Les Frères Kip/Seconde partie/Chapitre IV

IV
Devant le Conseil maritime
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IV

devant le conseil maritime.


Les tristes événements qui s’étaient produits à bord du James-Cook au cours de son dernier voyage, on ne s’étonnera pas s’ils avaient eu grand retentissement à Hobart-Town. D’une part, l’assassinat du capitaine Harry Gibson, commis dans des circonstances mystérieuses, de l’autre, la tentative de révolte faite par Flig Balt et maîtrisée par Karl Kip, il n’en fallait pas tant pour provoquer une émotion générale.

De l’assassinat, on ne savait rien de plus qu’au jour où le brick, son pavillon en berne, était rentré au port.

Quant à la révolte, les autorités maritimes allaient se prononcer sur la culpabilité de Flig Balt et de son complice. D’après l’opinion publique, le maître d’équipage serait sévèrement condamné, étant donnée sa situation à bord, qui constituait une aggravation, et il ne s’en tirerait pas à moins de dix à quinze ans de bagne.

Les principaux témoins, M. Hawkins, Nat Gibson, Karl et Pieter Kip, les matelots Hobbes, Wickley et Burnes, le mousse Jim avaient déjà été entendus dans l’enquête. Les autres, cités par l’accusé : Vin Mod, Sexton, Kyle, Bryce, le cuisinier Koa, devaient être appelés comme témoins à décharge.

Du reste, à moins d’incidents imprévus, l’affaire, rapidement conduite, n’occuperait qu’une seule audience.

Il y eut affluence, ce jour-là, dans la salle du Conseil maritime. Dès neuf heures du matin, la foule envahit le prétoire mis à la

disposition du public, des négociants, des armateurs, des officiers de la marine marchande, des journalistes ; puis, tout au fond, nombre de matelots sortis des tavernes du voisinage et probablement très favorables aux accusés.

M. Hawkins et Nat Gibson, arrivés au début de l’audience, s’assirent sur les sièges réservés aux témoins.

Les frères Kip pénétrèrent dans la salle quelques instants après, et échangèrent avec eux de sympathiques poignées de main.

Ce jour-là, la présence de Karl Kip n’était pas indispensable à bord du Skydnam. L’embarquement des marchandises venait d’être achevé la veille. En fait de réparations, il n’y avait plus que des raccords à faire. Le charbon remplissait les soutes ; la machine était en état ; l’équipage avait pris son service. Dans trois jours, au lever du soleil, le steamer ferait ses préparatifs d’appareillage.

Aussi, dès ce soir même, Karl et Pieter Kip, se proposant de venir occuper leurs cabines, devaient-ils quitter la chambre de l’auberge du Great-Old-Man.

Sur un banc, derrière eux, les matelots Hobbes, Wickley, Burnes, avaient pris place, également le mousse Jim, auquel M. Hawkins et Nat Gibson donnèrent un amical bonjour.

Puis, sur un autre banc étaient rangés Vin Mod, Sexton, Bryce, le cuisinier Koa, dont l’énorme face noire grimaçait et qui s’étonnait sans doute de ne pas figurer parmi les accusés.

Seul, Kyle manquait. Kyle n’avait pas été relâché et il ne le serait pas avant quarante-huit heures, ayant trop accentué son rôle de faux ivrogne en se débattant contre les policemen.

Au surplus, sa déposition n’aurait eu aucune importance ; mais ce dont s’inquiétait Vin Mod, c’était de savoir si Kyle avait pu communiquer dans la prison avec Flig Balt, s’il lui avait dit ce qu’il devait lui dire de sa part. Peut-être, après tout, cette inquiétude se dissiperait-elle, dès que le maître d’équipage et lui se trouveraient en présence l’un de l’autre. Si Flig Balt avait été prévenu, un signe presque imperceptible, un regard suffirait, et, lorsque l’instant serait venu, Flig Balt, d’accusé, deviendrait accusateur.

