Les Fruits de l’instruction/03
ACTE III
Scène PREMIÈRE
Alors, qu’en pensez-vous ? Risquer la séance avec notre nouveau médium ?
Alors, savez-vous, j’enverrai chercher Sémion et j’inviterai ceux qui désirent assister à la séance.
Bon, bon ! Je veux seulement prendre quelques notes. (Il tire son carnet et écrit.)
Scène II
On a organisé un whist chez Anna Pavlovna, alors je suis venu ici. Eh bien, la séance aura-t elle lieu ?
Il y en aura une ; il y en aura une !
Comment donc, et sans la force médiumnique de M. Kaptchitch ?
Vous avez la main heureuse ! Imaginez-vous que le paysan dont je vous ai parlé se trouve être un médium caractérisé.
Vraiment ! Oh ! c’est particulièrement intéressant.
Vous avez réussi à le faire et à vous convaincre ?
Parfaitement, et il se trouve que c’est un médium d’une force extraordinaire.
Ah ! vraiment ?
Il paraît qu’à l’office, tous l’avaient remarqué depuis longtemps… Il s’assied, par exemple, devant sa tasse, et la cuiller saute d’elle-même dans sa main. (Au professeur.) Vous l’avez entendu dire ?
À vrai dire, non, je ne l’ai pas entendu.
Mais quand même, est-ce que vous admettez la possibilité de pareils phénomènes ?
De quels phénomènes ?
Mais de phénomènes spirites, médiumniques, en général de phénomènes surnaturels.
Oui, sans doute, mais seulement certains phénomènes, comme l’attraction de l’aimant, par exemple, se reproduisent toujours.
C’est la même chose ici ; le phénomène se répète et nous l’étudions ! Bien plus, nous rangeons les phénomènes que nous étudions sous des lois générales et communes à d’autres phénomènes. Car les phénomènes paraissent surnaturels seulement parce que leur cause est attribuée au médium lui-même. Mais ce n’est pas vrai. Les phénomènes ne se produisent pas par le médium, mais par une énergie psychique qui se manifeste dans un médium. Et c’est une grande différence. Tout est dans la loi des équivalences.
Oui, sans doute, mais…
Scène III
Qu’entendez-vous par matérialisation ?
Voici : une personne morte, votre père, votre grand-père, peut venir vous prendre la main, vous donner un objet quelconque, ou bien, subitement, quelqu’un sera soulevé en l’air, comme c’est arrivé chez nous, la dernière fois, avec Alexis Vladimirovitch.
Certes, certes ! Mais le principal, c’est d’expliquer ces phénomènes, de les ranger sous des lois générales…
Scène IV
Anna Pavlovna m’a permis de venir chez vous.
Enchanté !
Ah ! ce que Grossmann est fatigué ! Il ne pouvait pas tenir sa tasse (Au professeur.) Avez-vous remarqué comme il a pâli au moment où il s’est approché ? Je l’ai remarqué de suite, et je l’ai dit la première à Anna Pavlovna.
C’est ce que je dis ; il ne faut pas abuser de ces choses-là ! Ainsi un hypnotiseur a suggéré à une de mes amies, Verotchka Konchina, — mais vous la connaissez ? — de cesser de fumer ; eh bien ! elle a commencé à avoir mal aux reins.
Les mesures de la température et du pouls démontrent évidemment…
Permettez ! J’ai fini de suite. Et je lui ai dit : Il vaut mieux fumer et ne pas souffrir autant des nerfs. Certes c’est nuisible de fumer, et je voudrais bien m’en déshabituer, mais que voulez-vous ? Je ne peux pas. Une fois je n’ai pas fumé pendant deux semaines ; puis, je n’ai plus pu me retenir.
On montre, par exemple…
Mais non, permettez ! En deux mots… Alors vous dites qu’il y a une dépense de forces ? Je voulais dire que lorsque j’allais en chaise de poste… les routes étaient alors horribles — vous ne vous souvenez pas de cela, mais moi… — J’ai remarqué, croyez-en ce que vous voudrez, que notre nervosité est due aux chemins de fer. Moi, par exemple, je ne puis pas dormir en wagon ; vous pourriez me tuer que je ne dormirais pas ! (Le professeur veut encore parler, mais la grosse dame l’en empêche.)
La dépense de forces…
Oui, oui. (Léonid Féodorovitch sonne.)
J’ai beau n’avoir pas dormi une nuit, deux nuits, trois nuits, je ne puis m’endormir quand même.
Scène V
Dites je vous prie à Féodor de préparer tout ce qu’il faut pour la séance et d’appeler ici Sémion, le domestique de l’office. Sémion, entendez-vous ?
Oui, monsieur. (Il sort.)
