Les Frères Kip/Seconde partie/Chapitre III

III
Dernière manœuvre
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III

dernière manœuvre.


La satisfaction de M. Hawkins fut complète, lorsqu’il reçut le lendemain la visite de Karl et de Pieter Kip. Il était heureux que son intervention près de la maison Arnemniden eût réussi. Cela ne méritait pas tant de remerciements… Tout son crédit, toute son influence, il les mettait au service des deux frères… N’était-il pas leur obligé ?… Enfin, l’excellent homme félicita Karl Kip d’avoir été nommé second du Skydnam, et aussi chaudement que s’il n’eût pas été pour quelque chose dans cette nomination.

Nat Gibson, qui se trouvait à ce moment chez M. Hawkins, ne put que joindre ses félicitations à celles de l’armateur. Il avait déjà la position d’associé dans la maison de commerce. Mais la préoccupation des affaires, son travail très assidu, ne parvenaient pas à le détourner des tristes souvenirs du passé. L’image de son père était toujours devant ses yeux, et il ne rentrait chez lui que pour mêler ses larmes aux larmes de sa mère. À ce chagrin s’ajoutait encore l’insurmontable horreur à l’égard de meurtriers que l’on ne connaissait pas et qui probablement ne seraient jamais ni atteints ni châtiés.

Ce jour-là même, Karl Kip, accompagné de son frère, vint prendre les fonctions de second à bord du Skydnam, où le capitaine Fork leur réserva le meilleur accueil.

Le Skydnam, un steamer de douze cents tonneaux et de six cents chevaux, faisait des voyages réguliers entre Hambourg et les différents ports du littoral australien. Il apportait du charbon, il remportait des blés. Sa cargaison était à terre depuis quelques jours. On s’occupait de quelques réparations et appropriations de la cale et de la dunette, du nettoyage des chaudières et des machines, et d’avaries survenues à la mâture.

« Certainement, affirma le capitaine Fork, tout sera terminé à la fin de cette semaine, et nous n’aurons plus qu’à embarquer notre chargement… Ce sera un peu votre affaire, monsieur Kip…

— Je ne perdrai ni un jour ni une heure, capitaine, répondit le nouveau second, et mon regret est de ne pouvoir, dès maintenant, occuper ma cabine…

— Sans doute, répondit M. Fork, mais, vous le voyez, nous sommes livrés aux ouvriers, aux menuisiers, aux peintres. Ce ne sera pas trop d’une dizaine de jours pour qu’ils aient terminé leur besogne… Ni votre cabine ni la mienne ne sont en état de nous recevoir…

— Peu importe, après tout, capitaine, déclara Karl Kip. Je serai à bord au lever du soleil, et j’y resterai jusqu’au soir… Il ne dépendra pas de moi que le Skydnam ne soit prêt à la date du 24 ou du 25…

— C’est entendu, monsieur Kip, répondit le capitaine Fork. Je laisse donc le navire à vos soins, et, si vous avez besoin de moi, vous me trouverez le plus souvent aux bureaux de la maison Arnemniden. »

De cet arrangement il résultait que Karl Kip passait toutes ses journées à bord du steamer. De son côté, Pieter Kip chercherait à se créer des relations sur la place d’Hobart-Town. Il se proposait de rendre visite aux principaux négociants avec la référence de M. Hawkins. Autant de bonnes semences, qui assureraient sans doute la récolte de l’avenir.

Cependant l’affaire des révoltés du James-Cook suivait son cours. L’instruction, confiée au rapporteur du Conseil, s’effectuait selon les règlements spéciaux du code maritime.

Enfermé dans la prison du port avec Len Cannon, Flig Balt n’avait point été mis au secret. Il communiquait librement avec les autres détenus. Du reste, cette prison ne servait qu’aux matelots arrêtés soit pour insubordination, soit pour délits de droit commun. En outre on y bloquait pour la nuit les marins en état d’ivresse, les batailleurs ramassés par les rues ou dans les tavernes de ce quartier, non moins bruyant, non moins troublé que celui de Dunedin, où Vin Mod recruta Len Cannon et ses camarades.