En attendant l’entrée des membres du Conseil, M. Hawkins causait avec les frères Kip et leur apprenait que, le matin même, des nouvelles étaient arrivées de la Nouvelle-Irlande.

« Une lettre de M. Zieger ?… demanda Pieter

Kip.

— Non… une dépêche qui m’est envoyée par mon correspondant M. Balfour. Un navire a relâché hier à Wellington, venant de Kerawara, un navire anglais qui a quitté l’archipel Bismarck dix jours après le James-Cook, apportant une lettre de M. Zieger. Aussitôt M. Balfour m’a câblé le contenu de cette lettre, et le télégramme m’est parvenu le matin…

— Et, demanda Karl Kip, que dit M. Zieger relativement à l’enquête ?…

— Rien… répondit Nat Gibson, rien… Les meurtriers n’ont pas encore été découverts.

— Ce n’est que trop vrai !… ajouta M. Hawkins. M. Zieger et M. Hamburg ont fait toute diligence, sans avoir obtenu aucun résultat…

— Ils n’ont pas recueilli un seul indice qui permette de diriger les recherches avec quelques chances ?… reprit Pieter Kip.

— Non, répondit M. Hawkins, et les soupçons ne se portent sur personne… Il n’est que trop certain, le crime a été commis par des indigènes, qui ont eu le temps de s’enfuir sur l’île York, où il sera bien difficile de les découvrir…

— Il ne faut pas, cependant, que M. Gibson perde tout espoir, déclara Karl Kip. Si les papiers volés ont pu être détruits, reste cette somme en piastres qui n’a pas disparu, et, si les assassins veulent en disposer, ils se feront certainement prendre…

— Je retournerai à Kerawara, dit Nat Gibson. Oui… j’y retournerai !… »

Et qui sait si Nat ne mettrait pas ce projet à exécution !

Cette conversation fut suspendue à l’entrée des membres du Conseil maritime, qui vinrent se placer sur l’estrade : un commodore, un capitaine et un lieutenant, assistés du rapporteur qui avait rédigé l’acte d’accusation.

L’audience ouverte, le président donna l’ordre d’introduire les accusés.

Flig Balt et Len Cannon, conduits par des agents, allèrent s’asseoir l’un près de l’autre sur le banc à gauche du tribunal.

Le maître d’équipage paraissait être très sûr de lui, la figure calme, la physionomie froide, le regard indifférent. Mais s’il parvenait à réfréner les sentiments qui l’agitaient sans doute, toute sa personne dénotait une profonde astuce.

Et ce fut comme une révélation qui s’opéra dans l’esprit de M. Hawkins. Il voyait pour la première fois Flig Balt tel qu’il était réellement. Oui !… comment le capitaine Gibson et lui-même avaient-ils pu être aveuglés à ce point d’avoir mis toute leur confiance en cet homme, de s’être laissé prendre aux manières obséquieuses de ce fourbe !…

Mais ce qui étonnait M. Hawkins n’était pas pour étonner les frères Kip. On ne l’a point oublié, le maître d’équipage leur avait toujours inspiré une réelle antipathie, ce dont celui-ci n’avait pas été sans s’apercevoir.

Quant à Len Cannon, son attitude ne prévenait guère en sa faveur. Il jetait des regards sournois à droite et à gauche, tantôt à Vin Mod, tantôt à Sexton ou à Bryce, se demandant peut-être pourquoi ils n’étaient pas assis sur ce banc, puisqu’ils en avaient fait tout autant que lui…

Si donc, — ainsi que le pensa Vin Mod, — Len Cannon paraissait moins rassuré que Flig Balt, c’est que Flig Balt ne lui avait rien dit de la communication dont Kyle était chargé. Mais cette communication avait-elle été faite, ou Flig Balt ne savait-il rien encore ?… C’est à cela que pensait très anxieusement Vin Mod.