Scène VI
Oui, oui ! Je voulais seulement vous dire que je suis très contente qu’un simple paysan se trouve être un médium. C’est très bien ! J’ai toujours dit que les Slavophiles…
Voulez-vous qu’en attendant nous allions au salon ?
Pardon ! En deux mots : les Slavophiles ont raison ; mais j’ai toujours dit à mon mari qu’il ne faut rien exagérer. Le juste milieu voyez-vous ! Autrement, comment affirmer que dans notre peuple tout est parfait, quand j’ai vu de mes propres yeux…
Voulez-vous aller au salon ?
… un garçon haut comme ça et qui boit déjà ? Séance tenante, je l’ai réprimandé ! Et il m’en a été reconnaissant : ce sont des enfants, et avec des enfants, je l’ai toujours dit, il faut de l’affection et de la sévérité. (Ils sortent en causant.)
Scène VII
Scène VIII
Papa n’y est pas ? (Apercevant Tania.) Que fais-tu là ?
Mais rien, mademoiselle ! Je suis venue ici, comme ça… Je voulais… (Elle s’embarrasse.)
Mais il va y avoir une séance tout à l’heure ? (Elle s’aperçoit que Tania enroule un fil, elle la regarde avec perspicacité, et, subitement, éclate de rire.) Tania, mais c’est toi qui fais tout cela ? Ne dis pas non ! La dernière fois aussi, c’était toi ! Avoue, c’était toi ?
Mademoiselle… Oh ! mademoiselle !…
Ah ! que c’est bien ! Je ne m’en serais pas douté ! Pourquoi fais-tu cela ?
Ma bonne demoiselle, ne me dénoncez pas.
Mais non, jamais ! Je suis très contente. Et comment le fais-tu ?
Et ceci ? Ne dis rien !… je comprends ; tu les touches ?
Mademoiselle, je ne l’avouerai qu’à vous ; avant je ne le faisais que pour m’amuser ; aujourd’hui c’est pour une affaire sérieuse…
Comment ? Quoi ? Quelle affaire ?
Mais voilà ; vous avez bien vu les paysans qui sont venus : ils veulent acheter de la terre et votre papa ne veut pas la vendre, et ne veut pas signer le papier qu’il leur a rendu. Féodor Ivanitch dit que les esprits le lui ont défendu. Alors j’ai eu cette idée.
Ah ! que tu es intelligente ! C’est bien ! Mais comment t’y prendras-tu ?
Voici ce que j’ai imaginé : quand ils auront éteint les lumières, je me mettrai à taper, à jeter des objets, à leur frôler la tête avec le fil ; à la fin, je jetterai sur la table le contrat de vente, je l’ai là.
Et alors ?
Comment donc ! Ils seront étonnés. Le papier était chez les paysans et le voilà ici, tout d’un coup ! Et puis j’ordonnerai… à Sémion… Mais Sémion est médium aujourd’hui !
Oui, mais c’est moi qui le lui ai commandé. (Elle éclate de rire.) Je vais lui dire de taper sur tout ce qu’il pourra trouver autour de lui. Pas sur votre père, par exemple, il n’oserait pas… mais sur les autres, n’importe qui jusqu’à ce que monsieur ait signé.
Mais ça ne se peut pas comme ça ; le médium ne fait rien lui-même.
C’est rien, c’est la même chose ; ça ira peut-être comme ça…
Scène IX
Que fais-tu ici ?
Moi, je… j’allais chez vous, Féodor Ivanitch.
Qu’y a-t-il ?
Mais c’est au sujet de l’affaire dont je vous ai parlé…
C’est vrai ?
Mais oui ! Il a dit : Je consulterai la vieille et à la grâce de Dieu…
Il a dit cela ! (Elle pousse un nouveau cri de joie.) Ah ! mon cher Féodor Ivanitch, que c’est bien ! Je prierai pour vous toute ma vie.
Bon, bon ! Je n’ai pas le temps pour le moment. On m’a dit de tout préparer pour la séance.
Laissez-moi vous aider. Que faut-il faire ?
Voilà ; mettre la table au milieu de la chambre, des chaises, une guitare, un accordéon. Pas de lampes, des bougies.
La guitare de ce côté ; l’encrier ici. (Elle place ces objets.) Comme cela ?
Vraiment, va t-on prendre Sémion ?
Bien sûr ; on l’a déjà pris.
Je n’en sais rien !
Alors, voilà…
Quoi, Féodor Ivanitch ?
Va prendre une brosse à ongles et du savon de Thridace, tu peux en prendre chez moi… Coupe-lui les ongles, et lave-lui les mains proprement.
Il se lavera bien tout seul.
