Les Français dans l’Ouest canadien/10

Éditions de la Liberté (p. 45-49).

Chapitre X


Dom Paul Benoît, le grand colonisateur de la « Montagne Pembina » — Fondation de N.-D.-de-Lourdes, en pleine forêt, et débuts particulièrement difficiles — La « Bataille des Drapeaux » — Une colonie exemplaire — Le baron Jehan de Froment, cultivateur, conférencier agricole, avocat et agent d’immeubles — Le Dr Albert Galliot — Le marquis de la Roche-Aymon, musicien accompli


Dom Paul Benoît, le grand colonisateur de la « Montagne Pembina »

La « montagne Pembina », qui chevauche la ligne frontière du 49e parallèle entre le Canada et les États-Unis, brise fort heureusement la monotonie de la grande plaine. Sa longueur est d’environ 80 milles, dont 50 au Manitoba. Sa largeur, de quelque 25 milles, s’étend jusqu’à la rivière Souris. Parler de montagne est un peu exagéré. Il s’agit plutôt d’un terrain élevé, légèrement accidenté, coupé ici et là de vallées sans profondeur, où serpentent de minces ruisseaux. Ces accidents proviennent des dépôts glaciers ou de l’érosion produite par les glaces de l’époque quaternaire. L’altitude du plateau varie de 1,400 à 1,700 pieds au-dessus du niveau de la baie d’Hudson où ses eaux se déversent. Elle domine de 500 pieds seulement la plaine avoisinante. Le point culminant au Manitoba dépasse un peu 1,750 pieds, à deux milles à l’est de Bruxelles, d’où la vue embrasse un magnifique panorama. Le nom de Pembina désigne, dans la langue des Ojibwés ou Saulteux, le fruit du Viburnum opulus, joli arbuste de la famille des caprifoliacées, très commun sur le plateau, particulièrement le long des cours d’eau.

La colonisation de la montagne Pembina fut en grande partie l’œuvre de dom Paul Benoôt, membre illustre de l’Institut des Chanoines de l’Immaculée-Conception, qui eut pour berceau la petite ville de Saint-Claude (Jura). Désireux d’attirer de nouvelles populations catholiques dans son vaste diocèse, Mgr Taché, en même temps qu’il faisait appel à la province de Québec, s’était adressé, dès 1889 à dom Gréa, fondateur de cet ordre, pour lui demander quelques-uns de ses religieux et des colons. L’année suivante, dom Benoît fut envoyé au Manitoba pour y étudier sur place les possibilités d’un établissement de sa communauté.

Né aux Nans (Jura) en 1850 et entré dans la congrégation à l’âge de 28 ans, ce religieux jouissait déjà, dans le monde ecclésiastique, d’une haute réputation d’écrivain. Par son contact avec des prêtres canadiens rencontrés à Rome ou hôtes des Chanoines du Jura — en particulier l’abbé Labelle, célèbre colonisateur — dom Benoît avait depuis quelque temps les yeux sur le Canada. Avec ses riches ressources naturelles, ses fortes croyances et ses familles nombreuses, ce pays lui apparaissait plein d’avenir pour les catholiques. Il y voyait aussi une terre de liberté pour les communautés religieuses inquiétées en France. Ainsi, les plans de l’archevêque de Saint-Boniface et ceux du moine colonisateur se rejoignaient.

À Londres, dom Benoît rencontra la famille Jean-Pierre Pantel, Augustin Rozière et Augustin Bonnefoi, en route pour le Manitoba ; tous firent le voyage ensemble.

La région de la montagne Pembina possédait déjà les embryons de paroisses de Saint-Léon et de Saint-Alphonse. Un prêtre alsacien, le P. Théobald Bitsche, ancien religieux du Précieux-Sang, avait attiré dans cette dernière quarante familles de langue allemande, tandis que la première allait rassembler des Belges et des Flamands. Le journaliste Louis Hacault, du Courrier de Bruxelles, dont les descendants habitent le Manitoba, devait être l’un des premiers colons du centre qui porte le nom de la capitale belge.

Le curé de Saint-Léon reçut chez lui l’envoyé de dom Gréa. Il le conduisit à 14 milles au nord, dans un lieu désert et assez fortement boisé. C’est là que le fondateur décida de jeter les bases de Notre-Dame-de-Lourdes, destinée à devenir l’une des paroisses les plus populeuses du diocèse de Saint-Boniface.