En réalité, Kyle avait réussi. Flig Balt et lui s’étaient rencontrés le matin même. Le maître d’équipage pouvait accuser. À un regard interrogateur que lui adressa Vin Mod, il répondit par un geste qui ne laissa plus aucun doute à celui-ci.

« Et maintenant, se dit-il, la mèche est allumée… gare la bombe ! »

Le président donna la parole au rapporteur. Ce rapport résuma brièvement toute l’affaire. Il indiqua dans quelles circonstances Flig Balt avait reçu le commandement du James-Cook ; dans quelles conditions ce commandement avait dû lui être retiré ; comment, pour cause d’incapacité notoire, Flig Balt, fut remplacé par le marin hollandais Karl Kip, passager à bord ; comment il avait poussé l’équipage à la rébellion contre le nouveau capitaine, et s’était mis à la tête des rebelles, assurément dans le but de s’emparer du navire.

En ce qui concernait Len Cannon, il était impossible de ne pas voir en lui un complice de Flig Balt. C’était lui, grâce à son influence sur ses camarades recrutés à Dunedin, qui les avait entraînés… De plus, il s’était signalé dès le début de la révolte par ses excitations et ses violences… Après s’être jeté, un couteau à la main, sur Karl Kip, il n’avait reculé qu’au moment où le revolver de celui-ci se posait sur sa poitrine… Il n’y avait donc pas à mettre en question sa complicité et sa culpabilité.

Lorsque le rapporteur eut achevé sa lecture, il réclama le maximum de la peine contre les accusés.

À ce moment, les témoins quittèrent l’audience et se retirèrent dans une salle voisine.

Le président, interrogeant Flig Balt, lui demanda ce qu’il avait à répondre au sujet de l’accusation portée contre lui.

« Rien, déclara simplement le maître d’équipage.

— Vous reconnaissez les faits qui sont mentionnés dans le rapport ?…

— Je les reconnais. »

Ces quelques mots furent prononcés d’une voix très nette qui surprit l’auditoire.

« Vous n’avez rien à ajouter pour votre défense ?… reprit le président.

— Pas un mot », répondit Flig Balt, et, considérant son interrogatoire comme terminé, il se rassit.

Vin Mod qui regardait ne fut pas sans ressentir une certaine appréhension.

Est-ce que Flig Balt n’avait pas laissé passer l’instant de tout dire ?… Et lui, Vin Mod, ne s’était-il pas trompé au signe que lui avait fait le maître d’équipage ?… Celui-ci n’aurait pas compris ni même reçu la communication de Kyle… Eh ! qu’importait, après tout !…

Si Flig Balt ne parlait pas, Vin Mod parlerait, lorsqu’il serait appelé à déposer.

Len Cannon, interrogé à son tour, ne fit que des réponses évasives, feignant de ne point comprendre les interrogations du président, et, sans doute, Flig Balt lui avait recommandé de parler le moins possible.

Vin Mod eut alors la pensée que le maître d’équipage voulait laisser s’étendre les débats, les témoignages se produire, — entre autres celui de Karl Kip. En prévision de l’accusation qu’il s’apprêtait à lancer contre eux, mieux valait que les deux frères se fussent expliqués devant le Conseil.

Et Vin Mod de se dire :

« Oui… il a raison… Flig Balt… et il leur enverra cela au bon moment ! »

L’interrogatoire du principal accusé et de son complice étant terminé, le premier témoin rentra et fut invité à faire sa déposition.

C’était Karl Kip, et une légère rumeur courut à travers l’assistance, lorsqu’il se présenta à la barre.

Karl Kip donna ses nom et prénoms, fit connaître sa nationalité : un Hollandais originaire de Groningue ; sa qualité, officier de la marine marchande, après avoir exercé pendant quelques semaines les fonctions de capitaine à bord du James-Cook ; actuellement second à bord du steamer Skydnam à destination de Hambourg.

