Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/X/07


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 562-566).

VII

Ilioucha

Le médecin sortait de l’izba emmitouflé dans sa pelisse et sa casquette sur la tête. Il avait l’air presque irrité et dégoûté ; on eût dit qu’il craignait de se salir. Il parcourut des yeux le vestibule, jeta un regard sévère à Kolia et à Aliocha ; celui-ci fit signe au cocher, qui avança la voiture. Le capitaine sortit précipitamment derrière le praticien et, courbant le dos, s’excusant presque, l’arrêta pour un dernier mot. Le pauvre homme avait l’air accablé, le regard plein d’effroi.

« Est-ce possible, Excellence, est-ce possible ?… commença-t-il sans achever, se bornant à joindre les mains dans son désespoir, bien que son regard implorât encore le médecin, comme si vraiment un mot de celui-ci pouvait changer le sort du pauvre enfant.

— Que faire ! Je ne suis pas le bon Dieu, répondit le docteur d’un ton négligent, bien que grave par habitude.

— Docteur… Excellence… et ce sera bientôt, bientôt ?

— Attendez-vous à tout, répondit le médecin en martelant les mots et, baissant les yeux, il se préparait à franchir le seuil pour monter en voiture, quand le capitaine effrayé l’arrêta une seconde fois.

— Excellence, au nom du Christ ! Excellence !… est-ce que vraiment il n’y a rien, rien qui puisse le sauver, maintenant ?

— Cela ne dé-pend pas de moi, grommela le docteur impatient, et pourtant, hum ! — il s’arrêta tout à coup — si, par exemple, vous pouviez… en-voyer… votre patient… sans tarder davantage (le docteur prononça ces derniers mots presque avec colère, au point que le capitaine tressaillit) à Sy-ra-cu-se, alors… par suite des nouvelles conditions cli-ma-té-ri-ques fa-vo-ra-bles… il pourrait peut-être se produire…

— À Syracuse ! s’exclama le capitaine, comme s’il ne comprenait pas encore.

— Syracuse, c’est en Sicile », expliqua Kolia à haute voix.

Le docteur le regarda.

« En Sicile ! dit le capitaine, effaré. Mais votre Excellence a vu… » — Il joignit les mains en montrant son intérieur. — « Et la maman, et la famille ?

— Non, votre famille n’irait pas en Sicile, mais au Caucase, dès le printemps… et après que votre épouse aurait pris les eaux au Caucase, pour guérir ses rhumatismes… il faudrait l’envoyer immédiatement à Paris, dans la clinique de l’a-lié-niste Le-pel-le-tier, pour qui je pourrais vous donner un mot… Et alors… il pourrait peut-être se produire…

— Docteur, docteur, vous voyez… »

Le capitaine étendit de nouveau les bras, en montrant, dans son désespoir, les poutres nues qui formaient le mur du vestibule.

« Mais ceci ne me regarde pas, déclara en souriant le praticien, je vous ai dit seulement ce que pouvait répondre la science à votre questions sur les derniers moyens. Le reste… à mon vif regret…

— N’ayez crainte, « guérisseur », mon chien ne vous mordra pas », dit tout haut Kolia, remarquant que le médecin regardait avec quelque inquiétude Carillon qui se tenait sur le seuil.

Une note courroucée résonnait dans sa voix. Comme il le déclara ensuite, c’était exprès et « pour insulter » le docteur qu’il l’avait appelé « guérisseur ».

« Qu’est-ce à dire ? fit le docteur en fixant Kolia avec surprise. Qui est-ce ? insista-t-il en s’adressant à Aliocha, comme pour lui demander compte.

— C’est le maître de Carillon, guérisseur ; ne vous inquiétez pas de ma personnalité.

— Carillon ? répéta le docteur qui n’avait pas compris.

— Adieu, guérisseur, nous nous reverrons à Syracuse.

— Mais qui est-ce, qui est-ce donc ? fit le docteur exaspéré.

— C’est un écolier, docteur, un polisson, ne faites pas attention, dit vivement Aliocha en fronçant les sourcils. Kolia, taisez-vous ! Ne faites pas attention, répéta-t-il avec quelque impatience.

— Il faut le fouetter, le fouetter, dit le docteur furieux et trépignant.

— Savez-vous, guérisseur, que Carillon pourrait bien vous mordre ! jeta d’une voix tremblante Kolia tout pâle et les yeux étincelants. Ici, Carillon !

— Kolia, si vous dites encore un mot, je romps avec vous pour toujours ! cria impérieusement Aliocha.

