G. Charpentier, éditeur (p. 169-173).

XXXIV

Au milieu de l’accueil fait à leurs exercices par les Anglais, du petit bruit se levant autour de leurs noms, le jeune Français qui était dans Nello prenait l’ennui de l’Angleterre. Son tempérament latin avec ses ascendances en des contrées du soleil, commençait à avoir assez du brouillard de la Grande-Bretagne, de son ciel gris, de ses maisons enfumées, de cette atmosphère de charbon de terre pénétrant tout de sa crasse, et faisant reconnaître, à la première vue, des monnaies d’argent, qui, même enfermées en des médaillers, ont séjourné quelques années dans ce pays de la triste et obscurante houille. Il était las du chauffage, de la cuisine, des boissons, des dimanches, et des femmes et des hommes des Trois-Royaumes. Puis, sans se sentir souffrant, Nello contractait l’habitude de toussoter, et cette petite toux, qui n’avait cependant rien d’inquiétant, réveillait dans la mémoire de Gianni un souvenir, le souvenir que leur mère était morte d’une phtisie.

Nello, sans rappeler sa mère par une ressemblance frappante au premier coup d’œil, en était tout le portrait. Le dernier-né avait beaucoup de sa conformation physique, et un peu du féminin de la bohémienne était répandu sur toute la délicate masculinité du clown. Quant à son visage, c’était singulier, il n’était pas absolument le même, et cependant Nello avec sa peau blanche, ses yeux d’un noir spirituel, sa petite bouche épanouie, sa moustache blonde comme le chanvre, les douceurs souriantes et un peu moqueuses de toute sa figure, faisait souvenir du visage maternel par l’affinement d’un trait, la courbe d’un contour, le je ne sais quoi physionomique d’un regard, d’un sourire, d’une moue de dédain, par mille riens qui, en de certains moments, dans quelques attitudes de tête, sous des coups de jour particuliers, donnaient à voir en lui, Stépanida mieux revivante, que si son enfant en eût été l’image fidèle. Et maintenant dans la longueur des heures que les deux frères passaient en chemin de fer, au milieu de ces camarades parlant une autre langue, sous l’influence de la rêvasserie venant là dans l’ennui d’un interminable voyage, il arrivait à Gianni de regarder Nello pour se donner quelques instants l’illusion de retrouver, de revoir sa mère.

Un jour, où toute la troupe de Newsome était partie de Dorchester pour se rendre à Newcastle, Gianni avait en face de lui Nello dans le wagon, dormant la tête renversée, le nez en l’air, la bouche ouverte, et toussant de temps en temps sans que sa toux le réveillât. Le soir était venu, et avec le jour tombant, les orbites de Nello s’emplissaient d’ombre, et dans sa figure amaigrie, de la nuit entrait dans ses narines, dans le trou de sa bouche. Gianni, les yeux sur son frère, crut voir, en une vision d’un instant, la tête de leur mère sur l’oreiller de la Maringotte.

Gianni réveillait brusquement Nello :

— « Tu es malade ? »

— « Mais non ! — fit Nello, dans un petit secouement frileux. — Mais non ! »

— « Mais si… Écoute-moi, frérot… ah ! je n’ai pas de chance vraiment… j’ai perdu inutilement près de deux années autour du soulèvement par un seul poignet… Brady, le professeur de gymnastique de New-York, n’a jamais pu arriver qu’à sept ascensions… moi, tu sais, j’en obtiens neuf… mais je ne vois pas ce que je puis te faire faire là dedans… et c’est encore absolument la même chose pour cette suspension dans le vide, les bras complètement étendus, et que réussissent seuls les hommes de Cuba… eh bien ! ces jours-ci j’avais cru tenir une machine, une vraie machine… — mais au dernier moment, va te faire fiche !… ça ne m’a plus paru possible, faisable la chose… ce que je voulais, frérot… tu vas me comprendre… il s’agissait, avec ce que nous exécutons maintenant… d’introduire là dedans un tour… mais là un vrai, un pas ordinaire… c’était assez bien, hein ? comme ça, de faire son entrée au Cirque de Paris. »

— « Pourquoi ne pas attendre ? »

— « Pourquoi… parce que tu t’ennuies… parce que tu tousses… et je ne veux pas que tu tousses, moi !… Oui, nous allons décamper… Nos débuts là-bas, que veux-tu, ce sera moins flatteur… mais un jour… et c’est bien le diable, si ce jour n’arrive pas… alors on se rattrapera… Donne-moi encore un mois, six semaines… c’est tout ce que je te demande. »