En 1890, on y trouvait vingt familles canadiennes de la province de Québec disséminées un peu partout, principalement dans la partie du sud-ouest. Quelques immigrants de France firent aussi leur apparition peu avant le retour de dom Benoît avec son premier convoi de colons : Pierre Bazin, de Fougères (Ille-et-Vilaine) ; Jean Blain, de Pouillé (Loire-Atlantique), avec sa femme et cinq enfants ; François-Marie Daudin, de Pierric (Loire-Atlantique), avec son épouse et ses trois fillettes ; Reboul de la Lozère ; Michel Dudoué, de Bressuire (Deux-Sèvres). Un peu plus tard, aux premiers mois de 1891, ce furent : Augustin Poiroux, des Deux-Sèvres ; la famille Chavert, de l’Aveyron ; Jean-Baptiste Pantel, Jean-Baptiste et Auguste Comte, la famille Vaillant et la famille François Vigier avec dix-sept enfants, tous de la Lozère.

Le benjamin de la famille Blain, Joseph, âgé de douze ans au moment de la traversée, est demeuré célibataire. Aujourd’hui, septuagénaire et infirme de longue date, il garde des souvenirs très précis du pays de son enfance et des premiers temps de sa vie au Manitoba. Il nous explique comment des immigrants français se dirigèrent seuls vers un point de l’Ouest alors totalement inconnu. Une famille de Pannecé (Loire-Atlantique) était fixée depuis deux ans à Oak Lake, lorsque le père revint pour liquider le reste de sa propriété. Sans vouloir influencer personne, il dit à qui voulait l’entendre que la montagne Pembina offrait des avantages pour l’établissement des colons de ressources modestes. L’agent d’immigration Auguste Bodard, visitant la Bretagne, la Vendée et la Lozère, fit la même recommandation, expliquant que le bois ferait vivre les défricheurs durant les premières années.


Fondation de N.-D.-de-Lourdes, en pleine forêt, et débuts particulièrement difficiles

C’est le 14 mai 1891 que dom Paul Benoît arriva sur les lieux, avec trois compagnons de son ordre : Agnèce Patel, prêtre ; Placide Barthaut, sous-diacre ; Félix Bugnon, convers. La première messe fut célébrée dans la demeure d’un colon canadien, en pleine forêt, au centre de la montagne Pembina, à 80 milles au sud-ouest de Winnipeg.

Une quarantaine d’immigrants — hommes, femmes et enfants — accompagnaient les religieux. Parmi ces premières recrues des moines de Saint-Claude se trouvaient : Aimé Tissot, du Jura ; Augustin Bosc, de Saint-Front (Haute-Loire) ; le jeune vicomte de Montravel, de Joyeuse (Ardèche) ; Félicien Thorimbert et Alexandre Bœuf. Il devait y avoir en tout six convois de colons, échelonnés jusqu’en 1895, sous la conduite de chanoines.

Les fondateurs construisirent au milieu de la forêt un monastère et une église de proportions modestes. Quatre jours après leur occupation, ils furent rasés par un incendie dû à la négligence. Meubles, lingerie, livres et manuscrits précieux : tout disparut dans ce désastre qui plongea la communauté dans un dénuement total. « Il ne nous resta ni un mouchoir, ni une paire de bas, ni une chemise de rechange », écrit dom Benoît, qui dut emprunter une paire de souliers pour se rendre à Saint-Boniface. Il était très affligé, mais non découragé. Avec le fruit de collectes, on rebâtit à la hâte, au début de l’hiver, une maison plus petite qui devait servir pendant deux ans de monastère et de chapelle.

À la fin de cette année 1891, l’établissement de Notre-Dame-de-Lourdes comptait de 50 à 60 familles et 83 homesteads étaient occupés. Le premier mariage inscrit au registre fut celui d’Alphonse Poiroux et de Joséphine-Hyacinthe Bazin, le 4 août 1891. La première sépulture fut celle de Jean Deroche, 70 ans, arrivé de la Vienne depuis à peine cinq ou six jours. Un de ses descendants, Joseph Deroche, est l’un des Franco-Manitobains en vue de la province.

Les débuts furent extrêmement pénibles pour les colons, les principaux obstacles venant de l’absence totale de chemins. Bien souvent, en dehors de la grande forêt, on ne suivait aucun sentier. Au printemps et durant une grande partie de l’été, hommes et bêtes ne se frayaient un passage qu’à travers une suite de fondrières et de bourbiers. Et à la saison du dégel, combien faillirent perdre la vie, heureux d’en être quittes avec un bain forcé, en voulant franchir une vallée ou un marécage sur la glace ou sur la neige traîtresses !

