G. Charpentier, éditeur (p. 42-49).

III

Sur le champ de foire de la ville, du bourg, où M. le maire avait accordé de donner une représentation au directeur Tommaso Bescapé, les hommes de la troupe enlevaient vivement l’herbe d’un grand rond, autour duquel les mottes de terre arrachées s’amassaient en un remblai de gazon fané, et des piquets reliés par des longes de chevaux formaient l’enceinte de l’arène.

Au milieu de cette terre labourée et à peine battue, était planté un grand mât, d’où descendaient, comme toit de la baraque, des triangles de toile verte assemblés et noués avec des ficelles ; un treillis d’emballage attaché au léger plafond et tombant jusqu’au sol, formait le mur circulaire de la salle. Appliqué au mât, dont le pied se perdait dans un petit monticule de sable jaune pour les besoins de la lutte, un système de poulies faisait descendre et monter, au bout d’un cordage, un cadre en bois hérissé de grands clous qui, le soir, prenaient entre leurs dents de fer cinq ou six petites lampes à pétrole, auxquelles l’industrieux Italien avait fabriqué très habilement des réflecteurs avec de vieilles boîtes à sardines. D’un côté du mât partait, fixé très haut, un grand fil de fer qui allait s’attacher à un poteau élevé dans la barrière ; de l’autre côté du mât, et presque appuyé à lui, se dressait un petit trapèze branlant à la barre transversale placée à une huitaine de pieds de terre.

Un orgue, la musique intérieure de l’endroit, un orgue édenté, et dont un fragment de verre manquait avec le morceau de l’image qu’il encadrait, était posé en face l’entrée, attendant un enfant ramassé à la porte, et le plus souvent, qui tournait la manivelle d’une main, pendant qu’il mangeait de l’autre la pomme verte soldant d’ordinaire l’orchestre du cirque.

Des bancs, fabriqués de planchettes en bois blanc, s’étageaient en gradins, prestement établis par le menuisier de la localité. Les premières places se distinguaient des secondes, par une bande de cette cotonnade qui fait des mouchoirs d’invalides, posée à plat sur les étroites planches et ne les recouvrant pas entièrement ; elles étaient en outre enfermées dans une barrière sur laquelle on collait un papier doré, enfermant, dans des ovales, des paysages turcs peints en camaïeu gorge de pigeon sur un fond d’azur. Finalement le père Tommaso tendait une ancienne perse, trouvée on ne sait où, et couverte de haut en bas de queues de paon, grandeur nature, une immense portière qui, fermée, séparait le spectacle des coulisses en plein air, que la direction s’efforçait de défendre contre la curiosité des non-payants, par le rapprochement des deux voitures et une barricade de paravents.

Alors le pitre, aux deux côtés de la porte d’entrée, posait une affiche qui servait pour toute la saison, une affiche menteuse où le directeur donnait une idée de l’art à la fois savant et bonhomme de ses réclames, de sa littérature, de son latin même.

AMPHITHÉÂTRE BESCAPÉ

La tente, imperméable et manufacturée à grands frais, offre un abri aussi sûr que pourrait le faire une construction en pierre.

L’amphithéâtre est illuminé le soir par un système de lampes à pétrole, dans lesquelles se fabrique lui-même le gaz lumineux. Patente américaine de Hollyday.

Les artistes de la troupe, tous distingués et de mérite, ont été choisis (sans égard pour la dépense) dans les meilleurs établissements de l’Europe.

On y trouve :

Mme Stépanida Bescapé.

Curriculi regina.

Mlle Hortense Pataclin.

La sylphide du fil de fer et le bijou de l’amphithéâtre, dont la figure et les attitudes sont au-dessus de la description.

M. Louis Rabastens.

L’athlète unique et incomparable.

Doué de la force d’Hercule, il défie la terre entière, et n’a jamais su depuis son plus jeune âge ce que c’était… que d’être tombé.

M. Gianni Bescapé.

L’Intripido senza rivale nel trapezo.

Qui fait entrevoir dans ses exercices l’idéal de la beauté masculine.

M. Agapit Cochegru.

Qui joint à la souplesse de la colonne vertébrale, un esprit joyeux, dont les reparties, imprimées dans un petit volume, seront distribuées gratis aux spectateurs des premières.

M. Tommaso Bescapé.

Le mime des Deux Mondes.

Connu par ses pantomimes intitulées : La dent arrachée, La barbe de Gargotin, Le sac enchanté, etc., qu’il a eu l’honneur de représenter devant Sa Hautesse le Sultan et Monsieur le Président de la République des États-Unis.

On y trouve encore :

Lariflette.

Cette jeune caniche, arrière-petite-fille du célèbre chien Munito, et dont les tours dénotent une intelligence qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer, finira par désigner la personne la plus amoureuse de la société.

Les comiques sont plaisants, espiègles, de bon ton, faisant rire sans toucher à la vulgarité et à rien de ce qu’une jeune fille ne peut entendre. On terminera le spectacle par la délicieuse pantomime :

LE SAC ENCHANTÉ,
avec toute l’assistance de la troupe.

Mais déjà les petits escaliers menant au tréteau de la parade étaient cloués, déjà Steuchâ était assise dehors devant la petite table au tiroir de la recette, et déjà dans les boum boum de la grosse caisse, les sonorités du trombone, les coups de pied du directeur, le pitre jetait ses queues de mots saugrenues, et déjà la Talochée appelait la foule ahurie du vacarme, avec le démènement frénétique de son corps, l’applaudissement claquant de ses mains, et les stridents : Entrez, entrez, messieurs, le spectacle va commencer.

Le soleil brillait dehors, et sous la tente où le battement des ficelles dénouées faisait contre le plafond le petit bruit clapotant qu’on entend sur les navires à voiles, il y avait une douce obscurité, une tendre décoloration des visages et des choses, une frigide pénombre dans laquelle, çà et là, un rayon, filtrant par une fente mal jointe, mettait une danse poussiéreuse d’atomes d’or. Sur la toile grise toute pénétrée de lumière enfermant l’amphithéâtre, couraient les profils des passants au dehors en des silhouettes d’ombres chinoises. Au milieu de la grande portière à queues de paon, la tête de Steuchâ, dont la poitrine et le ventre se moulaient dans l’étoffe refermée, drapée sur elle, et apparaissant comme habillée de tous ces yeux de plumage, regardait le monde pâle de la salle avec le méchant abaissement de ses longs cils.

La représentation allait avoir lieu, et l’Alcide, le plein jour de la porte d’entrée sur sa terrible nuque, tirait avec des mouvements endoloris les poids placés sous le banc sur lequel il était assis.