Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/XI/01


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 567-575).

I

Chez Grouchegnka

Aliocha se rendait place de l’Église chez Grouchegnka, qui, le matin même, lui avait dépêché Fénia pour le prier instamment de venir. En questionnant cette fille, Aliocha apprit que sa maîtresse se trouvait depuis la veille dans une grande agitation. Durant les deux mois qui avaient suivi l’arrestation de son frère, il était souvent venu dans la maison Morozov, tant de son propre mouvement que de la part de Mitia. Trois jours après le drame, Grouchegnka était tombée gravement malade et avait gardé le lit près de cinq semaines, dont une entière sans connaissance. Elle avait beaucoup changé, maigri, jauni, bien qu’elle pût sortir depuis une quinzaine. Mais aux yeux d’Aliocha ses traits étaient devenus plus séduisants, et il aimait en l’abordant à rencontrer son regard. Ses yeux avaient pris une nuance résolue ; une décision calme, mais inflexible, se manifestait dans tout son être. Entre les sourcils s’était creusée une petite ride verticale qui donnait à son gracieux visage une expression concentrée, presque sévère au premier abord. Nulle trace de la frivolité de naguère. Aliocha s’étonnait que Grouchegnka eût conservé sa gaieté d’autrefois, malgré le malheur qui l’avait frappée — elle qui s’était fiancée à un homme pour le voir arrêter presque aussitôt sous l’inculpation d’un crime horrible —, malgré la maladie, malgré la menace d’une condamnation presque certaine. Dans ses yeux jadis fiers, une sorte de douceur brillait maintenant, mais ils avaient parfois une lueur mauvaise, quand elle était reprise d’une ancienne inquiétude, qui, loin de s’apaiser, grandissait dans son cœur. C’était au sujet de Catherine Ivanovna, dont elle parlait même dans le délire, durant sa maladie. Aliocha comprenait qu’elle était jalouse, bien que Catherine n’eût pas une seule fois visité Mitia dans sa prison, comme elle aurait pu le faire. Tout cela embarrassait Aliocha, car c’est à lui seul que Grouchegnka se confiait, demandait sans cesse conseil ; parfois il ne savait que lui dire.

Il arriva chez elle préoccupé. Elle était revenue de la prison depuis une demi-heure, et rien qu’à la vivacité avec laquelle elle se leva à son entrée, il conclut qu’elle l’attendait avec impatience. Il y avait sur la table un jeu de cartes, et sur le divan de cuir arrangé en lit était à demi étendu Maximov, malade, affaibli, mais souriant. Ce vieillard sans gîte, revenu deux mois auparavant de Mokroïé avec Grouchegnka, ne l’avait pas quittée depuis lors. Après le trajet sous la pluie et dans la boue, transi de froid et de peur, il s’était assis sur le divan, la regardant en silence avec un sourire qui implorait. Grouchegnka, accablée de chagrin et déjà en proie à la fièvre, l’oublia presque au début, absorbée par d’autres soucis ; tout à coup, elle le regarda fixement ; il eut un rire piteux, embarrassé. Elle appela Fénia et lui fit servir à manger. Il garda toute la journée une quasi-immobilité. Lorsque, à la nuit tombante, Fénia ferma les volets, elle demanda à sa maîtresse :

« Alors, madame, ce monsieur va rester à coucher ?

— Oui, prépare-lui un lit sur le divan », répondit Grouchegnka.

En le questionnant, elle apprit qu’il ne savait où aller :

« M. Kalganov, mon bienfaiteur, m’a déclaré franchement qu’il ne me recevrait plus, et m’a donné cinq roubles.

— Eh bien, tant pis, reste ! » décida Grouchegnka dans son chagrin, en lui souriant avec compassion.

