
Soit qu’Auber lui abandonnât la présidence du jury, soit simplement en raison du prestige qui s’attachait à sa haute personnalité, le général Mellinet avait une grande influence dans les concours spéciaux de ces classes militaires, influence qui se manifestait par une propension bienveillante et parfois excessive à donner le plus de récompenses possible à des jeunes gens auxquels il n’était alloué que deux ans à passer à l’école. Un jour qu’il se laissait entraîner, peut-être un peu plus que de raison, par sa générosité naturelle :
— « Croyez-moi, général, lui dit Auber, je connais le Conservatoire mieux que vous ; si vous donniez plus de récompenses qu’il n’y a de concurrents, cela ferait mauvais effet ! »
Autre boutade d’Auber, que je crois inédite.
À je ne sais quel concours de je ne sais quelle année, il se trouvait qu’un seul des concurrents, qui par hasard était un nègre, pouvait avoir mérité une certaine nomination.
On vote donc par boules, comme toujours en pareille occurrence. La question posée est celle-ci : « Y a-t-il lieu à décerner tel prix ? »
— Scrutin… en silence.
Le scrutin amène neuf boules noires :
— « Dans son pays, dit placidement Auber, il aurait eu l’unanimité ! »
À rapprocher d’une exclamation bien amusante d’un de mes plus éminents collègues, à un concours auquel j’assistais, il y a quelques années, et qu’il poussa bien à propos, d’une voix claire bien qu’un peu angoissée, juste au moment, pendant la fraction même de seconde où les boules étaient déversées de l’urne dans la coupe hexagone :
— Je veux qu’elle soit blanche ! clama-t-il !!!
Et il n’était que temps !… il y avait cinq noires et quatre blanches.
Les boules vénérables qui servent pour les scrutins datent de la fondation de l’établissement (1795), et n’ont jamais été remplacées ni nettoyées. Par le frottement, les noires ont perdu pas mal de leur couleur tandis que les blanches se sont considérablement encrassées ; si bien qu’à présent elles sont à peu près uniformément grises, et qu’il faut une certaine attention, surtout par les temps sombres, pour les distinguer les unes des autres. De là, d’abord l’erreur bien excusable, puis, l’émoi du bon et consciencieux juré.
Si j’avais l’honneur d’être journaliste, j’entreprendrais une grrrrande campagne à ce sujet : je démontrerais que c’est à cette confusion des boules qu’il faut attribuer tous les jugements saugrenus qui ne sont pas d’accord avec les miens (seuls justes et équitables, nécessairement) et je réclamerais que les boules soient savonnées publiquement avant chaque concours.
Un jour, Auber, alors directeur, faisait visiter le Conservatoire à un ministre, un ministre de son temps, bien entendu, un ministre de l’Empire.
Arrivés tous deux au beau milieu de la cour, de cette triste cour rectangulaire que vous connaissez tous comme moi (quoique depuis moins longtemps), ils s’étaient arrêtés là, et s’efforçaient en vain d’y découvrir de belles lignes architecturales. Effectivement, il n’y a rien de plus maussade et de plus bête que cette pauvre vieille cour que nous aimons pourtant tous, et qui était alors, à bien peu de chose près, telle que nous la voyons aujourd’hui. Des fenêtres fermées s’échappait par les fissures, tout comme à présent, un vague et indescriptible gazouillis formé du sifflement des flûtes, du nasillement des hautbois, des couacs des clarinettes, des pétarades des bassons, du grincement des violons, du grognement des violoncelles, des ronflements des contrebasses, des doux roucoulements des chanteuses,… enfin ce bruissement troublant si caractéristique, si particulier à notre chère vieille cour qu’on ne l’entend nulle part ailleurs, et qui fait qu’on s’y attache cordialement, sans trop savoir pourquoi.
Auber ne disait rien. Le ministre non plus. Ils écoutaient le travail…
Soudain, un cri effroyable, rauque, guttural, se fait entendre à l’une des fenêtres du premier étage. Le ministre, bien que courageux et ayant souvent visité des maisons de fous, fait un bond en arrière ; Auber, très calme, lui dit : « Ne craignez rien, Excellence, c’est un ténor qu’on saigne. »