G. Charpentier, éditeur (p. 50-60).

IV

Geignant, grommelant, grognonnant, et à tout moment suspendant ses exercices par des reprises d’haleine, de pensifs grattements de tête, des regards attendris sur ses poignets, autour desquels il remontait sans cesse les manchettes de cuir, l’Hercule faisait voler ses poids de 40 en l’air, sans entrain. Quoique tout ce qu’il exécutait ne semblât, pour ainsi dire, demander à sa force aucun effort, n’apporter à son corps nulle fatigue, il avait, sous sa montagne de muscles en jeu, l’aspect pitoyable d’un Alcide par occasion succombant à la peine, et mendiant, auprès de tout ce qui l’entoure, l’encouragement et le réconfort. On l’apercevait laisser retomber avec le poids son bras tendu, quand la musique s’arrêtait, et ce bras ne se retendre que lorsque l’orgue repartait. Avant chaque exercice, on entendait sa voix soupirer sur la note plaignarde d’un enfant : « Allons, messieurs, un petit bravo. »

Quand, par hasard, un caleçon avait été jeté du haut du tréteau, et qu’une lutte devait suivre, fait rare ! — la musculature du redoutable athlète intimidant les gens ; — l’Hercule s’avançait vers son adversaire avec un air d’ennui qu’on ne peut exprimer, et comme tout disposé à lui payer quelque chose pour qu’il consentît à ne pas le faire remuer inutilement. Et il se dépêchait bien vite de lui faire faire la grenouille : triste et navré et inconsolable, quand une contestation le forçait à le tomber une seconde fois, en lui faisant toucher le sol des deux épaules d’une manière bien visible pour tous. Dépêtré de l’homme étendu à terre qu’il n’avait pas même regardé, il s’en allait, les reins affaissés et les bras brinqueballants, se rasseoir sur son banc, où, prenant sa tête entre ses mains et posant ses coudes sur ses genoux, il rêvait, le reste de la représentation, les yeux demi-fermés, à des nourritures gargantuesques.

L’Hercule était remplacé par Gianni qui faisait son entrée dans le costume classique du saltimbanque de province : un maillot au rose vif, un cercle de cuivre pour la tête, un pectoral de velours noir, sur lequel une affreuse pensée avec son feuillage était brodée au petit point, un caleçon vert recouvert d’une sopraveste tombant sur les reins, brodée comme le pectoral et garnie de crépines d’or, des bottines blanches aux franges d’argent. D’un bond il avait atteint le trapèze, et se balançait dans l’air, ses mains, au milieu de la volée de son corps, quittant tout à coup la barre et la reprenant de l’autre côté.

Il tourbillonnait autour du morceau de bois avec une rapidité vertigineuse, qui peu à peu se modérait et mourait dans un doux allanguissement de son corps tournoyant et demeurant des moments horizontalement suspendu dans l’espace avec les flottaisons d’un corps porté par l’eau.

Dans toutes ces choses exécutées par la force des bras, il y avait un rythme cadencé du travail musculaire, une douceur de l’effort, une mollesse dans le déroulement des mouvements et des soulèvements, pareille à l’insensible progression dans les arbres des animaux appelés paresseux, et rappelant la montée à la force des poignets, lente, lente, de l’inimitable James Ellis.

Les reins posés sur la barre, le gymnaste se laissait insensiblement aller en arrière, — et, mettant un effroi d’une seconde dans la salle, — il tombait, se retenant, chose non prévue ! avec les jarrets de ses jambes reployées ; et allant et venant ainsi quelque temps, la tête en bas, il se retrouvait à terre sur ses pieds, après un saut périlleux.

Avec ce trapèze, au bout de ce tremplin des bras, qui développe des élasticités de muscles et de nerfs surhumaines, Gianni faisait mille exercices, dans lesquels le corps du trapéziste semble prendre quelque chose de voltigeant, d’aérien.

Il se suspendait par un bras, et son corps montait et descendait par une de ces ascensions qui se dévident de côté, et telle que les artistes japonais en donnent aux corps des singes dans leurs originales suspensions de bronze.

Le trapèze apportait au jeune homme une espèce de griserie du corps ; il n’avait jamais assez travaillé et ne cessait ses exercices qu’aux cris répétés de : « Assez, assez ! » d’une foule prise d’un peu de terreur devant les audaces croissantes de l’acrobate.

« Messieurs, nous allons continuer… par la continuation, » disait sentencieusement le pitre.