C’est pendant les mois d’hiver que les transports s’effectuaient le plus aisément. Les arbres, aujourd’hui disparus, gardaient les pistes à l’abri des vents qui amoncellent la neige, et les traîneaux lourdement chargés glissaient légèrement sur un fond solide et uni. La construction de routes convenables allait constituer un travail ardu et de longue haleine. Dom Benoît y consacra tous ses efforts. Il fut efficacement secondé dans cette tâche par le ministre Robert Rogers, député de la circonscription, qui admirait le moine défricheur et ne perdait pas de vue l’influence électorale dont disposait celui-ci.

Au milieu de toutes ces difficultés des débuts, il y eut naturellement quelques défaillances passagères. Augustin Bosc, qui faisait partie du premier convoi, avait laissé à Saint-Boniface sa femme et ses enfants. Découragé par les conditions de vie et la dureté de la tâche, il rejoignit bientôt sa famille, avec l’idée bien arrêtée de repartir en France. Mais il vint en contact avec les Sœurs Grises, qui lui remontèrent le moral et lui procurèrent du travail. Voyant les choses d’un œil plus optimiste notre homme acheta une paire de bœufs et prit, avec les siens, la route de son homestead. Le voyage dura près de deux semaines et ce fut le point de départ d’une magnifique réussite. Augustin Bosc vit aujourd’hui retiré au village de Notre-Dame-de-Lourdes, entouré de nombreux enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.

Augustin Rozière, tombé accidentellement sous sa faucheuse et grièvement blessé, fut, par bonheur, secouru à temps. Hôpitaux et médecins n’étaient guère à portée. Cependant, on put en requérir un qui fit l’amputation d’une jambe dans la demeure du colon. Dom Benoît préparait garçons et filles à la première communion, lorsqu’il fut mandé en toute hâte auprès du blessé. Au nombre de ces enfants se trouvait Cyrille Rozière, âgé de douze ans, qui accourut à la maison paternelle avec le religieux. Aujourd’hui octogénaire, demeurant à Sainte-Geneviève, il n’a pas oublié les détails de cette tragédie. L’accidenté se remit et vécut longtemps avec la jambe de bois qu’il avait confectionnée lui-même.

Dans les années 1894 et 1895, deux pionniers, entre autres, s’ajoutent à la liste de ceux faisant partie des convois dirigés par les Pères : Henri Moreau, d’Availle-sur-Chise (Charente-Maritime), et Guillaume Boulic, du Finistère. Les descendants de ces deux défricheurs sont toujours là. Le Breton allait devenir plus tard maire de Notre-Dame-de-Lourdes et préfet de la municipalité rurale de South Norfolk, fonction actuellement remplie par son fils, Marcel Boulic.

La paroisse embrassait à l’origine, outre ses limites actuelles, la plus grande partie de celle de Saint-Claude, quatre sections dans Somerset et Saint-Lupicin, qui se détacha beaucoup plus tard. Le presbytère était la maison de tous. Bien qu’il n’échappât nullement à la pauvreté générale, la coutume s’établit d’offrir à déjeuner aux fidèles venus de loin pour communier. Mais il arriva qu’on s’invitait soi-même et l’on était parfois quinze à table. Il fallut abolir une tradition qui dégénérait en abus et constituait une trop lourde charge pour les Pères. Il peut être intéressant de noter que la moyenne des quêtes dominicales fut de 33 sous la première année et de 40 sous la seconde.

Malgré l’exiguïté des locaux destinés au culte, il y régnait un déploiement de cérémonies et de chants qu’on eût vainement cherché dans plus d’une cathédrale. L’office divin se déroulait dans son ordonnance intégrale, avec matines et laudes à minuit, messes espacées dans la journée. Il est vrai que parfois, plusieurs religieux se trouvant retenus à l’extérieur, l’unique chanoine présent devait chanter l’office et la messe avec les deux petits postulants de dix et douze ans, ou avec le domestique Alexandre Bœuf. Les fidèles ne s’associaient que faiblement à tous ces exercices, que le plus grand nombre jugeaient d’une longueur excessive.

