G. Charpentier, éditeur (p. 186-193).

XXXVIII

Dans l’obscurité que le gaz baissé fait au Cirque, Gianni dormait couché à terre, quand d’une vapeur bleuâtre s’élançait Nello, figurant, dans l’intermède poétique, un de ces lutins malfaisants, un de ces follets taquins des pays de montagnes et de lacs. Il était vêtu de couleurs de fumée et d’ombre aux sombres fulgurations des métaux cachés dans les entrailles de la terre, des nacres noires dormant au fond des océans, et que, dans les cieux sans clartés, agitent sur leurs ailes les papillons de la nuit.

Le lutin, à pas rapides et suspendus, s’approchait sans bruit du dormeur, et se mettait, pour ainsi dire, à voleter, autour de lui, sur lui, semblant avec les balancements, les effleurements, les passes de son obscure et flottante silhouette, la descente et le tournoiement d’un mauvais rêve, sorti de la Porte d’ébène, au-dessus d’un sommeil humain. Gianni se remuait, s’agitait, se retournait sous l’obsession, et le lutin continuait à le tourmenter, lui mettant son souffle dans le cou, lui chatouillant la figure du crêpe de deuil des petites ailes qu’il portait aux talons et aux coudes, pesant un moment sur le creux de son estomac, du poids léger de son corps soulevé sur ses poignets, dans un accroupissement fantastique : l’image matérielle du Cauchemar.

Gianni se réveillait, promenait ses regards chercheurs à la cantonade, mais déjà le lutin avait disparu derrière une souche d’arbre à laquelle s’appuyait la tête du dormeur.

Gianni se rendormait, et aussitôt réapparaissait, d’un bond assis sur la souche, le lutin grimaçant, qui détachait un archet et un violon liés à son costume, et en tirait, de temps en temps, quelques sons discordants, penché sur la figure de l’endormi, et en étudiant les contractions avec des contentements ineffables et de petits rires méchants d’un autre monde. Puis subitement cela devenait un charivari, le sabbat, que par la gelée d’une claire nuit d’hiver, vingt matous miaulant et jurant, font autour d’une chatte, sur le haut d’une futaille défoncée.

Mais déjà Gianni s’était mis à la poursuite du joueur de violon, et dans l’arène commençait une merveilleuse course, où le souple et malicieux follet trompait la main de Gianni prêt à le saisir, par des sauts en arrière qui lui échappaient par-dessus la tête, par des aplatissements qui lui glissaient entre les jambes, par toutes les adresses et les ruses de la fuite. Lorsqu’on croyait que Gianni allait décidément l’attraper, le lutin disparaissait dans une roue où l’on ne voyait, une minute, que passer et repasser le blanc de ses semelles, qui devenait à la fin un éblouissement. Et lorsque Gianni et le public cherchaient à le retrouver, il était tranquillement assis au cintre, où il avait grimpé au travers des spectateurs avec une agilité incroyable, assis dans une immobilité moqueuse.

Gianni se remettait à poursuivre le lutin. Alors recommençait dans l’air la course de tout à l’heure sur la terre. Un système de trapèzes allant et revenant des deux côtés d’un bout à l’autre du Cirque, relié dans les tournants par des cordes pendantes et lâches, avait été mis en branle. Le lutin, lâchant le premier trapèze, s’élançait dans le vide, y projetant le déroulement lent, paresseux, heureux de son corps de ténèbres, où les lumières nocturnes des lustres sous lesquels il passait, faisaient courir un instant des tons de soufre et de pourpre calcinée, et son évolution aérienne terminée, il atteignait le second trapèze, avec ce joli mouvement d’ascension volante des deux mains. Gianni lui donnant la chasse, le lutin faisait plusieurs fois le tour du Cirque, s’arrêtant une seconde, quand il avait un peu d’avance, et sur l’un des trapèzes, tirant de son violon un grincement ironique. Enfin Gianni l’atteignait, et tous deux, lâchant le trapèze, se laissaient tomber embrassés dans un saut en profondeur : une chute qu’on n’avait pas osé tenter encore.

Sur le sol de l’arène avait lieu, entre le lutin et Gianni, une lutte corps à corps, mais où, pour échapper aux étreintes l’un de l’autre ou pour se renverser, les apparents efforts de la force n’étaient que des enlacements et des déliements de la grâce, une lutte où le lutin apportait dans l’élégante et ondulante montre des développements musculaires, ce que les peintres cherchent à mettre dans leurs tableaux, quand ils peignent la bataille physique d’êtres surnaturels avec des hommes.

Le lutin était définitivement jeté à terre, et y demeurait tout étonné, et dans une de ces humiliations qui font du vaincu un esclave du vainqueur. Alors Gianni détachait à son tour son violon, et en tirait des sons charmeurs doux et tendres, et dans lesquels filtrait la bonté d’une âme humaine aux heures de clémence et de pardon. Et, à mesure qu’il jouait, le lutin se redressant peu à peu, s’approchait de la musique avec un ravissement descendant ostensiblement au fond de tous ses membres.

Tout à coup le lutin se relevait, et, ainsi que sous la puissance d’un exorcisme qui rejette violemment d’un possédé l’esprit infernal, on voyait ce corps, sans toutefois qu’il y eût rien de laid ni de repoussant dans le spectacle, se tordre, se contourner, se déformer. Il lui venait des gonflements, des dépressions défendues à une anatomie humaine et pleines de terreur. Il se faisait, en cette chair au repos, des creusements de reins, des saillies d’omoplates étranges ; la colonne vertébrale comme passée du dos sur le devant de la poitrine se bombait en un jabot d’échassier d’une planète inconnue, et il y avait dans les membres du lutin comme ces soudains courants de vie musculaire, qui emplissent à un moment la peau flasque des serpents. Pour tous les yeux, il était visible que le voletage sans ailes, le rampement, le larveux, des animaux de malédiction et légendes fabuleuses : la bête s’en allait et sortait chassée de l’intérieur du lutin, qui à la fin, dans une rapide succession de poses plastiques, montrait sur sa gracieuse académie déliée et délivrée, l’harmonie et la gloire des beaux mouvements et des beaux gestes humains de l’humanité des statues antiques.

Et prenant son violon, au moment où le gaz reflambant annonçait au public que les visions et les rêves troubles de la nuit étaient finis, et que le jour était revenu, le lutin sur son instrument, où l’aigre enchantement avait cessé, jouait avec Gianni un morceau qui semblait la murmurante symphonie d’un frais matin d’été, et comme au milieu d’un sourcillement chantant de sources à travers de vieilles racines d’arbres, le bavardage, en sourdine, des fleurettes mouillées de rosée avec le rayon de soleil qui la boit sur leurs lèvres humides.