La Talochée succédait à Gianni. En une seconde au sommet du grand poteau traversé de distance en distance de bâtons d’échelle, la sylphide était sur le fil de fer, la jupe ballonnante, agitant au-dessus de sa tête le balancier remuant de ses bras en couronne. Elle avançait à pas glissés, tour à tour de l’un et de l’autre de ses pieds qui apparaissaient évidés en dessous, tâtonnant le vide comme du bout courbe d’une rame. Sur la tige ployante et rebondissante, elle marchait avec des abaissements et des élévations, ayant l’air de faire descendre ou monter à chacune de ses enjambées la hauteur d’une marche.

D’alertes lumières roses couraient sur les rondeurs de ses jambes filant jusqu’à l’os de la cheville, à travers le croisement blanc des cordons de ses souliers, pendant que de petites ombres mouvantes s’arrêtaient un moment dans le creux de ses jarrets. Bientôt elle revenait au milieu du fil de fer par une fuite rapide de ses pieds, l’un derrière l’autre, tout en se courbant, se baissant, s’accroupissant sur ses jambes rentrées sous elle. À ce moment, se renversant en arrière, elle se couchait tout de son long sur le fil invisible, dans une immobilité de dormeuse, la tête sur l’épaule, les cheveux épandus, les pieds posés l’un sur l’autre, avec quelque chose du repos palpitant de deux oiseaux réunis sous la même aile. C’était quelque temps, au milieu de cheveux épars et d’étoffes flottantes, le nonchalant balancement dans l’air d’un corps de femme qui paraissait ne reposer sur rien. Puis, tout à coup, par une suite de saccades des reins, et après deux ou trois demi-soulèvements de son torse retombant, la Talochée se trouvait, par un redressement subit, droite sur ses pieds, toute bruissante du remuement des paillons de sa jupe, presque jolie dans l’animation de sa grâce agile, dans le plaisir des applaudissements.

« Messieurs, la dernière exercice », jetait le pitre.

Après, la Talochée reparaissait portant une petite table chargée d’assiettes, de bouteilles, de couteaux, de boules dorées. Et aussitôt, au-dessus de la tête du prestidigitateur, ces choses commençaient à voltiger, se suivant, s’alternant, se croisant sans se rencontrer, et sortant de dessous ses jambes, de derrière son dos, pour toujours revenir à ses adroites mains et s’en en aller de nouveau. Tantôt les objets s’élevaient jusqu’au plafond, distancés et lents à monter ; tantôt passant et repassant dans un cercle resserré et tout bas, et qui ne dépassait pas la tête de l’équilibriste, ils semblaient, en la vitesse et le rapprochement de leur tournoiement, le rond d’une chaîne aux anneaux soudés par des chaînons invisibles. Gianni parcourait le cirque en jonglant avec trois bouteilles, et sans s’interrompre, montant sur la table et s’agenouillant, il battait contre le bois avec le verre, au moment où il les relançait, une musique à boire toute divertissante. La dernière bouteille qu’il gardait, le jeu seul de son biceps la couchait à plat, la relevait, la projetait en l’air, d’où elle venait se ficher par le trou du goulot au bout de son doigt.

Il avait surtout une manière charmante, et qui n’appartenait qu’à lui, de s’envoyer et de se renvoyer horizontalement d’une main à l’autre, les bras étendus, des boules de cuivre qui, devant sa poitrine, faisaient l’illusion d’un écheveau d’or en train de se dévider.

Gianni était un jongleur de première force, ses mains étaient douées d’un toucher de caresse et d’enveloppement auquel semblent adhérer les surfaces lisses, de ce toucher qu’on dirait avoir des ventouses au bout des doigts. C’était un amusant et prestigieux spectacle que celui de ce jeune homme prenant une assiette, et sous les adresses nerveuses de tout son corps penché sur elle, et sous ces sourires un peu étranges du magicien qui sourit à ses enchantements, de voir cette assiette, sur ses mains traversant et retraversant l’espace toujours prête à tomber et ne tombant jamais. Un moment même cette assiette, ne l’apercevait-on pas se détacher d’une de ses mains, ainsi que le couvercle d’une boîte qui s’ouvre, et, lorsqu’elle ne tenait plus qu’à l’extrémité des doigts, venir se rappliquer contre la paume, comme si elle était rappelée par le rabattement d’une charnière qui se refermerait !

Enfin Gianni triomphait de la difficulté de jongler avec trois objets de pesanteur différente, un boulet, une bouteille, un œuf : tour qu’il terminait en recevant l’œuf dans le cul de la bouteille.

À la fin, tout à la fin, pendant que ses mains faisaient volter des torches enflammées, et que des saladiers et des ballons tournaient au bout de baguettes posées au-dessus de son menton et de sa poitrine, au milieu des éclairs de la porcelaine et des flammèches de la résine, Gianni apparaissait comme le centre et l’axe du mouvement giratoire de toutes ces machines tourneboulantes, selon la vieille et pittoresque expression de René François, prédicateur du Roy.