Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/X/01


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 517-521).

I

Kolia Krassotkine

Nous sommes aux premiers jours de novembre, par onze degrés de froid et temps de verglas. Pendant la nuit, il est tombé un peu de neige, que le vent « sec et piquant » soulève et balaie à travers les rues mornes de notre petite ville, surtout sur la place du marché. Il fait sombre ce matin, mais la neige a cessé. Non loin de la place, près de la boutique des Plotnikov, se trouve la petite maison, fort proprette tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, de Mme Krassotkine, veuve d’un fonctionnaire. Il y aura bientôt quatorze ans que le secrétaire de gouvernement[1] Krassotkine est mort, mais sa veuve, encore gentille et dans la trentaine, vit de ses rentes dans sa maisonnette. Douce et gaie, elle mène une existence modeste mais digne. Restée veuve à dix-huit ans, avec un fils qui venait de naître, elle se consacra tout entière à l’éducation de Kolia[2]. Elle l’aimait aveuglément, mais l’enfant lui causa certainement plus de peines que de joies car elle vivait dans la crainte perpétuelle de le voir tomber malade, prendre froid, polissonner, se blesser en jouant, etc. Lorsque Kolia alla au collège, sa mère se mit à étudier toutes les matières, afin de l’aider à faire ses devoirs ; elle lia connaissance avec les professeurs et leurs femmes, cajola même les camarades de son fils, pour éviter qu’on se moquât de lui ou qu’on le battît. Ce fut au point que les écoliers commencèrent vraiment à se moquer de Kolia, à taquiner « le petit chéri à sa maman ». Mais le garçon sut se faire respecter. Il était hardi et passa bientôt en classe pour « rudement fort », avec cela adroit, de caractère opiniâtre, d’esprit audacieux et entreprenant. C’était un bon élève ; le bruit courait même que pour l’arithmétique et l’histoire universelle il damait le pion à son maître Dardanélov. Mais Kolia, tout en affectant un air de supériorité, était bon camarade et pas fier. Il acceptait comme dû le respect des écoliers et observait envers eux une attitude amicale. Il avait surtout le sens de la mesure, savait se retenir à l’occasion, et ne dépassait jamais à l’égard des professeurs la dernière limite au-delà de laquelle l’espièglerie, devenant du désordre et de l’insubordination, ne saurait être tolérée. Cependant il était toujours prêt à polissonner comme le dernier des gamins, quand l’occasion s’en présentait, ou plutôt à faire le malin, à épater la galerie. Rempli d’amour-propre, il avait su prendre de l’ascendant jusque sur sa mère, qui subissait depuis longtemps son despotisme. Seule l’idée que son fils l’aimait peu lui était insupportable : Kolia lui paraissait toujours « insensible » envers elle et parfois dans une crise de larmes elle lui reprochait sa froideur. Le garçon n’aimait pas cela, et plus on exigeait de lui des effusions, plus il s’y dérobait. C’était là d’ailleurs un effet de son caractère et non de sa volonté. Sa mère se trompait ; il la chérissait, seulement il détestait « les tendresses de veau », comme il disait dans son langage d’écolier. Son père ayant laissé une bibliothèque, Kolia, qui adorait la lecture, restait parfois, à la grande surprise de sa mère, plongé des heures entières dans les livres, au lieu d’aller jouer. Il lut ainsi des choses au-dessus de son âge. Dans les derniers temps ses polissonneries — sans être perverses — épouvantaient sa mère par leur extravagance. Durant les vacances, en juillet, la mère et le fils allèrent passer huit jours chez une parente dont le mari était employé de chemin de fer à la gare la plus rapprochée de notre ville. (C’est là, à soixante-dix verstes, qu’Ivan Fiodorovitch Karamazov avait pris le train pour Moscou, un mois auparavant.) Kolia commença par examiner en détail le chemin de fer et son fonctionnement, afin de pouvoir ensuite éblouir ses camarades par ses nouvelles connaissances. En même temps, il se lia avec six ou sept gamins du voisinage, âgés de douze à quinze ans, parmi lesquels deux venaient de notre ville. Ils polissonnaient en commun et bientôt la bande joyeuse eut l’idée de faire un pari vraiment stupide, dont l’enjeu était de deux roubles. Kolia, un des plus jeunes et par conséquent un peu dédaigné par les plus âgés, poussé par l’amour-propre ou la témérité, paria de rester couché entre les rails, sans bouger, pendant que le train de onze heures du soir passerait sur lui à toute vapeur. À vrai dire, un examen préalable lui avait permis de constater que la chose était faisable, qu’on pouvait réellement s’aplatir entre les rails sans être même effleuré par le train. Mais quelle minute pénible à passer ! Kolia jura partout qu’il le ferait. On commença par se moquer de lui, on le traita de fanfaron, ce qui l’excita davantage. Ces garçons de quinze ans se montraient vraiment par trop arrogants ; n’avaient-ils pas refusé d’abord de considérer ce « gosse » comme un camarade ! Offense intolérable. Par une nuit sans lune, on décida de se rendre à une verste de la gare, où le train roulerait déjà rapidement. À l’heure dite, Kolia se coucha entre les rails. Les cinq autres parieurs, le cœur défaillant, bientôt saisis d’effroi et de remords, attendaient dans les broussailles au bas du talus. Bientôt on entendit le train démarrer. Deux lanternes rouges brillèrent dans les ténèbres, le monstre approchait avec fracas. « Sauve-toi ! sauve-toi ! » crièrent-ils épouvantés. Trop tard, le train passa et disparut. Ils se précipitèrent vers Kolia qui gisait, inerte, se mirent à le secouer, à le soulever. Tout à coup il se redressa et déclara qu’il avait simulé un évanouissement pour leur faire peur. En réalité, il s’était évanoui pour de bon, comme lui-même l’avoua longtemps après à sa mère. De la sorte, sa renommée de « casse-cou » fut définitivement établie. Il revint à la maison blanc comme un linge. Le lendemain, il eut une fièvre nerveuse mais se montra très gai, très content. L’événement fut divulgué dans notre ville et parvint à la connaissance des autorités scolaires. La maman de Kolia les supplia de pardonner à son fils ; enfin un maître estimé et influent, Dardanélov, parla en sa faveur et eut gain de cause. L’affaire n’eut pas de suites. Ce Dardanélov, célibataire encore jeune, était depuis longtemps amoureux de Mme Krassotkine ; un an auparavant, le cœur plein d’appréhension, il s’était risqué à lui offrir sa main ; elle avait refusé, craignant de trahir son fils en convolant. Néanmoins certains indices permettaient au prétendant de rêver qu’il n’était pas foncièrement antipathique à cette veuve charmante, mais chaste et délicate à l’excès. La folle équipée de Kolia dut rompre la glace, car après l’intervention de Dardanélov on donna à entendre à celui-ci qu’il pouvait nourrir quelque espoir, mais comme il était lui-même un phénomène de pureté et de délicatesse, cet espoir lointain suffisait à son bonheur. Il aimait le jeune garçon, mais eût trouvé humiliant de vouloir l’amadouer ; il se montrait donc pour lui sévère et exigeant. Kolia lui-même tenait son maître à distance, préparait très bien ses devoirs, occupait la deuxième place, et toute la classe était persuadée que pour l’histoire universelle, il « damait le pion » à Dardanélov en personne. En effet, Kolia lui demanda une fois qui avait fondé Troie. À quoi le maître répondit par des considérations sur les peuples et leurs migrations, sur la nuit des temps, la Fable, mais ne put répondre à la question précise sur la fondation de Troie ; il la trouva même oiseuse. Les élèves demeurèrent convaincus que Dardanélov n’en savait rien. Kolia s’était renseigné là-dessus dans Smaragdov, qui figurait parmi les livres de son père. Finalement, tous s’intéressèrent à la fondation de Troie, mais Krassotkine garda son secret, et son prestige demeura intact.