La première école de Lourdes eut pour instituteurs le P. Agnèce Patel et le P. Marie-Antoine Straub. Dom Benoît fit aussi la classe comme suppléant. Quatre ans après la fondation de la colonie, en 1895, trois religieuses Chanoinesses des Cinq-Plaies, de Lyon, vinrent prendre la direction de cette première école, qui fut bientôt doublée d’un pensionnat.


La « Bataille des Drapeaux »

Les éléments divers de la paroisse — Français, Canadiens français et Suisses — s’entendirent sans difficulté, en dépit de quelques petits froissements inévitables. C’est ainsi qu’il y eut la « bataille des drapeaux ». Une équipe d’ouvriers venait d’achever le toit du monastère (le troisième). Étant tous des Fribourgeois, ils arborèrent simplement le drapeau suisse au sommet. Mais les Français prirent mal la chose et conçurent le dessein de l’abattre. De part et d’autre les esprits s’échauffaient. On préparait secrètement fusils, fourches et autres armes de fortune, en prévision d’une bagarre probable. Sur les entrefaites, dom Benoît dut s’absenter pour quelques jours. Il fit venir le chef des ouvriers, lui ordonna de fabriquer une croix et de la dresser à la place du drapeau. À son retour, un calme parfait régnait : la croix l’avait emporté dans la bataille des drapeaux.

Le drapeau français orné du Sacré-Cœur figurait en grand honneur dans les cérémonies religieuses à l’extérieur de l’église. Il était porté par le Vendéen Gustave Ragot, père de vingt enfants dont trois firent la guerre de 1914. Les colons venus de France avaient voulu qu’il fût arboré au pied du grand Christ qui dominait l’entrée du chœur ; les Canadiens français, puis les Suisses y placèrent aussi le leur. Les trois nationalités principales se trouvèrent ainsi réunies au pied du Sauveur, dans les plis de leurs drapeaux respectifs. Ce qui avait été un jour une cause de division devenait un symbole d’union.

Les statistiques scrupuleusement tenues par dom Benoit nous permettent de suivre d’année en année la progression à la fois rapide et sûre de la colonie. En 1894, on compte déjà 100 familles et 480 habitants qui se répartissent comme suit : 231 Français, 147 Canadiens français, 78 Suisses, 13 Belges et 11 Allemands. La culture se fait alors surtout avec des bœufs et l’on est encore à la première phase des défrichements ; deux colons seulement ensemencent plus de 100 acres. La plupart sont arrivés sans autre capital que leurs bras ; plusieurs ont même dû emprunter l’argent de leur voyage. Les plus fortunés disposaient à peine de deux ou trois cents dollars. Pour être en mesure de tenir le coup sur la terre qui ne peut encore les nourrir, ils s’en éloignent à la saison des récoltes, pour travailler aux moissons et aux battages dans les régions de la province en pleine exploitation. L’hiver, ils coupent du bois de corde et le transportent au marché le plus proche ; les jeunes gens s’engagent comme bûcherons dans les camps forestiers.


Une colonie exemplaire

Il est à peine besoin de souligner en quoi cette colonie française tranche sur ses aînées. Elle se compose presque uniquement de vrais cultivateurs établis sur des concessions gratuites et qui ne comptent que sur leur travail. Les quelques amateurs et fils de famille qui s’y sont glissés n’affectent en rien le caractère général de la population. Jehan de Froment, de Lanlay, de Goisbriant, de Miollis, Frédéric d’Abdadie d’Arrast, et des hommes de haute culture comme Desrosiers, licencié en droit. Raulin, le journaliste Entrevan, Alphonse et Charles Dufaut, se sont pliés sans trop de peine à leur vie nouvelle.

L’exemple des moines, dont l’existence est vouée à la prière et au travail du sol, exerce sur tous une influence heureuse. Le patrimoine de leur communauté, d’abord modeste, va bientôt s’agrandir. Pourquoi, se demande-t-on, chaque religieux n’aurait-il pas droit à un homestead, du moment qu’il remplirait les conditions voulues ? Grâce aux bons offices de Bernier et de Larivière, certaines difficultés furent écartées et tout s’arrangea. De plus en plus, on vit les chanoines, émules des moines anciens, défricher, labourer, semer et moissonner. Le rêve de dom Benoît se réalisait pleinement. Sous sa direction, la paroisse de Notre-Dame-de-Lourdes acquérait une certaine réputation d’austérité qui n’était pas pour lui déplaire