Ceux-ci, d’ailleurs, Sexton, Kyle, Bryce, quelque désir qu’ils en eussent, n’avaient pas encore quitté Hobart-Town. Il leur répugnait de partir en laissant Len Cannon aux mains de la justice sous une grave inculpation. Or, précisément, s’ils étaient cités comme témoins dans l’affaire du James-Cook, Vin Mod entendait leur dicter quelque bon témoignage au dernier moment. Il les rencontrait chaque jour, car ils avaient pris logement aux Fresh-Fishs, un affreux « tap » où Vin Mod, on le sait, était descendu sous son véritable nom. Celui-ci, lorsque les trois matelots auraient mangé et surtout bu la paye touchée à l’arrivée du brick, interviendrait, les tirerait d’embarras, et, déjà même, il avait répondu pour eux au patron de l’auberge. Aussi Sexton, Kyle et Bryce ne se préoccupaient-ils pas d’obtenir un embarquement.

« Attendez… attendez !… leur répétait Vin Mod. Rien ne presse… Que diable !… l’ami Balt vous fera venir comme témoins et nous clorons le bec à ceux qui voudront le charger, lui et votre camarade Len Cannon !… Est-ce que ce n’était pas notre droit de renvoyer ce damné Hollandais à sa cabine de passager… de rendre le commandement du brick au brave Anglais qui en était le capitaine ?… Si… n’est-ce pas ?… Eh bien, c’est ce qu’a voulu faire Flig Balt, et on le condamnerait pour cela !… C’est ce qu’a voulu faire Len Cannon… c’est ce que nous voulions tous faire !… Croyez-moi, les amis, notre ancien maître d’équipage sera acquitté, et Len Cannon sortira de prison en même temps que lui !…

— Mais, observait Bryce, est-ce qu’il n’y a pas danger qu’on nous arrête… qu’on nous loge à la même enseigne que Len Cannon ?…

— Non, déclarait Vin Mod, vous êtes des témoins… rien que des témoins… et lorsque Len Cannon embarquera pour retourner en Nouvelle-Zélande ou ailleurs, vous embarquerez ensemble… C’est moi qui vous trouverai un navire… un bon… en compagnie de l’ami Balt… et nous réussirons peut-être mieux qu’à bord du James-Cook ! »

C’est ainsi que Vin Mod retenait à Hobart-Town les camarades de Len Cannon, peut-être avec l’idée qu’ils auraient un rôle à jouer dans ce procès dont il voulait tirer un acquittement au profit du maître d’équipage.

Tandis qu’il préparait ses sourdes menées, qui, si elles réussissaient, devaient perdre les frères Kip, ceux-ci, ne soupçonnant rien, étaient tout à leurs affaires.

Le chargement du Skydnam s’opérait méthodiquement sous la direction du second, les réparations suivaient leur cours avec l’aide des ouvriers du port, et le départ s’effectuerait à la date fixée.

La maison Arnemniden ne pouvait qu’apprécier le zèle et l’intelligence de l’officier dont elle avait fait choix. Le capitaine Fork ne marchandait pas ses éloges, après avoir reconnu que Karl Kip possédait une complète entente de ces détails si compliqués du bord qui regardent le second. Aussi quelles félicitations, quels remerciements M. Hawkins recevait à ce propos !

