Les Frères Zemganno/79
LXXIX
Les deux frères finissaient leur petit dîner, quand le plus jeune dit à l’aîné :
— « Gianni avant que ça finisse aux Champs-Élysées, je veux aller une fois au Cirque. »
Gianni, songeant à l’amertume que devait rapporter son frère de cette soirée, lui répondait :
— « Eh bien quand tu voudras… mais dans quelques jours. »
— « Non, c’est ce soir, ce soir que je veux y aller, oui, ce soir, » — reprit Nello, prenant ce ton subjuguant de la parole, avec lequel autrefois, il entraînait l’indécision de son frère à faire quelque chose qu’il désirait.
— « Allons-y, — dit Gianni d’un air résigné, — je vais dire à la vacherie qu’on aille nous chercher un fiacre. »
Et il aida son frère à s’habiller, mais en lui tendant ses béquilles, il ne put s’empêcher de lui dire :
— « Tu t’es déjà pas mal fatigué aujourd’hui, tu devrais attendre un autre jour. »
Nello, de sa bouche moitié rieuse, moitié tendre, fit la moue d’un enfant dont le caprice demande à n’être pas grondé.
En voiture il était joyeux, parleur et plein de gaietés amusantes qu’il interrompait par d’aimables et ironiques : « Voyons, dis-le, ça te fait de la peine de me voir comme ça ? »
On arriva devant le Cirque. Gianni prit son frère dans ses bras, le descendit, et quand celui-ci se fut établi sur ses béquilles et que tous deux allaient se diriger vers la porte :
— « Pas encore », — fit Nello, devenu tout à coup sérieux à la vue du bâtiment aux rosaces flamboyantes et d’où s’échappaient de sonores bouffées de musique.
« Oui, pas encore, voilà des chaises, asseyons-nous un instant. »
C’était un jour de la fin d’octobre, pendant lequel il avait plu toute la journée, et à la fin duquel on ne savait pas bien s’il ne pleuvait pas encore, de ces jours d’automne de Paris, où son ciel, sa terre, ses murailles semblent se fondre en eau, et où, à la nuit, les lueurs du gaz sur les trottoirs sont comme des flammes promenées sur des rivières. Dans l’allée déserte, aux deux ou trois silhouettes noires noyées dans le lointain aqueux, des feuilles crottées, soulevées par les rafales, accouraient vers les deux frères, et tout autour de leurs pieds, les rondes ombres des sièges d’innombrables chaises de fer, projetaient, sur le sol mouillé, l’apparence d’une de ces inquiétantes légions de crabes escaladant le bas d’une page d’un album japonais.
Soudain se fit entendre dans l’intérieur du Cirque un bruit d’applaudissements, de ces applaudissements de peuple qui font l’effet de piles d’assiettes cassées dégringolant des cintres aux galeries des premières.
Nello tressaillit, et son frère vit ses yeux se porter sur les deux béquilles placées à côté de lui.
— « Mais il pleut ! » fit Gianni.
— « Non », — répondit Nello comme un homme qui est à sa pensée et qui répond sans avoir entendu.
— « Eh bien frérot, voyons, entrons-nous enfin ? » — dit Gianni au bout de quelques minutes.
— « Tiens, mon envie est passée… oui, j’aurais honte de moi auprès des autres… appelle une voiture… et retournons. »
Pendant le retour, il fut impossible à Gianni d’arracher une parole à son frère.