Le fondateur prenait en tutelle des fils de famille ayant besoin de plus ou moins de surveillance. L’un d’eux, particulièrement recommandé, n’était pas arrivé dans le délai prévu, ce qui causa de l’anxiété chez les siens. Six mois plus tard, dom Benoit put informer le père que son fils se trouvait non à Lourdes, mais à… Fannystelle ! Débarqué à New-York, il n’avait pas eu la force d’âme nécessaire pour s’en éloigner tant qu’il s’était senti de l’argent en poche. Enfin venu à Winnipeg grâce à l’aide financière d’un ami de rencontre, il y fit la connaissance d’un compatriote de son âge qui le convainquit aisément que son avenir était à Fannystelle, et non chez les moines de la montagne Pembina. Mis au courant de l’escapade, le père câbla au fils récalcitrant l’ordre formel de rejoindre le lieu de destination dans les huit jours, sans quoi les vivres lui seraient coupés à tout jamais. L’enfant prodigue se soumit et gagna le bercail de la montagne de Pembina.

La colonie de dom Benoit continue de grandir avec la même régularité prometteuse. À la fin de 1902, la population se chiffre à 767 habitants distribués en 163 demeures ou familles. La très grosse majorité de ces cultivateurs ne possèdent qu’un quart de section de 160 acres (64 hectares). Depuis 1893, la superficie de terrain en culture a passé de 857 à 5,000 acres. Le cheptel a augmenté dans des proportions équivalentes : les chevaux, de 83 à 415 ; les bêtes à cornes, de 711 à 1,186. Dans les trois dernières années, ces colons venus presque sans le sou ont réussi à acheter le plus grand nombre des terres des compagnies. La paroisse de Lourdes est si bien affermie qu’elle essaime déjà dans les régions voisines. Elle a même fourni des recrues à de nouveaux centres de la Saskatchewan et de l’Alberta.


Le baron Jehan de Froment, cultivateur, conférencier agricole, avocat et agent d’immeubles

Dans la première phase de l’établissement, le personnage le plus en vue, après le fondateur, est certes Jehan de Froment. Le baron Jehan de Froment de Champdumont, né à Moulins (Allier), se rattache aux familles Comborn, Lusignan et Pompadour. Par l’une de ses ancêtres, la princesse de Rohan-Rochefort, il peut se réclamer d’alliances avec toutes les maisons régnantes d’Europe. Ancien officier de marine, c’est un moins de trente ans de belle prestance et fort intelligent, taillé pour faire n’importe où un notable — à l’instar de son père qui fut pendant près d’un demi-siècle maire de Saint-Mars-de-Coutais (Loire-Atlantique). Dans l’exploitation de sa ferme, il devance tous les autres et sera le premier à se servir d’une charrue bissoc. Il cumule tout de suite plusieurs fonctions : juge de paix, notaire, agent d’affaires, correspondant du journal Le Manitoba, etc. Comme talent de société, il fait de la prestidigitation avec un art de professionnel.

En juillet 1895, il épousait Rose Moreau, fille de Louis Moreau, Canadien français qui fut l’un des premiers à s’établir sur le territoire de Notre-Dame-de-Lourdes. La cérémonie revêtit un apparat tel qu’on n’en avait jamais vu et qu’on n’en revit de longtemps dans la région. La renommée de Jehan de Froment ne tarda pas à franchir les limites de la montagne Pembina. II se fit connaître au dehors par l’invention d’un système d’avertisseur en cas d’incendie. Une démonstration devant le corps des sapeurs-pompiers de Winnipeg impressionna vivement ces experts. Il se rendit jusqu’à Syracuse, aux États-Unis, pour renouveler son expérience devant une réunion de chefs de pompiers américains et canadiens. Lorsque le gouvernement provincial décida de nommer deux conférenciers agricoles, il fut celui de langue française. Grâce à ses connaissances dans la matière et à sa facilité d’élocution, il s’acquitta avec honneur de cette fonction.

Mais las de la culture, Jehan de Froment vendit un jour ses terres et alla étudier le droit à Winnipeg. Puis il le pratiqua avec succès à Somerset, pour le compte du bureau légal des frères Bernier, en même temps qu’il reprenait ses affaires d’immeubles. C’est là que devait se passer la plus longue étape de sa carrière. Un peu avant 1930, touché par la crise financière, il céda aux instances d’un ancien copain lourdois des débuts, Carnac, et partit témérairement avec sa femme pour Malacca (Malaisie britannique). Un emploi de tout repos et des appointements fabuleux l’y attendaient dans une mine d’étain exploitée par une compagnie française. Le seul désavantage de cette sinécure était de transplanter un sexagénaire de l’Ouest canadien sous un climat équatorial. Il ne put tenir plus d’un mois et Mme de Froment faillit y perdre la vie. Les qualités d’homme d’affaires de l’ancien notable de Lourdes et de Somerset furent en dernier lieu au service des Sœurs Grises de Saint-Boniface. Les Froment moururent tous deux en 1937. Ils avaient eu deux filles qu’ils perdirent l’une à 16 et l’autre à 23 ans.