Le vieillard fut remué par ce sourire : ses lèvres tremblèrent d’émotion. C’est ainsi qu’il resta chez elle en qualité de parasite errant. Même durant la maladie de Grouchegnka, il ne quitta pas la maison. Fénia et la vieille cuisinière, sa grand-mère, ne le chassèrent pas, mais continuèrent de le nourrir et de lui faire son lit sur le divan. Par la suite, Grouchegnka s’habitua même à lui, et en revenant de voir Mitia (qu’elle visitait, à peine remise), elle se mettait à causer de bagatelles avec « Maximouchka », pour oublier son chagrin. Il se trouva que le vieux avait un certain talent de conteur, de sorte qu’il lui devint même nécessaire. À part Aliocha, qui ne restait d’ailleurs jamais longtemps, Grouchegnka ne recevait presque personne. Quant au vieux marchand Samsonov, il était alors gravement malade, « s’en allait », comme on disait en ville ; il mourut en effet huit jours après le jugement de Mitia. Trois semaines avant sa mort, sentant venir la fin, il appela auprès de lui ses fils avec leur famille et leur ordonna de ne plus le quitter. À partir de ce moment, il enjoignit expressément aux domestiques de ne pas recevoir Grouchegnka et, si elle se présentait, de dire qu’« il lui souhaitait de vivre longtemps heureuse et de l’oublier tout à fait ». Grouchegnka envoyait pourtant presque tous les jours demander de ses nouvelles.

« Te voilà enfin ! s’écria-t-elle en jetant les cartes et en accueillant Aliocha avec joie. Maximouchka m’effrayait en disant que tu ne viendrais plus. Ah ! que j’ai besoin de toi ! Assieds-toi. Veux-tu du café ?

— Avec plaisir, dit Aliocha en s’asseyant ; j’ai grand-faim.

— Fénia, Fénia, du café ! Il est prêt depuis longtemps… Apporte aussi des petits pâtés chauds ! Sais-tu, Aliocha, j’ai eu une histoire aujourd’hui au sujet de ces pâtés. Je lui en ai porté en prison et croirais-tu qu’il les a refusés. Il en a même piétiné un. « Je vais les laisser au gardien, lui ai-je dit ; si tu n’en veux pas c’est que ta méchanceté te nourrit ! » Là-dessus je suis partie. Nous nous sommes encore querellés. C’est chaque fois la même chose. »

Grouchegnka parlait avec agitation. Maximov eut un sourire timide et baissa les yeux.

« À quel propos aujourd’hui ? demanda Aliocha.

— Je ne m’y attendais pas du tout. Figure-toi qu’il est jaloux de mon « ancien ». « Pourquoi lui donnes-tu de l’argent ? m’a-t-il dit. Tu t’es donc mise à l’entretenir ? » Il est jaloux du matin au soir. Une fois il l’était même de Kouzma, la semaine dernière.

— Mais il connaissait « l’ancien » ?

— Comment donc, il savait tout dès le début ! Aujourd’hui il m’a injuriée. J’ai honte de répéter ses paroles. L’imbécile ! Rakitka est arrivé comme je sortais. C’est peut-être lui qui l’excite. Qu’en penses-tu ? ajouta-t-elle d’un air distrait.

— Il t’aime beaucoup, et il est fort énervé.

— Comment ne le serait-il pas quand on le juge demain. J’étais justement allée le réconforter, car j’ai peur, Aliocha, de songer à ce qui arrivera demain ! Tu dis qu’il est énervé ? Et moi donc ! Et il parle du Polonais ! Quel imbécile ! Mais je crois qu’il n’est pas jaloux de Maximouchka.

— Mon épouse était aussi fort jalouse, fit remarquer Maximov.

— De toi !… dit Grouchegnka en riant malgré elle. Qui pouvait bien la rendre jalouse ?

— Les femmes de chambre.

— Tais-toi, Maximouchka ; je ne suis pas d’humeur à rire, la colère me prend. Ne lorgne pas les pâtés, tu n’en auras pas, cela te ferait mal. Il faut aussi soigner celui-là ; ma maison est devenue un hospice, ajouta-t-elle en souriant.

— Je ne mérite pas vos bienfaits, je suis insignifiant, larmoya Maximov. Prodiguez plutôt vos bontés à ceux qui sont plus nécessaires que moi.