Après l’incident du chemin de fer, il se produisit un changement dans l’attitude de Kolia envers sa mère. Lorsque Anne Fiodorovna apprit la prouesse de son fils, elle faillit en perdre la raison. Elle eut de violentes crises de nerfs durant plusieurs jours, si bien que Kolia, sérieusement effrayé, lui donna sa parole d’honneur de ne jamais recommencer pareilles polissonneries. Il le jura à genoux devant l’icône et sur la mémoire de son père, comme Mme Krassotkine l’exigeait ; l’émotion de cette scène fit pleurer l’« intrépide » Kolia comme un enfant de six ans : la mère et le fils passèrent la journée à se jeter dans les bras l’un de l’autre en versant des larmes. Le lendemain, Kolia se réveilla de nouveau « insensible », mais devint plus silencieux, plus modeste, plus réfléchi. Six semaines plus tard, il récidivait, et son nom alla jusqu’au juge de paix, mais cette fois il s’agissait d’une polissonnerie toute différente, ridicule même et stupide, commise par d’autres et où il n’était qu’impliqué. Nous en reparlerons. Sa mère continua à trembler et à se tourmenter, et l’espoir de Dardanélov grandissait dans la mesure de ses alarmes. Il faut noter que Kolia comprenait et devinait à cet égard Dardanélov et, bien entendu, le méprisait profondément pour ses « sentiments » ; auparavant, il avait même l’indélicatesse d’exprimer son mépris devant sa mère, en faisant des allusions vagues aux intentions du soupirant. Mais après l’incident du chemin de fer il changea aussi de conduite sur ce point : il ne se permit plus aucune allusion et parla avec plus de respect de Dardanélov devant sa mère, ce que la sensible Anne Fiodorovna comprit tout de suite avec une gratitude infinie ; au moindre mot sur Dardanélov dit en présence de Kolia, fût-ce par un étranger, elle devenait rouge comme une cerise. Dans ces moments-là Kolia regardait par la fenêtre d’un air maussade ou examinait l’état de ses chaussures, ou encore appelait rageusement « Carillon », un chien à longs poils, d’assez grande taille et laid, qu’il avait recueilli depuis un mois et gardait au secret, sans le montrer à ses camarades. Il le tyrannisait, lui enseignait différents tours, si bien que le pauvre animal hurlait quand son maître partait au collège et aboyait joyeusement à son retour, gambadait comme un fou, faisait le beau, le mort, etc., bref, montrait les tours qu’on lui avait appris, cela non au commandement, mais dans l’ardeur de son enthousiasme et de son attachement.

À propos, j’ai oublié de dire que Kolia Krassotkine était le garçon auquel Ilioucha, déjà connu du lecteur, fils du capitaine en retraite Sniéguiriov, avait donné un coup de canif en défendant son père que les écoliers tournaient en ridicule en l’appelant « torchon de fille ».

  1. Douzième classe de la hiérarchie.
  2. Diminutif de Nikolaï – Nicolas.