G. Charpentier, éditeur (p. 143-146).

XXVI

Le lendemain, Nello, en se réveillant, surprenait son frère fumant sa pipe, accoudé à la fenêtre ouverte de leur petite chambre, et si attentionné qu’il ne se retournait pas au bruit qu’il faisait en s’habillant.

Un peu intrigué, Nello se mettait à chercher par-dessus l’épaule de son frère ce qui pouvait bien tellement intéresser Gianni sur le mur en face. C’était, séparée par une cour de quinze pieds, une muraille commençant dans une couleur de fumier et finissant dans une couleur de suie, et dont sortaient sur toute sa surface haute de cinq étages, un tas d’appendices et d’objets accrochés en quête de jour et de lumière dans le trou ténébreux. Cela commençait au-dessus d’un magasin fermé avec les formidables barres de fer d’une boutique de Ghetto, par un petit promenoir en bois pourri où se voyait, au milieu de pots de chambre égueulés, un bouquet dans une boîte à lait en fer-blanc. Sur le toit moussu et verdâtre du promenoir, était construite avec des lattes et de vieux treillages, et prenant toute la largeur de la cour, une immense cage à lapins, dont les blancs effarements entre ciel et terre se détachaient sur un fond roux. Plus haut des fenêtres de toutes les formes et de tous les âges et comme percées au hasard, retenaient entre les mailles de filets aux grosses cordes, des jardinets avec des fleurs jaunes dans des caisses en planches. Plus haut encore, était accroché au mur un grand panier en osier à faire chauffer le linge pour un bain, que le propriétaire avait transformé en une cage où voletait une pie. Enfin tout en haut, à côté d’une lucarne, près d’un plomb, séchait, sur une ficelle, une robe en jaconas aux pois roses.

Et les yeux étonnés de Nello, après son examen, revenaient aux yeux de son frère qu’il s’apercevait ne rien voir de ce qu’il regardait.

— « À quoi penses-tu donc, Gianni ? »

— « À partir tous les deux pour Londres ! »

— « Et le Cirque ? »

— « Patience, enfant… le Cirque, on y arrivera… un jour… — reprit Gianni allant et venant dans la petite chambre. — Ça ne t’a pas dit ce que tu as vu au Cirque… non ça ne t’a pas dit ce que ça m’a dit à moi… eh bien, les choses que nous exécutons, ces Anglais les font autrement… et mieux… ah ! ces Anglais… un joli travail à aller étudier sur place et dans l’endroit… ces gens ont la vitesse dans la force… peut-être y a-t-il chez nous trop de dislocation, trop de dépense pour acquérir la souplesse… et à ce jeu, perdons-nous la rapidité dans la contraction des muscles ?… Puis, est-ce drôle ?… hier, c’est comme si tout à coup on m’avait fait voir ce qu’il nous fallait faire dans notre métier… ce qui nous allait à tous les deux… Enfin, bêta… eux, les autres d’hier… c’était à la fois ce que le père faisait et ce que nous faisons, nous !… oui, des machines où le gymnaste est une façon d’acteur… et là dedans, quand tu y mettras tes gentillesses, frérot… vois-tu, il y a pour nous autre chose qu’à friser la cabriole… »

Gianni remarquant une moue triste sur la figure de son frère ajoutait : « Toi qu’est-ce que tu dis de cela ? »

— « Que tu as toujours raison, mon grand ! » répondait Nello dans un soupir.

Gianni regarda son frère avec une émotion tendre qui ne parla pas, mais qui se témoigna par un imperceptible tremblement de ses doigts en train de bourrer une nouvelle pipe.