Ces préliminaires terminés, Karl Kip s’exprima en ces termes, avec un tel accent de sincérité que sa bonne foi ne pouvait être l’objet d’un doute :

« Mon frère et moi, dit-il, passagers de la Wilhelmina, nous avons été recueillis sur l’île Norfolk où nous avions trouvé refuge, après naufrage, par M. Hawkins et le capitaine Gibson. Je tiens à rendre ici un public hommage à ces hommes humains et généreux, qui ont tout fait pour nous et méritent notre profonde reconnaissance.

« Pendant la traversée du James-Cook de Norfolk à Port-Praslin, j’eus maintes fois l’occasion d’observer les manières du maître d’équipage. Il m’inspira une défiance trop justifiée par la suite. Je m’étonnai même que l’armateur et le capitaine s’y fussent laissé prendre. En somme, cela ne me regardait pas, et je ne leur fis jamais aucune observation à cet égard. Mais ce que je constatai aussi, c’est que Flig Balt n’était pas à la hauteur des fonctions qu’il remplissait. Lorsque le capitaine Gibson s’en remettait à lui pour certaines manœuvres qui sont du ressort du maître d’équipage, elles furent souvent si mal commandées que je fus sur le point d’intervenir. Cependant, comme ces manœuvres ne compromettaient pas la sécurité du navire, je m’abstins d’en parler au capitaine.

« À la date du 20 novembre, le James-Cook mouillait à Port-Praslin pour y débarquer sa cargaison et s’y réparer. Sa relâche dura neuf jours, puis il se rendit à Kerawara, la capitale de l’archipel Bismarck.

« Ce fut là, dans la soirée du 2 décembre, que le malheureux capitaine Gibson tomba sous les coups d’assassins qui sont restés inconnus jusqu’à ce jour… »

Ces paroles étaient empreintes d’une telle douleur que l’auditoire ne put retenir les marques de son émotion.

À ce moment, Flig Balt, qui écoutait la tête baissée, se redressa sur son banc, se leva même, dans l’attitude d’un homme incapable se contenir.

Le président lui demanda alors s’il avait quelque chose à dire au Conseil.

« Rien !… », répondit le maître d’équipage.

Et il se rassit, après avoir rapidement jeté l’œil du côté de Vin Mod, qui, très énervé, commençait à témoigner d’une vive impatience.

À cet instant aussi, Karl Kip lança un regard si pénétrant sur Flig Balt que celui-ci baissa les yeux.

Karl Kip reprit sa déposition. Harry Gibson mort, il fallait remettre à un autre le commandement du navire. Il ne se trouvait ni à Port-Praslin ni à Kerawara aucun capitaine anglais qui pût le remplacer. Il était donc tout indiqué que ces fonctions fussent confiées au maître d’équipage. Mais, dans la pensée de Karl Kip, le James-Cook serait remis entre les mains d’un homme incapable et malhonnête.

« Cependant, ajouta-t-il, M. Hawkins n’aurait pu s’en dispenser, et Flig Balt fut tout d’abord chargé de reconduire le brick à Port-Praslin. Son chargement achevé à Kerawara, le James-Cook reprit la mer et vint compléter sa cargaison.

« Ce fut là que les fonctions de capitaine furent régulièrement attribuées au maître d’équipage. À la date du 10 décembre, le brick appareilla et quitta l’archipel. Pendant les premiers jours, en traversant les parages des Louisiades, la navigation ne présenta rien de particulier. Le vent était favorable, il n’y aurait point à manœuvrer. Seulement, je remarquai que le James-Cook s’écartait peu à peu vers l’est au lieu de suivre la route directe vers le sud.