Le Dr Albert Galliot

Un centre comme Notre-Dame-de-Lourdes devait avoir son médecin français. Le Dr Albert Galliot, né à Reims et diplômé de la faculté de Paris, avait pratiqué neuf ans en Lorraine lorsqu’il décida d’aller s’y établir. Il arriva seul, incognito, et se mit à travailler comme manœuvre à la construction d’une voie ferrée dans le voisinage. Dur métier pour un homme qui n’avait jamais manié le pic et la pioche ! Dom Benoît, qui l’hébergeait dans son presbytère et qui savait tout, vint un jour l’arracher à son chantier.

— Docteur, il faut que vous veniez immédiatement soigner trois malades atteints de typhoïde !…

— Qui vous a dit que j’étais docteur ?…

— Peu importe. Je vous le répète : il faut que vous veniez sur-le-champ.

Il y avait dans le regard et le geste du religieux une telle force de commandement que l’interpellé laissa là ses outils et le suivit sans hésitation.

Grâce à l’intervention du Dr Lachance, de Saint-Boniface, le Dr Galliot obtint promptement la reconnaissance de ses diplômes. Il put alors faire venir les siens et reprendre au Manitoba une carrière qui allait être longue et bienfaisante. La vocation canadienne de ce médecin vaut sans doute d’être notée. Se sentant un vif attrait pour la politique, nous a-t-il dit, et manquant de fonds pour s’y lancer, l’idée lui vint d’aller faire fortune au Canada, se proposant de revenir alors travailler à la régénération de son pays. Mais en se vouant tout entier à sa noble profession, la médecine a décidément pris le dessus sur les rêves politiques. Mort en 1957, à 85 ans, il ne pratiquait plus depuis 1948.

Une famille digne de mention est celle de Gustave Ragot, décédé en 1954, à 85 ans. Né à Saint-Maurice-le-Girard (Vendée), il vint à Lourdes en 1893 et épousa quelques années plus tard Stéphanie Fradin, dont les parents étaient aussi des pionniers de la même date. Le ménage Ragot eut vingt enfants, dont dix-neuf sont vivants et presque tous au Manitoba.


Le marquis de la Roche-Aymon, musicien accompli

Un autre Lourdois d’un type très différent, le marquis de la Roche-Aymon, nous rappelle l’époque lointaine de Charlemagne, puisque la famille descend des légendaires quatre fils Aymon. Il ne se distingua guère comme agriculteur et sa terre demeura parfaitement vierge. En revanche, c’était un maître incomparable de l’orgue et du piano, qui déchiffrait toute composition à première vue et dont la science musicale semblait ne pas connaître de bornes. Mais dans les choses ordinaires de la vie courante, c’était ni plus ni moins qu’un enfant. Son jeu favori consistait à jeter des pièces de monnaie aux gamins qui s’attachaient à ses pas et appréciaient beaucoup ses largesses de grand seigneur.

Ce demi-fou avait cependant des lueurs de bon sens pendant lesquelles il pouvait souffrir comme le commun des hommes. Dans une heure de solitude exaspérée, il épousa Élisabeth Macaire, autre simple d’esprit, boiteuse et peu soignée de sa personne, qui ne pouvait rien pour améliorer le sort de son époux. À la mort du musicien, survenue dans la trentaine, le P. Chalumeau, qui avait succédé comme curé à dom Benoît, reçut de la sœur du défunt l’ordre de voir au rapatriement immédiat de la marquise en France. Le tuteur se permit quelques observations, laissant entrevoir, avec toute la délicatesse possible, que la veuve pourrait être une gêne pour la famille. On lui répondit par une bordée d’injures et il dut s’exécuter. Cependant, peu après, la pauvre marquise était renvoyée à son point de départ, avec accompagnement d’une nouvelle lettre d’insultes. Cette institution bienfaisante de la tutelle n’était pas de tout repos, parfois, pour le tuteur…