Eh bien ! dis-le lui. Et dis-lui aussi de mettre du linge propre.
Très bien, Féodor Ivanitch ! (Elle sort).
Scène X
Ils ont beau être savants, comme par exemple Alexis Vladimirovitch qui est professeur, parfois il me vient un doute. On est en train de supprimer les croyances populaires, les superstitions comme on dit… Mais en y réfléchissant, tout ceci a bien l’air de superstitions. Voyons ! est-ce possible que les âmes des personnes mortes viennent parler et jouer de la guitare ?… Sûrement il y a quelqu’un qui les mystifie… ou ils se mystifient eux-mêmes. Quant à cette histoire de Sémion, je n’y comprends rien du tout… (Il feuillette un album.) Voilà leur album du spiritisme. Est-ce possible qu’on puisse photographier des esprits ? Et voilà l’image d’un Turc avec Léonid Féodorovitch ! C’est bien étrange !
Scène XI
Est-ce prêt ?
C’est prêt ! (Souriant.) Mais je crains que le nouveau médium ne vous compromette, Léonid Féodorovitch !
Non ; nous l’avons essayé avec Alexis Vladimirovitch. C’est un médium d’une force étonnante.
Je n’en sais rien ; mais est-il propre ? Vous n’avez pas pensé à lui ordonner de se laver les mains ?… Et quand même, ce n’est pas convenable…
Ses mains. Ah ! oui ! Tu penses qu’elles ne sont pas propres ?
Alors, c’est très bien…
À propos, je voudrais vous dire : Timothée, le cocher, est venu se plaindre ; il dit qu’il ne peut tenir l’écurie propre à cause des chiens.
Quels chiens ?
Mais on a amené aujourd’hui à Vassili Léoniditch trois lévriers, on les a mis dans la chambre des cochers.
Dis-le à Anna Pavlovna, qu’elle fasse comme elle voudra ! Moi, je n’ai pas le temps.
Vous connaissez bien la faiblesse de madame…
C’est bien ! Quelle fasse comme elle voudra ! Quant à lui, on n’en a que des désagréments… Et puis je n’ai pas le temps.
Scène XII
Oui, oui ! montre tes mains. Très bien ! Eh bien, mon ami, fais comme tantôt, assieds-toi et ne pense à rien.
À quoi bon penser ? Penser ce serait pire…
C’est ça ! c’est ça ! Moins on est conscient plus le pouvoir est fort. Ne pense à rien, mais abandonne-toi à ta disposition d’esprit : si tu as envie de dormir, dors ; si tu as envie de marcher, marche. Comprends-tu ?
Comment ne pas comprendre ? C’est pas malin du tout…
Et surtout ne te trouble de rien, parce que tu pourrais t’étonner toi-même. Tu comprends que de même que nous vivons, vit aussi le monde invisible des esprits.
Des sensations invisibles, comprends-tu ?
Comment ne pas comprendre ? Comme vous le dites, c’est très simple…
À quoi bon craindre ? Tout ça, c’est possible…
Alors, je vais faire venir tout le monde. Tout est prêt ?
Tout, je pense.
Et les ardoises ?
Elles sont en bas, je vais les apporter. (Il sort.)
Scène XIII
C’est bon ! Alors, ne te trouble pas ; et sois à ton aise.
Puis-je enlever ma poddiovka, je serai plus l’aise.
Non, non ! il ne faut pas ! (Il sort.)
Scène XIV
Scène XV
Assez ! Tais-toi ; on peut nous entendre. Tiens ! voici des allumettes dont tu frotteras tes doigts, comme l’autre fois. (Elle lui frotte les doigts.) Tu n’as rien oublié ?
D’abord, mouiller le phosphore et agiter les mains, un ; puis grincer des dents comme ça, deux ; le troisièmement,… je l’ai oublié…
Mais c’est le plus important ! Souviens-t’en bien. Aussitôt que le papier tombera sur la table, je sonnerai ; alors, tout de suite tu étendras les bras comme ceci, et tu les agiteras sans t’inquiéter de savoir sur qui tu frappes. (Elle rit.) Et en même temps, tu grogneras comme ça. Tu taperas comme si tu faisais tout ça en rêvant. Quand je me mettrai à jouer de la guitare, fais semblant de te réveiller, et étire-toi comme ça, tu sais ? Tu n’oublieras pas ?
Non ! mais c’est trop drôle.
Et ne ris pas. Et si tu ris, ce ne sera pas encore un malheur. Ils croiront que c’est en dormant. Seulement, ne t’endors pas pour de bon, quand ils éteindront les lumières !
Ne crains rien, je me pincerai les oreilles !…
Alors, fais attention, Sémion, mon cher ! fais tout ça, ne crains rien et il signera le papier. Tu verras ! Les voilà. (Elle se cache sous le canapé.)
