G. Charpentier, éditeur (p. 200-205).

XLI

Passionnés qu’ils étaient l’un et l’autre de leur métier, les deux frères aimaient leurs soirées du Cirque, du Cirque d’été surtout. Tous deux se trouvaient bien dans la grande écurie à la boiserie de chêne, à la ferronnerie à jour, aux box surmontées de grosses pommes de pin en cuivre, à la légère et métallique architecture reflétée par le gaz des lustres dorés dans les deux hautes glaces des fonds, — et semblant se prolonger à l’infini : — dans cette écurie toute strépitante du bruit des chaînettes de ses soixante chevaux, toute pleine, sous le remuement des couvertures quadrillées de brun et de jaune, des fiers éclairs de leurs yeux. Le fouillis même, dans les recoins, des choses familières et amies, des grandes échelles peintes en blanc, des X pour la danse de corde, des oriflammes, des banderoles, des cerceaux en papier frisé, de la petite voiture rouge servant à ramener le quadrupède trottant sur deux pieds, du traîneau en forme de sauterelle, de tous les accessoires multiples des spectacles divers, entrevus par les portes des magasins mal fermés, dans leur nuit et leur miroitement kaléidoscopique, amusait leurs yeux, qui avaient plaisir à les revoir tous les soirs, avec la grande auge en pierre, au pschit scandé de sa goutte d’eau, et avec l’horloge à l’heure dormante dans sa boîte de bois, au-dessus de la porte.

Puis parmi les coups de sabots et les hennissements, les deux frères trouvaient en ce lieu la vie, l’animation, la distraction d’une coulisse de théâtre. Ici, sous le petit cadre noir sans verre, contenant écrit, sur une feuille de papier à lettre, le programme de la représentation, la main appuyée sur la barrière de l’écurie et tenant contre son dos un stick, un gentleman reader penché au-dessus d’un groupe de femmes empaquetées et le cou entouré de cache-nez de soie bleus éparpillés sur leurs épaules, causait anglais avec elles. Là jouaient deux petites filles échevelées, aux cheveux attachés en haut de la tête par des floquets de rubans cerise, et dont les paletots en forme de robes juives, lorsqu’ils s’entrebâillaient, laissaient voir des morceaux de maillot. À côté, un homme en gilet rouge donnait un coup de pinceau au sabot d’un cheval. Au fond, quatre ou cinq clowns réunis en rond, et sérieux comme des morts, s’amusaient, en se saluant, à se coiffer la tête l’un de l’autre, d’un chapeau noir qui faisait ainsi, en y posant une seconde, le tour des perruques de chiendent, cela par un petit mouvement sec et détaché du cou de chacun. Un peu plus loin une vieille femme, une contemporaine de Franconi père, faisait sa petite visite de chaque soir aux chevaux, parlant à tous, en les flattant de sa main parcheminée, pendant qu’à côté d’elle, un gymnaste minuscule de cinq ans mordait une orange qu’on lui avait jetée. Dans le rentrant d’un corridor intérieur, une écuyère, au sortir de son travail, s’enveloppait d’un manteau écossais, en enfournant ses souliers de satin blanc dans des babouches turques, tandis que dans l’autre rentrant, parmi de jeunes écuyers au col cassé et à la raie au milieu de cheveux frisottés, l’écuyer paillasse à la perruque rousse, au nez colorié en rouge, broyait de l’allemand avec de maigres hommes d’écurie, aux figures sculptées dans du buis, aux yeux incolores comme de l’eau. Enfin tout près de la grande baie, et contre le rideau que traversaient, par moments, les applaudissements du public, on mettait sur des chiens en selle des singes aux oreilles desquelles étaient attachés des tricornes de gendarmes.

C’étaient et ce sont sur ces tableaux rapides, sur ces continuels déplacements de gens éclaboussés de gaz, ce sont en ce royaume du clinquant, de l’oripeau, de la peinturlure des visages, de charmants et de bizarres jeux de lumière. Il court, par instants, sur la chemise ruchée d’un équilibriste, un ruissellement de paillettes qui en fait un linge d’artifice. Une jambe, dans certains maillots de soie, vous apparaît en ses saillies et ses rentrants avec les blancheurs et les violacements du rose d’une rose frappée de soleil d’un seul côté. Dans le visage d’un clown entouré de clarté, l’enfarinement met la netteté, la régularité et le découpage presque cassant d’un visage de pierre.

Et à tout moment, coupant les groupes, les dialogues, les préparations de tours, les conversations amoureuses et hippiques, la sortie ou la rentrée impétueuse d’un cheval, la crinière au vent. Et toujours, et sans que cela s’arrête une minute, dans ce couloir où se tient le personnel du Cirque, dans ce vomitoire par lequel s’écoule et se répand dans l’arène, tout ce que le théâtre équestre et clownesque contient dans ses magasins et ses resserres, le passage et le repassage des praticables et des immenses parquets jouant la surface glacée d’un lac, des chars, des voitures, des mobiliers de pantomimes, des cages d’animaux féroces, des envolées de clowns, des cabrioles d’écuyères applaudies, des ours balourds à la marche pleine de roulis, des cerfs effarés, des ânes terribles, des troupeaux de caniches frétillants de la queue, des kanguroos sautillants, des bandes de quadrumanes grimaçants, des duos de jeunes éléphants joueurs : de toute l’animalité associée aux exercices de l’adresse humaine.