« Et pourvu que votre protégé soit habile manœuvrier, lui dit un jour le capitaine Fork, je le proclame un marin accompli…

— N’en doutez pas, capitaine, répondit l’armateur, n’en doutez pas !… Est-ce que nous ne l’avons pas jugé à bord du James-Cook ?… Est-ce qu’il n’a pas fait ses preuves, quand il a pris de lui-même, par instinct, le commandement de notre navire ?… Est-ce que j’ai eu à me repentir un instant de l’avoir nommé à la place de ce misérable Flig Balt qui nous avait mis en perdition ?… Oui… Karl Kip est un vrai marin !…

— Nous le verrons à l’œuvre, monsieur Hawkins, répondit le capitaine Fork, et, comme je n’en doute pas, si Karl Kip justifie pendant cette traversée la bonne opinion que nous avons de lui, la maison Arnemniden en tiendra compte, et son avenir est assuré…

— Oui, il la justifiera, déclara M. Hawkins d’un ton convaincu, il la justifiera ! »

On le voit, l’armateur était, non sans raison, tout acquis aux deux frères. Ce qu’il pensait de l’aîné, il le pensait du cadet, ayant reconnu chez Pieter Kip une remarquable entente des affaires commerciales. Aussi tenait-il pour certain qu’il replacerait sur un bon pied la maison de Groningue, grâce aux relations qui s’établiraient avec la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande.

On comprend de quels sentiments de gratitude les deux frères étaient animés envers M. Hawkins, qui leur rendait de tels services. Ils le voyaient le plus souvent possible, et, parfois, la journée achevée, s’asseyaient à sa table. Mme Hawkins partageait les sentiments sympathiques de son mari pour ces hommes d’intelligence et de cœur. Elle aimait à s’entretenir avec eux, à causer de leurs projets d’avenir. De temps en temps, Nat Gibson venait passer la soirée dans cette hospitalière maison. Il s’intéressait vivement aux démarches de Pieter Kip… Dans quelques jours, le Skydnam aurait pris la mer… L’année ne s’écoulerait pas sans qu’il fût de retour à Hobart-Town… Ce serait une satisfaction de se revoir…

« Et, disait M. Hawkins, c’est le capitaine Kip, commandant le Skydnam, que nous recevrons alors, et avec quel plaisir !… Oui !… le digne Fork a droit à sa retraite dès l’arrivée en Europe… Vous le remplacerez, Karl Kip, et, entre vos mains, le Skydnam sera ce qu’a été… ce qu’était le James-Cook ! »

Par malheur, ce nom évoquait toujours les plus tristes souvenirs. M. Hawkins, Nat Gibson, les deux frères, se revoyaient en Nouvelle-Irlande, à Port-Praslin, à Kerawara, au milieu de cette forêt où est tombé l’infortuné Gibson, devant ce modeste cimetière où reposait le capitaine.

Et, lorsque ce nom était prononcé, Nat pâlissait soudain. Tout son sang lui refluait au cœur, sa voix tremblait de colère, et il s’écriait :

« Mon père… mon pauvre père… tu ne seras donc pas vengé ! »

M. Hawkins essayait de calmer le jeune homme… Il fallait attendre les nouvelles qui arriveraient de l’archipel Bismarck par le premier courrier… M. Hamburg, M. Zieger auraient peut-être découvert les coupables… Il est vrai, les communications ne sont pas fréquentes entre la Tasmanie et la Nouvelle-Irlande… Qui sait si des mois ne s’écouleraient pas avant que l’on connût les résultats de l’enquête ?…

On était au 19 janvier. Dans quarante-huit heures, le procès des révoltés du James-Cook viendrait devant le Conseil, et, sans doute, à moins d’incidents imprévus, les débats seraient terminés le jour même…

Trois jours après, le Skydnam prendrait la mer, et les frères Kip auraient quitté Hobart-Town à destination de Hambourg.

Le lendemain, pendant l’après-midi, on aurait pu voir Vin Mod rôder autour de la prison du port. Assez agité, bien qu’il fût d’ordinaire très maître de lui, il marchait d’un pas rapide, évitant les regards, laissant échapper des lambeaux de phrases entrecoupés de gestes inquiets et qu’il eût été sans doute très intéressant d’entendre.

