G. Charpentier, éditeur (p. 125-127).

XXI

L’amphithéâtre Bescapé était en train de donner quelques assez malheureuses représentations à Châlons-sur-Marne, lorsqu’un soir, au moment où Gianni finissait un de ses exercices, il s’entendit appeler par un de ses spectateurs.

Il reconnut un confrère avec lequel il lui arrivait, depuis des années, de se rencontrer dans le courant de l’année, pendant la tournée que tous les deux faisaient à travers la France. C’était un petit homme court, trapu, noueux, nommé le Recousu, qui, sans baraque, sans musique, avait commencé par faire monter, en pleine place publique, une dizaine de personnes dans une charrette qu’il soulevait sur le dos. Avec le succès, la charrette avait été remplacée par un breack d’occasion dans une enceinte de vieilles tapisseries déteintes, ramassées dans ce temps, sur les cuves des tanneurs. Puis enfin au breack avait succédé un char antique, un char doré dans lequel il enlevait maintenant son monde. Et le chanceux petit homme, qui s’était marié à une prestidigitatrice, passait pour gagner beaucoup d’argent avec son char et les tours de cartes de sa femme, menant grande vie dans les auberges, dont il mangeait la volaille et buvait les vins cachetés.

Le Recousu racontait à Gianni qu’il était arrivé trop tard dans la journée pour monter sa baraque, se mettait à le plaindre du peu d’espectateurs assistant à la représentation, déplorait le temps ordurier qu’il avait fait tout l’été, se lamentait de ce que la profession était à l’heure présente dans la misère ; jérémiade qu’il coupait tout à coup par cette phrase : « Au fait, mon petit, il court que tu veux te défaire de ta bagnole. » Et comme Gianni ne répondait ni oui ni non : « Eh bien, viens demain me trouver au Chapeau-Rouge, nous pourrons peut-être bibeloter quelque chose ensemble. »