Libr. Ch. Delagrave (p. 29-35).
◄  3
5  ►



L’un des traits les plus typiques du caractère d’Ambroise Thomas était certainement son extrême bienveillance, sa mansuétude et son esprit indulgent, la bonté reflétée par son regard pensif de doux philosophe, qui allait souvent jusqu’à la faiblesse et se manifestait parfois sous les formes les plus inattendues, malgré son désir sincère d’être très ferme.

Quand j’étais tout jeune professeur, ayant moins de deux ans d’exercice, je possédais dans ma classe un petit vaurien de la pire espèce, dont j’ai oublié le nom exact, mais que nous appellerons… Troublot, si vous voulez, et qui était bien la plus sale petite crapule qu’on puisse imaginer.

Ce n’était déjà plus un petit garçon ; ce n’était pas encore tout à fait un jeune homme ; il était arrivé à cet âge indécis où les chiens commencent à lever la patte.

Insolent, querelleur, paresseux, mauvais camarade, menteur, chapardeur, pourvu certainement d’autres défauts que je n’ai pas eu l’occasion d’observer, et peut-être même de vices, il était notamment l’inventeur du truc du double-carnet, que je vais essayer de vous raconter, pour vous faire apprécier les brillantes capacités du jeune homme.

Voici en quoi cela consistait :

Un jour où par hasard j’avais vu le père Troublot (je dis par hasard, car jamais les parents ne se manifestaient), j’avais organisé, de concert avec lui, un carnet à deux colonnes, sur lequel le père devait inscrire :

1o L’heure à laquelle Troublot quittait la maison paternelle ;
2o L’heure à laquelle il y rentrait ;
3o Le temps consacré au travail entre deux classes.

Moi de mon côté, je devais y noter :

1o L’heure à laquelle il arrivait à la classe ;
2o L’heure à laquelle il en partait ;
3o Mon appréciation sur le travail effectué et la tenue en classe.

Le résultat, selon ma naïve conception, devait être quelque chose comme ceci :

En cas de bonne conduite, cas fort peu présumable :

COTÉ DU PÈRE

Parti à 8 h. 1/2

Rentré à 11 h. 1/2

A travaillé 4 heures.

MON COTÉ

Arrivé à 9 h.

Parti à 11 h.

Travail satisfaisant.

ou bien, au contraire, et infiniment plus à prévoir :
COTÉ DU PÈRE

Parti à 8 h. 1/2

Rentré à 3 heures

N’a pas travaillé.

MON COTÉ

Arrivé à 10 1/2

Parti à 11 h.

Classe nulle.

Or, il n’en fut rien, car dès le premier jour, ce petit chenapan de Troublot (je n’ai pas dit que ce soit un imbécile) avait institué un deuxième carnet, sur lequel il imitait mon écriture dans la deuxième colonne, tandis que sur l’autre (le véritable), il imitait celle de son père dans la première.

À moi, il ne montrait jamais que le premier carnet, à son père que le deuxième.

C’est d’une simplicité qui confine au génie.

Il en résultait une série permanente de quiproquo dans le genre de ceux-ci, et toujours, inévitablement, de la plus parfaite vraisemblance :

J’écrivais, par exemple, le 1er  novembre, sur le carnet no 1.

Votre fils n’a pas paru à la classe depuis huit jours.

et je recevais comme réponse, le 3 novembre :

Mon pauvre enfant a été bien malade, la bile s’est mélangée aux nerfs, le tout a retombé sur l’intestin pour remonter dans la tête, le médecin a exigé un repos complet.

Tandis que le père, aux mêmes dates, écrivait sur le carnet no 2, le seul qu’il ait jamais vu :

Je suis très mécontent d’Ernest, il passe toutes ses journées dehors, je ne sais pas ce qu’il fait.

Ce à quoi j’étais censé répondre :

C’est moi qui le retiens pour un travail où il m’est indispensable, et lui est d’ailleurs très profitable.

Cela a duré plusieurs mois, pendant lesquels je considérai cet animal de Troublot comme une sorte de méconnu, un pauvre garçon bien méritant, et me faisais des reproches de l’avoir souvent secoué indûment.