Qu’espérait-il donc en passant à plusieurs reprises devant la porte de la prison ?… Cherchait-il à s’y introduire pour rencontrer Flig Balt ?… Non ! il ne pouvait avoir cette idée, et, assurément, il lui serait impossible de franchir cette porte…

Était-il à supposer, d’autre part, qu’il parviendrait à apercevoir le maître d’équipage par quelque haute fenêtre du bâtiment dont le dernier étage dominait les murs d’enceinte ?… C’eût été improbable, à moins que, de son côté, Flig Balt, sachant que le procès devait venir le lendemain, n’eût cette pensée que Vin Mod tenterait de communiquer avec lui, n’importe par quel moyen… Et cela même n’était-il pas convenu d’avance, en raison d’un plan arrêté entre eux ?…

Mais, dans ces conditions, l’un dehors, l’autre dedans, tous deux en eussent été réduits à de simples signes pour correspondre, un mouvement de la tête, un geste de la main, et parviendraient-ils à se comprendre ?…

Quoi qu’il en soit, Vin Mod n’aperçut pas Flig Balt, et Flig Balt n’aperçut pas Vin Mod. Celui-ci, lorsque le soir arriva, après un dernier regard jeté au sombre édifice, revint lentement vers son auberge.

Et alors, toujours plongé dans ses réflexions, il se disait :

« Oui… c’est le seul moyen de le prévenir, et s’il échoue… Eh bien, après tout, je suis appelé comme témoin… je parlerai… et ce que Flig Balt ne dira peut-être pas… je le dirai, moi… oui !… je le dirai… et ils y passeront, les frères Kip !… »

Ce ne fut pas au tap des Fresh-Fishs que se rendit ce soir-là Vin Mod, mais à l’auberge du Great-Old-Man.

Il était sept heures. Une pluie fine et pénétrante tombait depuis midi. Le quartier se noyait dans une obscurité profonde que perçait à peine la lumière du gaz.

Vin Mod, sans avoir été vu, prit l’allée qui conduisait à sa chambre, monta l’escalier, se glissa sur le balcon, regarda à travers la fenêtre, dont les persiennes n’avaient pas été refermées.

Après avoir écouté, n’entendant aucun bruit à l’intérieur, il eut la certitude que la chambre était vide en ce moment.

Précisément, ce soir-là, Karl et Pieter Kip dînaient chez M. Hawkins, et ne devaient pas regagner leur logis avant dix ou onze heures.

Ainsi, Vin Mod était servi par les circonstances, le temps ne lui manquerait pas pour agir, et il ne courait point le risque d’être surpris.

Il revint donc dans sa chambre, et, ouvrant une armoire, en retira différents papiers, auxquels il joignit une certaine quantité de piastres, valant environ de trois à quatre livres malaises, puis le kriss avec lequel Flig Balt avait frappé le capitaine Gibson.

Quelques instants après, Vin Mod pénétrait dans le logement des deux frères, sans avoir eu à briser un carreau de la fenêtre, restée entrouverte.

Cette chambre, il en connaissait bien la disposition pour y avoir maintes fois plongé ses regards, lorsqu’il venait surprendre la conversation de Karl et de Pieter Kip. Il n’eut même pas besoin de s’éclairer, ce qui aurait pu le trahir. Il savait comment étaient rangés les meubles, où se trouvait placée sur un escabeau la valise qui avait été retirée de la Wilhelmina.

Cette valise, Vin Mod n’eut qu’à en desserrer les courroies. Après en avoir soulevé le linge qu’elle contenait, il y glissa les papiers, les piastres, le poignard, et la referma.

« C’est fait ! » murmura-t-il.

Il sortit par la fenêtre, dont il ramena les battants derrière lui, suivit le balcon et rentra dans sa chambre.

Un instant plus tard, Vin Mod redescendait l’escalier, atteignait la rue, et se dirigeait vers l’auberge des Fresh-Fishs, où devaient l’attendre Sexton, Kyle et Bryce.