Scène XVI
Je vous en prie, tous les sceptiques, bien que notre médium soit nouveau, je compte aujourd’hui sur des phénomènes significatifs.
Très, très intéressant !
Mais il est très bien !
Comme garçon d’office, oui ; mais c’est tout…
Certainement non ! Kaptchitch, il est vrai, a encore quelque chose de particulier, mais celui-ci, mon Dieu ! qu’est-ce ?
Non, pardon, Anna Pavlovna ! On ne peut pas parler ainsi de ces choses. Quand je n’étais pas encore mariée, j’ai eu une fois un rêve remarquable. Les rêves, vous savez, il y en a on ne sait pas où ils commencent ni où ils finissent. Eh bien, j’ai eu précisément un rêve pareil…
Scène XVII
Et beaucoup de choses m’ont été révélées dans ce rêve. Maintenant les jeunes gens (Elle montre Vassili Léoniditch et Pétristchev.) nient tout !
Moi, jamais… Je ne nie rien ! Eh quoi ?
Scène XVIII
Est-ce qu’on peut nier le surnaturel ? On dit que ça ne s’accorde pas avec la raison. Mais la raison peut être sotte. Eh bien, quoi ? Vous avez bien entendu parler de ce qui arriva dans la rue Sadovaïa. Ça apparaissait tous les soirs. Le frère de mon mari, comment dit-on « beau-frère » je crois ? mais en russe ce n’est pas beau-frère ; il y a un autre mot, je ne puis jamais me souvenir des noms russes. Alors il est allé voir trois nuits de suite, et malgré cela, il n’a rien vu. C’est pourquoi je dis…
Alors qui reste ici ?
Moi ! moi !
Moi.
Vous restez aussi ?
Il faut bien voir au moins une fois ce qu’y trouve Alexis Vladimirovitch. On ne peut non plus nier sans preuves.
Alors, décidément, il faut la prendre ce soir même ?
Oui, je vous en prie ! (À haute voix.) Quand vous aurez fini, messieurs et mesdames, je vous invite à venir vous reposer de vos émotions chez moi, et en même temps nous finirons notre partie de whist.
C’est entendu !
Oui ! oui ! (Madame sort.)
Scène XIX
Restez, vous dis-je : je vous promets des choses extraordinaires. Voulez-vous parier ?
Est-ce que vous y croyez ?
Aujourd’hui, j’y crois.
Et vous, vous y croyez ?
Je n’y crois pas. (Il déclame.)
« Je ne crois pas aux fausses promesses. »
Restons, Maria Constantinovna ! Eh quoi ? J’inventerai quelque chose d’épatant !
Non, ne me faites pas rire ; vous savez que je ne puis pas me retenir.
Je reste !
Mais je prie ceux qui restent de ne pas tourner ceci en plaisanterie ; ce sont des choses très sérieuses.
Tu entends ? Alors, restons ! Vovo, assieds-toi près de moi et regarde, n’aie pas peur.
Vous riez, mais vous verrez ce qu’il y aura.
Et si, en effet, il y avait quelque chose. Eh quoi ?
Oh ! j’ai peur, j’ai peur, Maria Constantinovna ; j’ai peur, mes petites jambes tremblent. (Betsy rit.)
Asseyez-vous, asseyez-vous ! Assieds-toi, Sémion.
Assieds-toi bien.
Assieds-toi comme il faut, au milieu de la chaise, et tout à fait à ton aise. (Il l’assied. Betsy, Maria Constantinovna et Vassili Léoniditch rient.)
Je prie ceux qui restent de se tenir tranquilles et de prendre la chose au sérieux ! Cela pourrait avoir de fâcheuses conséquences. Vovo, entends-tu ? Si tu ne restes pas tranquille, il est préférable de sortir.
Fixe ! (Il se cache derrière le dos de la grosse dame.)
Alexis Vladimirovitch, c’est vous qui l’endormez ?
Non. Pourquoi moi ? Puisqu’Anton Borissovitch est ici. Il a beaucoup plus de pratique et de force que moi à cet égard, Anton Borissovitch !
Messieurs, à dire vrai je ne suis pas spirite ; j’ai étudié seulement l’hypnose. Il est vrai que j’ai étudié l’hypnose dans toutes ses manifestations ; mais ce qu’on appelle spiritisme m’est absolument inconnu. Quand j’endors un sujet, je puis m’attendre aux phénomènes de l’hypnose qui me sont connus : la léthargie, l’aboulie, l’anesthésie, l’analgésie, la catalepsie. Tandis qu’ici, on nous propose d’étudier des phénomènes d’un autre ordre. Voilà pourquoi, il serait désirable de savoir quels sont les phénomènes attendus et quelle portée scientifique ils ont.
