G. Charpentier, éditeur (p. 116-121).

XIX

Et le voyage, toujours recommençant de la Maringotte par la France, continuait sous le gouvernement du fils, mais sans les succès et les recettes de la direction du vieil Italien. Les représentations réduites aux kilos de l’Hercule, à la danse sur le fil de fer de la Talochée, au trapèze et aux tours d’équilibre de Gianni, aux sauts du petit Nello, n’avaient plus l’attrait des amusantes pantomimes terminant la représentation et amusant le public des localités sans théâtre comme une scène de spectacle. Puis le monde de la troupe, en vieillissant, avait perdu l’entrain, le feu sacré du métier. Le pitre économisait ses lazzis. L’Hercule, en la réfection moins abondante, se montrait encore plus paresseux à se remuer. Le trombone, auquel était tombé un asthme sur la poitrine, ne soufflait plus dans son instrument que pour l’amour du bon Dieu. Et la parade languissait, et la grosse caisse somnolait, et le cuivre de la baraque faisait des couacs enrhumés. Il n’y avait guère que la Talochée qui s’employât de toute sa personne avec un dévouement de mauvaise humeur et une espèce d’enragement contre la malechance des deux frères.

Des années se passaient, pendant lesquelles mourait le vieux Tommaso Bescapé, et dans lesquelles l’affaire devenait plus que médiocre, et le maniement des sujets de jour en jour plus difficile. Cyprien Muguet, l’asthmatique trombone, était devenu un fieffé ivrogne depuis le décès de Lariflette. Le pitre, tous les jours plus taquin avec ses camarades, causait mille ennuis à Gianni, à propos d’oseraies dévastées, et d’épines et de poiriers coupés au bord des routes parcourues par la caravane. Car le pitre occupait ses loisirs à tresser des paniers et à sculpter des cannes et des pipes : ouvrages artistiques où perçait comme la réminiscence d’un art appris dans un bagne, et qu’Agapit vendait à son profit pendant les entr’actes des exercices. Tout récemment Gianni venait d’avoir une affaire très désagréable avec le propriétaire de la Bouleaunière, un gentilhomme s’occupant de tours d’adresse, et qui avait hébergé pendant trois jours les saltimbanques dans son château. Après leur départ ne s’était-il pas aperçu que ses plus beaux bouleaux avaient été dépouillés de leur écorce par le pitre pour en faire des tabatières ? Au milieu des combats que se livraient l’honnêteté native du jeune directeur et sa répugnance à renvoyer un vieux compagnon, près duquel avait grandi son enfance, et parmi les dégoûts de toutes sortes, que chaque jour apportait à Gianni la saltimbanquerie, il arrivait un événement très préjudiciable au prestige de l’amphithéâtre Bescapé, et aux profits de la caisse. Un des plus clairs revenus des saltimbanques, surtout en ces derniers temps, on le devait à l’Hercule. Quand le lutteur de la baraque arrivait dans un bourg, dans un village, très souvent l’homme fort de l’endroit se sentait pris de la tentation de se mesurer avec l’athlète. Alors, dans ce cas, un pari à qui tomberait l’autre s’ouvrait entre le cirque et l’homme fort, qui était presque toujours un meunier : un pari de 100, 200, souvent 300 francs, dont l’argent était fourni du côté de l’adversaire de l’Hercule, quelquefois par l’adversaire tout seul, quelquefois par une cotisation de compatriotes dont la vanité locale s’intéressait à sa victoire. Et toujours l’Hercule gagnait, non qu’il fût le plus fort de tous les hommes avec lesquels il avait lutté, mais par l’habitude de la lutte, et par la science qu’il avait de toutes les ressources et de tous les secrets du métier. Or, un jour, l’intombable Rabastens était jeté sur les deux épaules par un meunier de la Bresse, un homme d’une résistance, aux yeux de tous, inférieure à celle de l’Alcide. Du milieu de la stupéfaction de la troupe, de son humiliation frémissante, de son émoi, s’élevait la voix canaillement blagueuse du pitre, jetant, devant tout le monde, à l’Hercule se relevant abasourdi : « qu’il aimait trop une sale femme, que la nuit qui avait précédé la lutte… » Une immense giffle ne laissait pas finir le pitre qui roulait à terre.

Le pitre avait dit vrai. En effet l’Hercule, jusqu’alors seulement amoureux de la nourriture, s’était tout à coup pris de tendresse pour une Déjanire qu’il traînait à sa suite, et à laquelle il consacrait une grande part de sa force. Le triste de l’aventure pour l’Hercule et la troupe, fut que cette défaite tua absolument chez l’homme la conscience de sa supériorité, qu’il lutta encore deux ou trois fois en se faisant battre, et que dès lors, désespéré et enfoncé dans la mélancolique croyance qu’un sort avait détruit la vigueur de ses muscles, on ne pouvait plus maintenant le décider à se prendre aux flancs, même avec un gringalet de lignard.