« Cela ne laissa pas de me paraître singulier. J’en fis l’observation à mon frère. Pieter m’engagea à prévenir M. Hawkins et Nat Gibson, car il partageait, lui aussi, ma défiance envers le capitaine… Je ne m’y décidai pas, cependant, tant les dénonciations me répugnent… Mais je ne cessai de contrôler avec soin la direction du brick autant que cela me fut possible… Assurément, Flig Balt s’en aperçut, et peut-être cela gêna-t-il dans une certaine mesure quelque projet… »

Et, comme Karl Kip semblait hésiter à compléter sa pensée, le président crut devoir lui dire :

« Vous avez observé, monsieur Kip, que Flig Balt paraissait vouloir modifier sa route… Dans quel but l’aurait-il fait ?…

— Je ne saurais préciser, répondit Karl Kip ; mais, pour moi, l’intention n’était pas douteuse… Flig Balt cherchait à rejeter le brick dans l’est, du côté de ces archipels mal famés où l’on a toujours lieu de craindre pour la sécurité d’un navire… Or, puisque Flig Balt a tenté de provoquer une révolte à bord, je me demande si son intention n’était pas déjà de s’emparer du James-Cook… »

Devant ce coup direct l’accusé parut indifférent, et il se borna à un léger haussement d’épaules.

« Quoi qu’il en soit, reprit Karl Kip, une tempête qui nous sur la limite de la mer de Corail pouvait aider à ce projet, en repoussant le navire au large. À mon avis, d’ailleurs, et comme marin, j’estimais qu’il convenait de faire tête à ces vents furieux de l’ouest et de tenir la cape. Ce ne fut pas l’opinion du nouveau capitaine. Il prit la fuite dans la direction de ces dangereux parages des îles Salomon, et sous une allure qui compromettait la sûreté du brick… Je vis le moment où il allait être dévoré par la mer, car les lames le couvraient en grand, et il ne gouvernait plus… J’eus le sentiment qu’il était perdu, si je n’intervenais pas… Je me précipitai vers la barre… L’équipage était comme affolé… Flig Balt s’épuisait en ordres incohérents. « Laissez-moi faire ! » criai-je. M. Hawkins m’avait compris, et, sans hésiter : « Faites ! » me dit-il. Je commandai… les matelots m’obéirent… je parvins à changer le brick cap pour cap, et, le lendemain, la tempête ayant diminué, nous n’avions plus qu’à chercher l’abri de la terre.

« C’est alors que M. Hawkins me confia le commandement du James-Cook, après l’avoir enlevé à Flig Balt. Celui-ci protesta : je le réduisis à l’obéissance. N’était-ce pas pour moi l’occasion de m’acquitter, envers M. Hawkins, par mon dévouement et mon zèle ?

« Dès que cela fut possible, le James-Cook reprit sa route vers le sud, et nous étions par le travers de Sydney, lorsque dans la soirée du 30 décembre la révolte éclata à bord… Avec les rebelles marchait l’indigne maître d’équipage… Il entraînait ses complices vers le rouf, afin de s’emparer des armes… Len Cannon se précipita sur moi pour me frapper… J’avais saisi un revolver, et je le menaçai de lui briser la tête… Mon attitude en imposa à ces hommes… De braves matelots s’étaient rangés de notre côté… Les autres retournèrent vers l’avant… Je fis saisir Flig Balt et Len Cannon, qui furent mis aux fers.

« Une seconde tentative n’était plus à craindre. La navigation continua dans des circonstances favorables. Le 31 décembre, le James-Cook doublait le cap Pillar et le surlendemain arrivait au mouillage d’Hobart-Town.

« Voilà ce que j’avais à dire, ajouta Karl Kip, et je n’ai rien dit qui ne soit la vérité. »

Sa déposition achevée, il regagna le banc des témoins, avec la certitude qu’on accordait une foi entière à son témoignage. Lorsqu’il fut revenu près de M. Hawkins et de Nat Gibson, tous deux lui serrèrent affectueusement la main.

« Accusé, qu’avez-vous à dire ?… demanda le président.

— Rien ! » répondit encore Flig Balt.

Les autres témoins comparurent successivement à la barre, et leurs dépositions ne firent que confirmer celle de Karl Kip.