Sept heures et demie sonnaient lorsqu’il pénétra dans la salle commune, où il rejoignit ses compagnons en train de boire…

Sexton et Bryce avaient déjà vidé un certain nombre de verres, wisky et gin. Ivres, non pas d’une ivresse bruyante et batailleuse, mais d’une ivresse morne et abêtie, ils eussent été incapables de comprendre ce que leur aurait dit Vin Mod, si celui-ci avait eu besoin d’eux.

Seul Kyle, prévenu sans doute, et avec lequel il s’entretenait plus volontiers d’habitude, avait à peine touché aux flacons déposés sur la table.

Aussi, lorsque Vin Mod parut dans la salle, il se leva pour aller à lui.

Vin Mod lui fit signe de ne pas bouger, et tous deux s’assirent l’un près de l’autre.

Il y avait là une vingtaine de buveurs, — presque tous matelots en bordée, attablés sous les lampes, au milieu d’une étouffante atmosphère.

À chaque moment, des entrées et des sorties de clients avinés. Il se faisait assez de tapage pour qu’il fût facile de se parler à l’oreille sans courir le risque d’être entendu. D’ailleurs, la table de Kyle occupait le plus sombre coin de la salle.

Voici ce que Vin Mod dit à son camarade, en se rapprochant de lui :

« Il y a déjà une heure que vous êtes ici ?…

— Oui… en t’attendant, comme il était convenu.

— Et les autres n’ont pas pu résister à l’envie de boire ?…

— Non… songe donc… une heure !…

— Et toi ?…

— Moi… j’ai seulement rempli mon verre, et il est encore plein…

— Tu ne t’en repentiras pas, Kyle, car j’ai besoin que tu aies toute ta tête…

— Je l’ai, Mod.

— Eh bien… si tu n’as pas bu, tu vas boire maintenant…

— À ta santé ! » répondit Kyle, qui saisit son verre et le porta à sa bouche.

Vin Mod, lui saisissant le bras, l’obligea à reposer le verre sur la table sans y avoir trempé ses lèvres.

— Non… mais je veux que tu fasses semblant de boire, et que tu aies l’air d’avoir trop bu…

— Et pourquoi, Mod ?…

— Parce que, feignant d’être ivre, tu vas te lever, parcourir la salle, chercher querelle aux uns et aux autres, menacer de tout casser, si bien que le tavernier appellera les agents afin qu’ils t’emmènent et te fourrent en prison…

— En prison ?… »

Et, vraiment, Kyle ne savait guère où Vin Mod voulait en venir. Feindre de boire, cela ne lui allait qu’à moitié, se faire mettre en prison pour tapage nocturne, cela ne lui allait pas du tout.

« Écoute, lui dit Vin Mod. J’ai besoin de toi pour une affaire… qui te rapportera gros, si tu réussis… si tu remplis adroitement ton rôle…

— Et rien à risquer ?…

— Peut-être quelques bourrades, plus cinq ou six livres à gagner…

— Cinq ou six livres ?… » répéta Kyle, très allumé par cette proposition.

Puis, montrant ses camarades :

« Et les autres ?… demanda-t-il.

— Rien pour eux, répondit Vin Mod. Tu les vois, ils ne sont pas plus en état de comprendre que d’agir ! »

En effet, aucun d’eux n’avait même reconnu Vin Mod, lorsque celui-ci était venu s’asseoir. Ils n’entendaient ni ne voyaient. Leurs bras soulevaient machinalement les verres et retombaient sur la table. Sexton murmurait d’incohérentes paroles d’ivrogne ou chantonnait quelque refrain de bord, en l’accompagnant de coups de poing lancés dans le vide. Bryce, la tête baissée, les épaules arrondies, les yeux à moitié clos, ne tarderait pas à s’endormir du sommeil de la brute.

Cependant le tapage grandissait, des cris, des appels d’un groupe à l’autre, et parfois des provocations à propos de rien.