Il y avait des variantes ; je recevais cette communication, par exemple :

Mon pauvre fils arrivera en retard ce matin, il a dû passer la nuit près de sa pauvre grand-mère mourante à Nogent-sur-Marne ; il n’a pu préparer aucun travail ;

pendant que le père recevait celle-ci :

Votre fils devient un élève modèle. Je suis très satisfait de ses progrès.

Il arrive toujours le premier à la classe et en part le dernier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Toute cette machination fut découverte par un hasard. Il est bien connu que c’est au hasard qu’on doit en général la plupart des grandes découvertes. Un beau jour, par inadvertance, le pauvre Troublot me remit le carnet no 2, celui destiné au père !!!… le carnet où je ne tarissais pas d’éloges sur son compte… Et alors tout son bel édifice s’effondra.

Je n’eus aucune pitié ; je communiquai à M. Thomas les notes de classe, je fis rechercher les absences sur la feuille du surveillant, je racontai en détail la mystification du double carnet, je dépeignis le caractère indécrottable de l’individu.

M. Ambroise Thomas était indigné, outré ; il se promenait de long en large en disant : « Nous ne pouvons pas tolérer de pareilles natures au Conservatoire, il faut y mettre bon ordre, je ferai un exemple, un garçon comme celui-là pourrit toute une classe, je vais le mettre à la porte, ce ne sera pas long ! »

Le jour de l’examen, non content d’avoir salé Troublot comme il le méritait dans mon rapport, j’eus bien soin au dernier moment de remémorer verbalement à M. Thomas les nombreux titres de cet intéressant enfant à la radiation ; et voici le résultat :

M. Ambroise Thomas (d’un ton féroce). — « Troublot ! approchez ici ! hum ! hum !

Troublot. — V’là, m’sieur, on s’amène.

— Approchez. J’ai à vous parler de choses excessivement graves ; votre professeur est très mécontent de vous.

— …

— Il dit que vous ne travaillez pas ; que vous êtes inexact, menteur, paresseux…

— C’est pas vrai.

— (Indigné.) Comment ! ce n’est pas vrai ! et les feuilles de présence, qui vous portent presque toujours absent ?

— C’est pas ma faute si on marque mal sur les feuilles.

— Mais enfin ! il paraît que vous ne faites aucun progrès, aucun effort !

— C’est pas vrai, j’travaille comme les autres.

— Que vous trompez votre père et votre professeur !

— Y n’est jamais content de rien ; ah ! si vous écoutez tout c’qui vous raconte !…

— (Se tournant vers moi.) Vous entendez ! il dit qu’il travaille !… Il n’a pas une mauvaise figure…

— Et encore que j’ai travaillé que j’étais malade qu’y en a beaucoup qu’en auraient pas fait autant.

— (Devenu paternel.) Allons, allons !… pour cette fois je me contenterai de vous savonner sérieusement, mais très sérieusement, vous m’entendez ?

— Oui, m’sieu, j’attends.

— Vous comprenez, mon ami, votre professeur est encore tout nouveau, c’est un tout jeune professeur, ce qu’il fait, c’est dans une bonne intention, peut-être un peu d’excès de zèle ; il ne faut pas lui en vouloir, il faut l’écouter.

— (Effronté.) J’lui pardonne.

— (Aux membres du comité.) Il a l’air d’un bon garçon ; à son âge, j’étais paresseux… nous étions tous paresseux ; (à Troublot) voyons, voyons, mon petit ami, calmez-vous, ne vous laissez pas abattre par ce que je vous ai dit, un peu de courage, sacrebleu ! songez que vous n’êtes plus un enfant de… (cherchant sur sa feuille) quel âge avez-vous ?

— Quinze ans.

— C’est bien ce que je disais : vous n’êtes plus un enfant de quatorze ans ! Allez, allez, au revoir, mon petit ami ! continuez à travailler comme vous dites, sans cela… l’année prochaine… je serai implacable. Lescot, appelez le suivant ! »


Il va sans dire que l’année suivante je ne réclamai plus rien, et que Troublot ne cessa de troubler la classe qu’à l’expiration du nombre d’années d’études imposé par le règlement d’alors.