M. Hawkins avoua ses erreurs au sujet du maître d’équipage, — erreurs entièrement partagées par Harry Gibson, qui avait dans Flig Balt une confiance absolue. Aussi, après le meurtre commis à Kerawara, n’hésita-t-il pas à lui confier le commandement du brick pour le voyage de retour. En majorité, l’équipage semblait l’avoir approuvé. Mais, lorsque la tempête assaillit le navire dans le nord de la mer de Corail, il fallut bien reconnaître que le nouveau capitaine était incapable de remplir ses fonctions… Il perdit tout sang-froid, et le James-Cook eût assurément sombré sans l’intervention de Karl Kip, auquel M. Hawkins a voulu publiquement témoigner sa reconnaissance.

Nat Gibson, qui fut mandé à la barre après l’armateur, ne put que confirmer cette déposition. Mais, lorsqu’il eut à parler de son père, on sentit de quelle colère il était animé contre les assassins !…

Pieter Kip reprit en l’abrégeant le récit que son frère venait de faire devant le Conseil. Il remit en lumière les défiances que leur avait toujours inspirées le maître d’équipage, et les soupçons dont ils furent pénétrés lorsque Karl Kip observa le changement de direction imprimé au navire. Il ne doutait pas que cela ne se fit dans une intention criminelle, maintenant dévoilée par la tentative de révolte.

Quant aux dépositions des matelots Wickley, Hobbes, Burnes, du mousse Jim, elles concordèrent. On constata qu’ils avaient été poussés à se mettre en rébellion. S’ils furent surpris par la scène du 30 décembre — avant d’avoir pu prévenir le capitaine Kip, — du moins se rangèrent-ils de son côté.

Aussi le président leur adressa-t-il les éloges que méritait leur conduite en ces circonstances.

Les dépositions des témoins à charge étant terminées, on procéda donc à la comparution des autres, plus ou moins compromis dans l’affaire, et qui ne devaient pas être sans quelque inquiétude sur la manière dont elle tournerait pour eux.

Vin Mod fut le premier interrogé sur ce qu’il savait.

Il n’y avait aucune franchise à attendre d’un homme si astucieux. Il parla de façon à dégager toute sa responsabilité… Il ne pensait pas que Flig Balt eût jamais eu l’intention de modifier la route du brick comme le supposait Karl Kip… Flig Balt était un bon marin… il avait fait ses preuves… on ne pouvait qu’approuver sa manœuvre pendant la tempête, et c’était injustice de l’avoir démonté de son commandement…

« Assez ! » dit le président, que révoltaient le ton et l’attitude de Vin Mod.

Celui-ci regagna sa place, non sans avoir lancé un regard significatif à Flig Balt, qui répondit d’un geste imperceptible. Et ce regard voulait dire :

« Parle… il est temps ! »

Les dépositions de Sexton et de Kyle furent sans importance. Encore mal remis des libations de la veille, sous l’influence d’une demi-ivresse, à peine comprirent-ils ce qu’on leur demandait.

Le président ordonna alors à Flig Balt de se lever. Les débats allaient s’achever, et, avant que le Conseil se retirât pour délibérer, le maître d’équipage pourrait une dernière fois prendre la parole :

« Vous savez de quel crime vous êtes accusé, Flig Balt… lui dit-il. Vous avez entendu les charges portées contre vous… Avez-vous à répondre ?…

— Oui ! » déclara le maître d’équipage, d’un ton bien différent de celui avec lequel il avait accentué le mot « rien » de ses dernières réponses.

Le plus profond silence régnait dans la salle. Le public sentait qu’un incident allait se produire — peut-être une révélation qui modifierait les conditions du procès.

Flig Balt, debout, tourné vers les juges, les yeux encore baissés, la bouche contractée légèrement, attendait que le président lui posât une question précise.