— Eh ! Maximouchka, chacun est nécessaire, comment savoir qui l’est plus ou moins ? Si seulement ce Polonais n’existait pas ! Aliocha, lui aussi a imaginé de tomber malade, aujourd’hui. J’ai été le voir également. Je vais lui envoyer les petits pâtés ; je ne l’ai pas encore fait, mais puisque Mitia m’en accuse, je les enverrai maintenant exprès ! Ah ! voici Fénia avec une lettre. C’est cela, ce sont les Polonais qui demandent encore de l’argent ! »

Pan Musalowicz lui envoyait, en effet, une lettre fort longue, fort ampoulée, où il la priait de lui prêter trois roubles. Elle était accompagnée d’un reçu avec l’engagement de payer dans les trois mois ; la signature de pan Wrublewski y figurait aussi. Grouchegnka avait déjà reçu de son « ancien » beaucoup de lettres pareilles avec des reconnaissances de dette. Cela datait de sa convalescence, quinze jours auparavant. Elle savait que les deux panowie étaient pourtant venus prendre de ses nouvelles durant sa maladie. La première lettre, écrite sur une feuille de grand format, cachetée avec un sceau de famille, était longue et fort alambiquée, de sorte que Grouchegnka n’en lut que la moitié et la jeta sans y avoir rien compris. Elle se moquait bien des lettres à ce moment. Cette première lettre fut suivie le lendemain d’une seconde, où pan Musalowicz demandait de lui prêter deux mille roubles à court terme. Grouchegnka la laissa également sans réponse. Vinrent ensuite une série de missives, tout aussi prétentieuses, où la somme demandée diminuait graduellement, tombant à cent roubles, à vingt-cinq, à dix roubles ; enfin Grouchegnka reçut une lettre où les panowie mendiaient un rouble seulement, avec un reçu signé des deux. Prise soudain de pitié, elle se rendit au crépuscule chez le pan. Elle trouva les deux Polonais dans une misère noire, affamés, sans feu, sans cigarettes, devant de l’argent à leur logeuse. Les deux cents roubles gagnés à Mitia avaient vite disparu. Grouchegnka fut pourtant surprise d’être accueillie prétentieusement par les panowie, avec une étiquette majestueuse et des propos emphatiques. Elle ne fit qu’en rire, donna dix roubles à son « ancien », et raconta en riant la chose à Mitia qui ne montra aucune jalousie. Mais depuis lors, les panowie se cramponnaient à Grouchegnka, la bombardaient tous les jours de demandes d’argent, et chaque fois elle envoyait quelque chose. Et voilà qu’aujourd’hui Mitia s’était montré férocement jaloux !

« Comme une sotte, j’ai passé chez lui en allant voir Mitia, parce que lui aussi était malade, mon ancien pan, reprit Grouchegnka avec volubilité. Je raconte cela à Mitia en riant : « Imagine-toi, lui dis-je, que mon Polonais s’est mis à me chanter les chansons d’autrefois en s’accompagnant de la guitare ; il pense m’attendrir… » Alors Mitia s’est mis à m’injurier… Aussi vais-je envoyer des petits pâtés aux panowie. Fénia, donne trois roubles à la fillette qu’ils ont envoyée et une dizaine de pâtés dans du papier. Toi, Aliocha, tu raconteras cela à Mitia.

— Jamais de la vie ! dit Aliocha en souriant.

— Eh ! tu penses qu’il se tourmente ; c’est exprès qu’il fait le jaloux ; au fond, il s’en moque, proféra Grouchegnka avec amertume.

— Comment, exprès ?

— Que tu es naïf, Aliocha ! Tu n’y comprends rien, malgré tout ton esprit. Ce qui m’offense, ce n’est pas sa jalousie ; le contraire m’eût offensée. Je suis comme ça. J’admets la jalousie, étant moi-même jalouse. Mais ce qui m’offense, c’est qu’il ne m’aime pas du tout et me jalouse maintenant exprès. Suis-je aveugle ? Il se met à me parler de Katia, comme quoi elle a fait venir de Moscou un médecin réputé et le premier avocat de Pétersbourg pour le défendre. Il l’aime donc, puisqu’il fait son éloge en ma présence. Se sentant coupable envers moi, il me querelle et prend les devants pour m’accuser et rejeter les torts sur moi : « Tu as connu le Polonais avant moi ; il m’est donc permis d’avoir maintenant des relations avec Katia. » Voilà ce qui en est ! Il veut rejeter toute la faute sur moi. C’est exprès qu’il me querelle, te dis-je ; seulement je… »

Grouchegnka n’acheva pas ; elle se couvrit les yeux de son mouchoir et fondit en larmes.

« Il n’aime pas Catherine Ivanovna, dit avec fermeté Aliocha.

— Je saurai bientôt s’il l’aime ou non » fit-elle d’une voix menaçante.