Je m’associe entièrement à l’opinion de M. Grossmann, ces explications seraient très intéressantes.
Je suis sûr, Alexis Vladimirovitch, que vous ne nous refuserez pas ces explications.
C’est bien. Je puis donner ces explications, si on le désire. (Au docteur.) Pendant ce temps, voudriez-vous noter la température et le pouls du sujet ? Mon explication sera forcément superficielle et brève.
Oui, brève.
Tout de suite ! (Il sort un thermomètre et le donne à Sémion ) Eh bien, mon gaillard ! (Il place le thermomètre.) Comme ça, serre-le sous ton bras.
Oui, monsieur.
Messieurs, le phénomène que nous allons étudier est généralement présenté d’une part, comme nouveau, et, d’autre part, comme dépassant les limites des lois naturelles. C’est inexact. Ce phénomène est vieux comme le monde ; il n’est pas surnaturel, mais soumis aux mêmes lois éternelles qui régissent tout ce qui existe. Ce phénomène était ordinairement défini comme une communication avec le monde des esprits. Cette définition est encore inexacte. D’après cette définition, le monde des esprits s’oppose au monde matériel ; mais ce n’est pas juste : cette opposition n’existe pas. Ces deux mondes sont si étroitement liés qu’il est impossible de tracer entre eux une ligne de démarcation. Nous disons que la matière se compose de molécules…
Cette matière est bien ennuyeuse. (Chuchotements et rires.)
... Les molécules d’atomes ; mais les atomes, n’ayant pas d’étendue, ne sont pas autre chose que les points d’applications des forces ; ou plutôt, non pas des forces, mais de l’énergie, de cette même énergie qui est aussi une et indestructible que la matière. Or, de même que la matière est une et que ses modes seuls sont divers, il en est de même de l’énergie. Jusqu’à ces derniers temps, nous ne connaissions que quatre états de l’énergie équivalente et pouvant se transformer l’une dans l’autre. Nous connaissons les énergies : dynamique, thermique, électrique et chimique. Mais ces quatre modes sont loin d’épuiser toute la variété des formes de l’énergie. Ces formes sont multiples et c’est l’une d’elles récemment établie, que nous étudions ici. Je veux parler de l’énergie médiumnique. (Chuchotements et rires dans le coin où sont assis les jeunes gens ; le professeur s’arrête, jette un regard sévère de ce côté, puis continue.) L’énergie médiumnique est d’ailleurs connue de l’humanité depuis des temps très reculés : les prédictions, les pressentiments, les visions et beaucoup d’autres phénomènes ne sont que des manifestations de cette énergie. Ces manifestations ont donc été connues de tout temps ; mais l’énergie elle-même n’a pas été reconnue avant ces derniers temps. Il a fallu qu’on découvrît cet intermédiaire, par lequel se manifeste le plus normalement l’énergie médiumnique. Et de même que les phénomènes lumineux sont restés inexplicables jusqu’à l’époque où l’on a reconnu l’existence de l’éther, de même les phénomènes médiumniques ont paru mystérieux, jusqu’à l’époque où l’on a reconnu cette vérité aujourd’hui indéniable, que l’éther se trouve mêlé à une substance plus fine et impondérable que l’éther qui échappe à la loi des trois dimensions (Les chuchotements et les rires deviennent plus bruyants. Le professeur lance un regard sévère.) Et de même que les calculs mathématiques ont confirmé indiscutablement l’existence de l’éther impondérable produisant les phénomènes de la lumière et de l’électricité, de même une série d’expériences du génial Hermann, de Schmidt, de Joseph Schmatzofen, ont confirmé indubitablement l’existence de cette substance qui remplit l’univers et peut être appelée l’éther spirituel…
Oui, maintenant, je comprends. Comme je vous suis reconnaissante de…
Oui, mais, Alexis Vladimirovitch, ne pourrait-on pas… un peu… abréger ?
Donc, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, une série de recherches et d’expériences strictement scientifiques nous ont fait connaître les lois des phénomènes médiumniques. Ces expériences nous ont révélé que lorsque certains individus sont en état d’hypnose, (état qui se distingue seulement du sommeil ordinaire en ce que l’activité physiologique n’est pas amoindrie, comme dans le sommeil, mais augmente toujours, comme nous l’avons vu tout à l’heure), lorsque, dis-je, un individu se trouve en état d’hypnose, il en résulte toujours certaines perturbations dans l’éther spirituel — perturbations tout à fait semblables à celles qu’on produit en plongeant un corps solide dans un corps liquide. Ce sont ces perturbations-là que nous appelons phénomènes médiumniques. (De nouveau rires et chuchotements.)