— Guérisseur, il n’y a qu’un être au monde qui puisse commander à Nicolas Krassotkine ; le voici (il désigna Aliocha) ; je me soumets, adieu. »

Il ouvrit la porte, rentra dans la chambre. Carillon s’élança à sa suite. Le docteur, demeuré une seconde comme pétrifié, regarda Aliocha, cracha, cria : « C’est intolérable ! » Le capitaine se précipita pour l’aider. Aliocha rentra à son tour. Kolia était déjà au chevet d’Ilioucha. Le malade le tenait par la main et appelait son père. Le capitaine revint bientôt.

« Papa, papa, viens ici… nous… » murmura Ilioucha surexcité, mais, n’ayant pas la force de continuer, il tendit en avant ses bras amaigris, les passa autour de Kolia et de son père qu’il réunit dans la même étreinte en se serrant contre eux.

Le capitaine fut secoué de sanglots silencieux ; Kolia était près de pleurer.

« Papa, papa, comme tu me fais de la peine, papa ! gémit Ilioucha.

— Ilioucha… mon chéri… le docteur a dit… tu guériras… nous serons heureux.

— Ah, papa, je sais bien ce que le nouveau docteur t’a dit à mon sujet… J’ai vu ! » s’exclama Ilioucha.

Il les serra de nouveau de toutes ses forces contre lui, en cachant sa figure sur l’épaule de son père.

« Papa, ne pleure pas… Quand je serai mort, prends un bon garçon, un autre ; choisis le meilleur d’entre eux, appelle-le Ilioucha et aime-le à ma place.

— Tais-toi, vieux, tu guériras ! cria Krassotkine, d’un ton bourru.

— Quant à moi, papa, ne m’oublie jamais, continua Ilioucha. Viens sur ma tombe… sais-tu, papa, enterre-moi près de notre grande pierre, là où nous allions nous promener, et va là-bas le soir, avec Krassotkine et Carillon… Et moi, je vous attendrai… Papa, papa ! »

Sa voix s’étrangla ; tous trois se tinrent enlacés sans parler. Nina pleurait doucement dans son fauteuil, et tout à coup, en les voyant tous pleurer, la maman fondit en larmes.

« Ilioucha ! Ilioucha ! » s’écria-t-elle.

Krassotkine se dégagea des bras d’Ilioucha.

« Adieu, vieux, ma mère m’attend pour déjeuner, dit-il rapidement. Quel dommage que je ne l’aie pas prévenue ! Elle sera très inquiète. Mais après déjeuner je reviendrai te voir, je resterai jusqu’à ce soir, j’en aurai long à te raconter. Et j’amènerai Carillon ; maintenant je l’emmène, parce que sans moi il se mettrait à hurler et te gênerait. Au revoir ! »

Il courut dans le vestibule. Il ne voulait pas pleurer mais ne put s’en empêcher. C’est dans cet état que le trouva Aliocha.

« Kolia, il vous faut tenir parole et venir, sinon il éprouvera un violent chagrin, dit-il avec insistance.

— Certainement ! Oh ! que je m’en veux de n’être pas venu plus tôt ! » murmura Kolia en pleurant sans nulle confusion.

À ce moment le capitaine surgit et referma aussitôt la porte derrière lui. Il avait l’air égaré, ses lèvres tremblaient. Il s’arrêta devant les deux jeunes gens, leva les bras en l’air.

« Je ne veux pas de bon garçon, je n’en veux pas d’autre ! murmura-t-il d’un ton farouche, en grinçant des dents : Si je t’oublie, Jérusalem, que ma langue soit attachée… »

Il n’acheva pas, la voix parut lui manquer, et il se laissa tomber devant un banc de bois. La tête serrée dans ses poings, il se mit à sangloter en gémissant, mais doucement, pour que ses plaintes ne fussent pas entendues dans l’izba. Kolia se précipita dans la rue.

« Adieu, Karamazov. Vous viendrez aussi ? demanda-t-il d’un air brusque à Aliocha.

— Ce soir sans faute.

— Qu’a-t-il dit au sujet de Jérusalem ?… Qu’est-ce encore ?

— C’est tiré de la Bible. Si je t’oublie, Jérusalem[1], c’est-à-dire, si j’oublie ce que j’ai de plus précieux, si je le change, alors que je sois frappé…

— Je comprends, ça suffit ! Venez aussi. Ici, Carillon ! » cria-t-il rageusement à son chien, et il s’éloigna à grands pas.

  1. Psaume CXXXVII, 5, 6.