Son visage s’altéra. Aliocha fut peiné de lui voir prendre soudain un air sombre, irrité.

« Assez de sottises ! Ce n’est pas pour ça que je t’ai fait venir. Mon cher Aliocha, que se passera-t-il demain ? Voilà ce qui me torture. Je suis la seule. Je vois que les autres n’y pensent guère, personne ne s’y intéresse. Y penses-tu au moins, toi ? C’est demain le jugement ! Que se passera-t-il, mon Dieu ? Et dire que c’est le laquais qui a tué ! Est-il possible qu’on le condamne à sa place et que personne ne prenne sa défense ? On n’a pas inquiété Smerdiakov ?

— On l’a interrogé rigoureusement, et tous ont conclu qu’il n’était pas coupable. Depuis cette crise, il est gravement malade.

— Seigneur mon Dieu ! Tu devrais aller chez cet avocat et lui conter l’affaire en particulier. Il paraît qu’on l’a fait venir de Pétersbourg pour trois mille roubles.

— Oui, c’est nous qui avons fourni la somme, Ivan, Catherine Ivanovna et moi. Elle a fait venir, elle seule, le médecin, pour deux mille roubles. L’avocat Fétioukovitch aurait exigé davantage, si cette affaire n’avait eu du retentissement dans toute la Russie ; il a donc bien voulu s’en charger plutôt pour la gloire. Je l’ai vu hier.

— Eh bien, tu lui as parlé ?

— Il m’a écouté sans rien dire. Son opinion est déjà faite, m’a-t-il affirmé. Pourtant il a promis de prendre mes paroles en considération.

— Comment, en considération ! Ah ! les coquins ! Ils le perdront. Et le docteur, pourquoi l’a-t-elle fait venir ?

— Comme expert. On veut établir que Mitia est fou et qu’il a tué dans un accès de démence, répondit Aliocha avec un sourire triste, mais mon frère n’y consentira pas.

— Ce serait vrai, s’il avait tué ! Il était fou, alors, complètement fou, et c’est ma faute à moi, misérable ! Mais ce n’est pas lui. Et tout le monde prétend que c’est lui, l’assassin. Même Fénia a déposé de façon qu’il paraît coupable. Et dans la boutique, et ce fonctionnaire, et au cabaret où on l’avait entendu auparavant, tous l’accusent.

— Oui, les dépositions se sont multipliées, fit remarquer Aliocha d’un air morne.

— Et Grigori Vassilitch persiste à dire que la porte était ouverte, il prétend l’avoir vue, on ne l’en fera pas démordre ; je suis allée le voir, je lui ai parlé. Il m’a même injuriée.

— Oui, c’est peut-être la plus grave déposition contre mon frère, dit Aliocha.

— Quant à la folie de Mitia, elle ne l’a toujours pas quitté, commença Grouchegnka d’un air préoccupé, mystérieux. Sais-tu, Aliocha, il y a longtemps que je voulais te le dire : je vais le voir tous les jours et je suis très perplexe. Dis-moi, qu’en penses-tu : de quoi parle-t-il toujours, à présent ? Je n’y comprenais rien, je pensais que c’était quelque chose de profond, au-dessus de ma portée, à moi, sotte, mais voilà qu’il me parle d’un « petiot » : « Pourquoi est-il pauvre, le petiot ? C’est à cause de lui que je vais maintenant en Sibérie. Je n’ai pas tué, mais il faut que j’aille en Sibérie ! » De quoi s’agit-il, qu’est-ce que ce « petiot » ? Je n’y ai rien compris. Seulement je me suis mise à pleurer, tant il parlait bien ; nous pleurions tous les deux, il m’a embrassée, et a fait sur moi le signe de la croix. Qu’est-ce que cela signifie, Aliocha, quel est ce « petiot » ?

— Rakitine a pris l’habitude de le visiter, répondit Aliocha en souriant. Mais non, cela ne vient pas de Rakitine. Je ne l’ai pas vu hier, j’irai aujourd’hui.

— Non, ce n’est pas Rakitka, c’est Ivan Fiodorovitch qui le tourmente, il va le voir… »

Grouchegnka s’interrompit brusquement. Aliocha la regarda, stupéfait.

« Comment ? Ivan va le voir ? Mitia m’a dit lui-même qu’il n’était jamais venu.