C’est très clair, mais permettez-moi de vous poser une question. Si, comme vous venez de le dire, l’action de plonger un médium dans le sommeil produit des perturbations de l’éther spirituel, pourquoi ces perturbations se manifestent-elles toujours par des relations avec les âmes des morts, ainsi qu’il arrive dans toutes les séances de spiritisme ?
Parce que les parcelles de cet éther spirituel sont constituées par les âmes des vivants, des morts, de ceux qui ne sont pas encore nés ; et toute vibration de cet éther spirituel provoque nécessairement un certain mouvement de ces parcelles. Or ces parcelles n’étant autre chose que des âmes humaines, il est naturel qu’elles entrent en communication entre elles.
Mais qu’est-ce qui peut vous embarrasser ? C’est si simple. (Au professeur.) Merci beaucoup !
Ce garçon se trouve dans des conditions absolument normales : la température est de 37°2, le pouls 74.
Comme confirmation de ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, remarquez que l’état d’hypnose, comme nous le verrons tout de suite, produit un relèvement de la température et une accélération du pouls.
Oui ! mais permettez ! je voulais seulement répondre encore à la question de Sergueï Ivanovitch : comment nous savons que nous sommes en communication avec les âmes des personnes mortes ? Nous l’apprenons d’une façon bien simple parce que l’esprit quand il vient nous dit comme je vous parle maintenant qui il est, pourquoi il est venu et d’où il vient. Ainsi, à la dernière séance, nous avons eu un Espagnol, Don Castillos, et il nous a tout dit, qui il était, quand il était mort, et aussi son remords d’avoir participé à l’Inquisition ! Et tout à coup il nous a appris qu’il allait de nouveau se réincarner sur terre et qu’il ne pouvait continuer la conversation.
C’est bien possible.
Je pense qu’il est temps de commencer.
Je voulais seulement dire…
Il est tard.
Eh bien ! Nous pouvons commencer. Anton Borrisovitch, voulez-vous endormir le médium ?…
Comment voulez-vous que j’endorme le sujet ? Il y a plusieurs méthodes. Il y a celle de Bréda, il y a celle du Symbole égyptien, il y a celle de Charcot.
Ça ne fait rien.
Absolument.
Alors, je vais employer ma méthode, que j’ai expérimentée à Odessa.
Je vous en prie.
Avez-vous remarqué que le sommeil du médium agit sur Grossmann ? Il commence à vibrer.
Oui, oui ! Maintenant peut-on éteindre ?
Mais pourquoi l’obscurité est-elle nécessaire ?
L’obscurité ? Parce que c’est dans l’obscurité que se manifeste l’énergie médiumnique, de même qu’un certain degré de température est la condition de certaines manifestations de l’énergie chimique ou dynamique.
Mais pas toujours. J’ai vu des phénomènes se produire avec des bougies allumées et même en plein soleil.
On peut éteindre ?
Oui. (On éteint les bougies.) Messieurs, maintenant je réclame toute votre attention. (Tania sort de dessous le canapé et s’empare du fil qui est attaché à une applique.)
Non, ce qui me plaît, c’est cet Espagnol disparaissant au milieu de la conversation la tête en bas. C’est ce qu’on appelle piquer une tête.
Non, attendez. Vous verrez ce qui va arriver.
Je ne crains qu’une chose, c’est que Vovo ne se mette à grogner comme un pourceau.
Le voulez-vous ? Je vais m’y mettre…
Messieurs, je vous demande de garder le silence ! (Silence. Sémion frotte ses doigts et les agite.) De la lumière, voyez-vous la lumière ?
De la lumière, oui, je vois, mais permettez…
Où ? où ? Ah ! je n’ai pas vu ! Ah ! je vois, eh !…
Voyez comme il vibre. (Il montre Grossmann qui s’agite.) C’est l’influence binaire ! (On voit encore de la lumière.)
Qui ça ?
Le grec Nicolas. C’est sa lumière. N’est-ce pas, Alexis Vladimirovitch ?
Et qui est ce grec Nicolas ?
Un certain grec, qui était moine du temps de Constantin, à Byzance, et qui nous a visités ces derniers temps.
Où est-il donc ? Où est-il ? Je ne le vois pas !
On ne peut pas le voir encore… Alexis Vladimirovitch, il est surtout bienveillant pour vous, interrogez-le.
Nicolas, est-ce toi ? (Tania frappe deux fois contre le mur.)
C’est lui, c’est lui !
Mon Dieu ! je veux m’en aller !
Mais à quoi le reconnaissez-vous ?