Le tavernier, très habitué à ce genre de clientèle, allait et venait, versant à la ronde ses abominables boissons.

« Eh bien, reprit Kyle en s’approchant plus près encore de son interlocuteur, qu’y a-t-il ?…

— Il y a, répondit Vin Mod, que j’ai deux mots à faire dire à l’ami Flig Balt… et comme Flig Balt est en prison, il faut l’y rejoindre…

— Ce soir ?…

— Ce soir… parce que demain se réunit le Conseil et il serait trop tard. Aussi, pas de temps à perdre, et je compte que tu vas jouer l’ivrogne…

— Sans avoir bu…

— Sans avoir bu, Kyle. Cela ne sera pas difficile… Tu vas te lever… crier… hurler… t’en prendre aux autres buveurs… au besoin taper dessus…

— Et si j’attrape quelques mauvais coups au milieu de la bagarre…

— Je doublerai la somme », répondit Vin Mod.

Et cette réponse sembla lever toutes les hésitations de Kyle, qui n’en était pas à une bourrade près. Il ne fit qu’une réflexion, celle-ci :

« S’il est nécessaire de communiquer avec Flig Balt, pourquoi est-ce moi, et non toi, qui cherche à le rejoindre ?…

— Pas tant de mots, Kyle !… répliqua Vin Mod qui commençait à s’impatienter. J’ai besoin d’être libre… d’être là quand on jugera Flig Balt… Une fois en prison, on en a pour vingt-quatre heures au moins, et, je te le répète, il importe que je sois là… »

Et, comme dernier argument, Vin Mod, fouillant la poche de sa vareuse, en tira une livre et la glissa dans la main du matelot.

« Comme acompte…, dit-il, le reste dès que tu seras relâché…

— Et… lorsque j’aurai été relâché… je te retrouverai…

— Ici… chaque soir.

— Convenu, répondit Kyle. Maintenant, un verre de gin pour me mettre en train… Je n’en ferai que mieux l’ivrogne ! »

Il leva son verre rempli de la brûlante et corrosive liqueur et le vida d’un trait.

« Il est temps, reprit alors Vin Mod, et écoute bien… Ce que j’ai à dire à Flig Balt, j’aurais pu l’écrire… un bout de papier que tu lui aurais remis de ma part… Mais, si on le trouvait sur toi, l’affaire serait manquée… D’ailleurs, quelques mots suffiront et tu les retiendras… Dès que les policemen t’auront fourré en prison, tâche de rencontrer Flig Balt… Si tu n’y parvenais pas ce soir, que ce soit demain avant qu’on vienne le chercher pour le conduire au Conseil…

— C’est entendu, Mod, répondit Kyle, et que lui dirai-je de ta part ?…

— Tu lui diras… que l’affaire est faite… et qu’il peut accuser hardiment.

— Qui ?…

— Il le sait !…

— Bon… et pas autre chose ?…

— Pas autre chose…

— Bien, Mod, répondit Kyle, et me voici, cette fois, ivre comme le plus ivrogne des sujets de la Reine ! »

Kyle se leva, titubant, tombant, s’accrochant aux tables. Il menaçait les buveurs, qui lui répondaient par de vigoureuses poussées. Il injuriait le tavernier qui lui refusait à boire, et, d’un coup de tête en pleine poitrine, il l’envoya rouler jusque dans la rue à travers la porte à demi entrouverte.

Le tavernier, hors de lui — et de chez lui — appela à l’aide. Deux ou trois policemen accoururent, se jetèrent sur Kyle, qui n’opposa d’ailleurs qu’une faible résistance pour éviter les coups. Finalement, il fut appréhendé, maintenu, puis conduit au milieu des clameurs de la rue et enfermé dans la prison du port.

Vin Mod l’avait suivi, et, après s’être assuré par lui-même que les portes s’étaient refermées sur Kyle, il revint au tap des Fresh-Fishs.