Et c’est ce qui fut fait en ces termes :

« Flig Balt, comment vous défendez-vous des faits relevés contre vous par l’accusation ?…

— En accusant à mon tour », répondit le maître d’équipage.

M. Hawkins, Nat Gibson, les frères Kip, se regardèrent, non point inquiets, mais surpris. Aucun d’eux ne pouvait imaginer où Flig Balt voulait en venir, ni contre qui il entendait porter une accusation.

Flig Balt dit alors :

« J’étais le capitaine du James-Cook, ayant reçu ma commission régulière de M. Hawkins… Je devais conduire le brick à Hobart-Town, et, quoi qu’on ait pu penser, je l’eusse conduit à Hobart-Town, lorsqu’un nouveau capitaine fut nommé à ma place… Et qui ?… un étranger… un Hollandais !… Or, des Anglais… à bord d’un navire anglais… ne peuvent consentir à naviguer sous les ordres d’un étranger… Voilà ce qui nous a poussés à nous révolter contre Karl Kip…

— Contre votre capitaine, affirma le président, et malgré tout droit, car il occupait légalement ce poste, et vous lui deviez obéissance…

— Soit, répondit Flig Balt d’un ton plus décisif. J’admets que nous soyons coupables de ce chef… Mais voici ce que j’ai à dire : Si Karl Kip m’accuse de m’être révolté contre lui… s’il m’accuse, sans preuves d’ailleurs, d’avoir voulu rejeter le James-Cook hors de sa route pour m’en emparer… je l’accuse, moi, d’un crime dont il ne pourra se disculper, lui !… »

Devant cette déclaration si grave, bien qu’on ne sût encore sur quelle base elle reposait, Karl et Pieter Kip s’étaient brusquement levés de leur place comme pour se porter vers le banc d’où les regardait effrontément Flig Balt.

M. Hawkins et Nat Gibson les retinrent tous deux au moment où ils allaient donner libre cours à leur colère.

Pieter Kip reprit le premier son sang-froid. Il avait saisi la main de son frère, il ne l’abandonna plus, et, alors, d’une voix difficilement maîtrisée :

« De quoi nous accuse cet homme ?… dit-il.

— Du crime de meurtre, répondit Flig Balt.

— De meurtre !… s’écria Karl Kip. Nous !…

— Oui… vous… les assassins du capitaine Gibson ! »

Il serait impossible de peindre l’émotion de l’auditoire. Ce fut un sentiment d’horreur qui courut à travers la salle… mais d’horreur envers le maître d’équipage, qui avait osé formuler une pareille accusation contre les frères Kip.

Cependant, comme par un irrésistible instinct, Nat Gibson — cela se comprend dans l’état de son esprit — s’était vivement reculé ; M. Hawkins avait en vain essayé de le retenir…

Pieter et Karl Kip, un instant paralysés devant cette accusation abominable, allaient prendre la parole dans un terrible mouvement d’indignation, lorsque le président les prévint, en disant :

« Flig Balt… Votre audace passe toutes les bornes… et vous en imposez à la justice…

— Je dis la vérité.

— Et pourquoi, si c’est la vérité, ne l’avoir pas dite tout d’abord ?…

— Parce que je ne l’ai connue que pendant la traversée du retour… On m’a arrêté à l’arrivée du James-Cook, et j’ai dû attendre ce procès pour accuser publiquement ceux qui me faisaient poursuivre ! »

Karl Kip était hors de lui, et, d’une voix éclatante, comme la voix d’un capitaine au milieu des rafales, il s’écria :

« Misérable… misérable calomniateur !… Quand on porte de telles accusations, il faut les appuyer sur des preuves…

— J’en ai !… La justice peut en avoir quand elle le voudra…, répondit Flig Balt.

— Et lesquelles ?…

— Que l’on visite la valise que les frères Kip ont retrouvée sur la Wilhelmina… On y saisira les papiers et l’argent du capitaine Gibson ! »