Deux coups, c’est une réponse affirmative, autrement on n’entendrait rien (Silence, rire continu dans le coin des jeunes gens. Tania jette sur la table l’abat-jour de la lampe, un crayon et un essuie-plume.)
Remarquez, messieurs : voilà l’abat-jour, encore quelque chose ! Alexis Vladimorovitch, un crayon !
Bon, bon ! Je l’observe et j’observe Grossmann aussi. Vous remarquez. (Grossmann se lève et regarde les objets qui sont tombés sur la table.)
Permettez ! Permettez ! Je voudrais voir si ce n’est pas le médium lui-même qui fait tout cela ?
Vous pensez ? Eh bien, asseyez-vous auprès de lui… Tenez-lui les mains. Mais soyez sûr qu’il dort…
Oui ! C’est étrange ! étrange ! (Il s’approche de Sémion et lui prend le coude. Sémion grogne.)
Mais il faut répondre à Nicolas !
Maintenant il serait intéressant de produire la contraction, le sujet est en pleine hypnose.
Vous voyez, vous voyez…
Permettez…
Il faudrait laisser la direction de la séance à Alexis Vladimirovitch. C’est que cela devient très sérieux.
Laissez-le ; le voilà qui parle en dormant.
Comme je suis contente d’être restée ! Ça fait peur, mais je suis tout de même ravie ; parce que je disais toujours à mon mari…
Un peu de silence ! (Tania touche avec le fil la tête de la grosse dame.)
Aie !
Il m’a prise par les cheveux.
Ne craignez rien ! Donnez-lui la main. Sa main dans ce cas est froide ; mais j’aime ça.
Jamais de la vie.
Oui, c’est étrange ! C’est étrange !
L’esprit est là ! Qui veut lui poser une question ?
Moi, si vous voulez bien ?
Dites !
Suis-je croyant ou non ? (Tania frappe deux coups.)
Réponse affirmative.
Permettez ! Je vais interroger encore. Ai-je dans ma poche un billet de dix roubles ? (Tania frappe plusieurs coups, et frôle du fil la tête de Sakhatov.) Ah ! (Il attrape le fil et le casse.)
Mais, permettez ! J’ai un fil dans la main.
Un fil ? Gardez-le. Cela arrive souvent, non seulement des fils, mais des cordons de soie des plus anciens.
Ah ! non ! Permettez ! D’où vient ce fil ? (Tania lui jette un coussin.) Permettez, permettez quelque chose de mou m’a frappé à la tête. Ayez la bonté d’allumer une lumière…
Nous vous prions de ne pas troubler la matérialisation…
Je vous en prie, au nom du ciel, ne l’interrompez pas ! Moi, aussi, j’ai quelque chose à demander : le puis-je ?
Certainement !
Je veux faire une question au sujet de mon estomac. Je voudrais demander ce qu’il faut que je prenne, de l’aconit ou de la belladone ? (Silence. Chuchotements du côté des jeunes gens. Subitement, Vassili Léoniditch crie comme un enfant à la mamelle. Éclats de rire. Les jeunes gens se couvrent le nez et la bouche avec la main pour se retenir. Les jeunes filles et Pétristchev sortent en courant.) Ah ! c’est assurément le moine qui vient de renaître !
Tu ne fais que des bêtises ! Si tu ne peux pas te tenir convenablement, sors ! (Vassili Léoniditch sort.)
Scène XX
Ah quel dommage ! Est-ce que Nicolas est parti ? Il m’a semblé entendre un cri d’enfant nouveau-né ?
Pas du tout ! Ce sont des bêtises de Vovo, mais l’esprit est là, interrogez-le.
Cela arrive souvent ! Ces farces, ces moqueries nous sont familières. Je crois qu’il est encore ici ! Léonid Féodorovitch, voulez-vous le lui demander ?
Non. Demandez-le-lui, vous !… Cette inconvenance m’a tout bouleversé !
Bien, bien ! Nicolas, es-tu encore ici ? (Tania frappe deux fois et agite la sonnette. Sémion recommence à grogner et à toucher Sakhatov et le professeur qu’il serre.) Quel phénomène inattendu ! Une action immédiate, produite sur le médium lui-même ! Ça n’est jamais arrivé ! Léonid Féodorovitch, observez-le. Cela ne m’est pas commode, il me serre totalement ! Et regardez si Grossmann vibre ! Il faut maintenant beaucoup d’attention. (Tania jette sur la table le contrat des paysans.)
Quelque chose est tombé sur la table.
Regardez : qu’est-ce qui est tombé ?
C’est une feuille de papier pliée ! (Tania jette un encrier de poche.) Un encrier ! (Tania jette un porte-plume.) Une plume ! (Sémion continue à grogner et à égratigner.)