— Eh bien, eh bien ! Voilà comme je suis ! J’ai bavardé, s’écria Grouchegnka, rouge de confusion. Enfin, Aliocha, n’en parle pas ; puisque j’ai commencé, je vais te dire toute la vérité ; Ivan est allé deux fois le voir : la première, aussitôt arrivé de Moscou ; la seconde il y a huit jours. Il a défendu à Mitia d’en parler, il venait en cachette. »

Aliocha demeurait plongé dans ses réflexions. Cette nouvelle l’avait fort impressionné.

« Ivan ne m’a pas parlé de l’affaire de Mitia ; en général, il a très peu causé avec moi ; quand j’allais le voir, il paraissait toujours mécontent, de sorte que je ne vais plus chez lui depuis trois semaines. Hum… s’il l’a vu, il y a huit jours… Il s’est produit, en effet, un changement chez Mitia depuis une semaine…

— Oui, dit vivement Grouchegnka ; ils ont un secret, Mitia lui-même m’en a parlé, et un secret qui le tourmente. Auparavant il était gai, il l’est encore maintenant, seulement, vois-tu, quand il commence à remuer la tête, à marcher de long en large, à se tirailler les cheveux à la tempe, je sais qu’il est agité… j’en suis sûre !… Autrement, il était gai encore aujourd’hui.

— Agité, dis-tu ?

— Oui, tantôt gai, tantôt agité. Vraiment, Aliocha, il me surprend ; avec un tel sort en perspective, il lui arrive d’éclater de rire pour des bagatelles ; on dirait un enfant.

— Est-il vrai qu’il t’ait défendu de me parler d’Ivan ?

— Oui, c’est toi surtout qu’il craint, Mitia. Car il y a là un secret, lui-même me l’a dit… Aliocha, mon cher, tâche de savoir quel est ce secret et viens me le dire, afin que je connaisse enfin mon maudit sort ! C’est pour ça que je t’ai fait venir aujourd’hui.

— Tu penses que cela te concerne ? Mais alors il ne t’en aurait pas parlé !

— Je ne sais. Peut-être n’ose-t-il pas me le dire. Il me prévient. Le fait est qu’il a un secret.

— Mais toi-même, qu’en penses-tu ?

— Je pense que tout est fini pour moi. Ils sont trois ligués contre moi, Katia fait partie du complot, c’est d’elle que tout vient. Mitia me prévient par allusion. Il songe à m’abandonner, voilà tout le secret. Ils ont imaginé cela tous les trois, Mitia, Katia et Ivan Fiodorovitch. Il m’a dit, il y a huit jours, qu’Ivan est amoureux de Katia ; voilà pourquoi il va si souvent chez elle. Aliocha, est-ce vrai ou non ? Réponds-moi en conscience.

— Je ne te mentirai pas. Ivan n’aime pas Catherine Ivanovna.

— Eh bien, c’est ce que j’ai tout de suite pensé ! Il ment effrontément. Et il fait maintenant le jaloux pour pouvoir m’accuser ensuite. Mais c’est un imbécile, il ne sait pas dissimuler, il est trop franc… Il me le paiera ! « Tu crois que j’ai tué ! » Voilà ce qu’il ose me reprocher ! Que Dieu lui pardonne ! Attends, cette Katia aura affaire à moi au tribunal ! Je parlerai… Je dirai tout ! »

Elle se mit à pleurer.

« Voilà ce que je puis t’affirmer, Grouchegnka, dit Aliocha en se levant : d’abord, il t’aime, il t’aime plus que tout au monde, et toi seule, crois-moi, j’en suis sûr. Ensuite, je t’avoue que je n’irai pas lui arracher son secret, mais s’il me le dit, je le préviendrai que j’ai promis de t’en faire part. Dans ce cas, je reviendrai te le dire aujourd’hui. Seulement… il me semble que Catherine Ivanovna n’a rien à voir là-dedans, ce secret doit sûrement se rapporter à autre chose. En attendant, adieu ! »

Aliocha lui serra la main. Grouchegnka pleurait toujours. Il voyait bien qu’elle ne croyait guère à ses consolations ; néanmoins, cette effusion l’avait soulagée. Cela lui faisait de la peine de la laisser dans cet état, mais il était pressé, ayant encore beaucoup à faire.