Permettez, permettez, c’est un phénomène tout à fait nouveau, ce n’est pas l’énergie médiumnique qui agit, mais le médium lui-même. Cependant ouvrez l’encrier et mettez le porte-plume près du papier, il écrira. (Tania, derrière Léonid Féodorovitch, le frappe à la tête avec la guitare.)
Regardez vite ce papier ! Sans doute la force de Grossmann a produit des perturbations.
C’est extraordinaire. Ce papier, c’est un contrat avec les paysans que ce matin j’ai refusé de signer et que j’ai rendu aux paysans. Probablement, il veut que je le signe.
Certainement, certainement. Mais demandez : Nicolas, le veux-tu ? (Tania frappe deux fois.) Vous entendez, c’est évident, évident ! (Léonid Féodorovitch prend la plume et sort ; Tania frappe, joue de la guitare et de l’accordéon et se glisse sous le canapé. Léonid Féodorovitch rentre. Sémion s’étire et tousse.)
Il se réveille, on peut allumer les bougies.
Docteur ! Docteur ! Je vous en prie, la température et le pouls ! Vous allez voir que la température a monté !
Eh bien ! messieurs les sceptiques ?
Eb bien ! mon garçon, tu as dormi ?… Voyons, place-moi ça et donne-moi ta main (Il regarde sa montre.)
Je puis affirmer que le médium n’a pas pu faire tout ce qui s’est passé. Mais le fil ? Je voudrais l’explication du fil !…
Le fil ! le fil ! Nous avons eu ici des phénomènes plus sérieux que cela.
Je ne sais pas. En tout cas je réserve mon opinion.
Ah ! non ! Comment pouvez-vous dire : Je réserve mon opinion. Et le petit enfant avec les ailes, ne l’avez-vous pas vu ? Au commencement, j’ai cru que c’était une illusion, mais après j’ai vu clairement…
Je ne puis parler que de ce que j’ai vu. Je n’ai pas vu cela.
Oh ! voyons ! C’était très clair, cependant ! Et à gauche, un moine tout en noir s’est penché vers lui.
Vous auriez dû le voir ! Il était de votre côté. (Le docteur, sans l’écouter, continue à tâter le pouls. À Grossmann.) Et cette lumière, autour du visage… Et cette expression si douce, si tendre, quelque chose de céleste… (Elle sourit tendrement.)
J’ai vu des phosphorescences… les objets changer de place…, mais je n’ai vu rien de plus.
Oh ! voyons ? Vous dites cela parce que vous êtes de l’école de Charcot et que vous ne croyez pas à la vie d’outre-tombe ! Quant à moi, personne, personne au monde ne m’enlèvera la foi en la vie future ! (Grossmann lui tourne le dos.) Non, non ! Dites tout ce que vous voudrez, mais je viens de passer un des deux instants les plus heureux de ma vie : celui où j’ai entendu jouer Sarasate et celui-ci ! Oui ! (Personne ne l’écoute, elle s’approche de Sémion.) Dis-moi, mon ami, qu’est-ce que tu ressentais ? Était-ce très pénible ?
Comme ça !
Mais enfin c’est supportable ?
Va ! va ! (Sémion sort.)
Le pouls est le même, mais la température s’est abaissée.
Abaissée ? (Il reste pensif, puis devinant.) Mais oui, bien sûr ! La double influence devait nécessairement produire une certaine interférence.
Je ne regrette qu’une chose, c’est qu’il n’y ait pas eu une matérialisation complète. Mais quand même… Messieurs, je vous en prie, au salon.
Ce qui m’a le plus surpris, c’est de lui voir soulever ses ailes et s’élever en l’air.
Si on avait voulu s’en tenir seulement à l’hypnose, on aurait pu produire une épilepsie complète. Le succès aurait pu être absolu.
Scène XXI
Eh bien ! Féodor, quelle séance ! Étonnante ! Il en résulte qu’il faut céder la terre aux paysans aux conditions qu’ils proposent.
Ah !
Mais oui ! (Il lui montre le contrat.) Imagine-toi que ce document que je leur ai rendu s’est trouvé sur la table ! Je l’ai signé.
Mais comment est-il venu ici ?
Ah ! voilà ! Il est venu ! (Il sort. Féodor Ivanovitch le suit.)
Scène XXII
Scène XXIII
Alors, c’est toi qui les as mystifiés ?
Est-ce que ça vous regarde ?
Crois-tu que madame te fera des compliments pour cela ? Ah ! non ! Maintenant te voilà pincée ! Je vais raconter toutes tes malices si tu ne fais pas comme je veux !
Je ne ferai pas comme vous voulez, et vous ne pourrez rien !