Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/X/02


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 521-526).

II

Les gosses

Donc, par cette matinée glaciale et brumeuse de novembre, le jeune Kolia Krassotkine restait à la maison. C’était dimanche, il n’y avait pas de classe. Mais onze heures venaient de sonner, il lui fallait à tout prix sortir « pour une affaire très importante » ; néanmoins il demeurait seul à garder la maison, car les grandes personnes avaient dû s’absenter par suite d’une circonstance extraordinaire. La veuve Krassotkine louait un logement de deux pièces, le seul de la maison, à la femme d’un médecin qui avait deux jeunes enfants. Cette dame était du même âge qu’Anne Fiodorovna et sa grande amie ; quant au praticien, parti pour Orenbourg, puis pour Tachkent, on était sans nouvelles de lui depuis six mois, de sorte que la délaissée eût passé son temps à pleurer si l’amitié de Mme Krassotkine n’avait pas adouci son chagrin. Pour comble d’infortune, l’unique servante de la doctoresse avait déclaré brusquement à sa maîtresse, durant la nuit, qu’elle se préparait à accoucher le matin. Il était presque miraculeux que personne n’eût remarqué la chose jusqu’alors. La doctoresse, stupéfaite, décida, pendant qu’il était encore temps, de transporter Catherine chez une sage-femme qui prenait des pensionnaires. Comme elle tenait fort à cette servante, elle mit aussitôt son projet à exécution et resta même auprès d’elle. Ensuite, le matin, il fallut recourir au concours et à l’aide de Mme Krassotkine, qui pouvait à cette occasion tenter une démarche et exercer une certaine protection. Ainsi les deux dames étaient absentes, la servante de Mme Krassotkine, Agathe, partie au marché, et Kolia se trouvait provisoirement le gardien des « mioches », le petit garçon et la fillette de la doctoresse, restés seuls. La garde de la maison n’effrayait pas Kolia, surtout avec Carillon ; celui-ci avait reçu l’ordre de se coucher sous un banc, dans le vestibule, « sans bouger », et chaque fois que son maître passait, il dressait la tête, frappait le plancher de sa queue d’un air suppliant, mais hélas ! aucun appel ne retentissait. Kolia lançait des regards sévères à l’infortuné caniche, qui retombait dans son immobilité complète. Mais Kolia n’était préoccupé que des « mioches ». Alors que l’aventure de Catherine lui inspirait un profond mépris, il aimait fort les petits et leur avait déjà apporté un livre amusant. Nastia l’aînée, huit ans, savait lire et le cadet, Kostia[1], sept ans, aimait à l’écouter. Bien entendu, Krassotkine aurait pu les intéresser en jouant avec eux aux soldats ou à cache-cache, par toute la maison. Il ne dédaignait pas de le faire à l’occasion, si bien que le bruit se répandit en classe que Krassotkine jouait chez lui à la troïka avec ses petits locataires, faisait le cheval de volée, galopait, tête baissée. Krassotkine repoussait fièrement cette accusation en faisant remarquer qu’avec des camarades de cet âge il eût été honteux, en effet, « à notre époque », de jouer aux chevaux, mais qu’il faisait ça pour les « mioches » parce qu’il les aimait, et personne n’avait le droit de lui demander compte de ses sentiments. En revanche, les deux « mioches » l’adoraient. Mais cette fois-ci il ne s’agissait pas de jeux ; il avait à s’occuper d’une affaire très importante et quasi mystérieuse. Cependant, le temps passait et Agathe, à qui on aurait pu confier les enfants, ne daignait pas rentrer du marché. Plusieurs fois il avait traversé le vestibule, ouvert la porte de la locataire, observé avec sollicitude les mioches en train de lire sur son injonction ; chaque fois qu’il se montrait, les enfants lui adressaient un large sourire, s’attendant à le voir entrer et faire quelque drôlerie. Mais Kolia était soucieux et n’entrait pas. Enfin, onze heures sonnèrent et il décida fermement que si, dans dix minutes, la « maudite » Agathe n’était pas de retour, il sortirait sans l’attendre, bien entendu après avoir fait promettre aux « mioches » de ne pas avoir peur en son absence, de ne pas faire de bêtises, de ne pas pleurnicher. Dans ces dispositions il mit son petit pardessus ouaté, jeta son sac sur son épaule et, bien que sa mère lui eût maintes fois enjoint de ne jamais sortir « par un froid pareil » sans mettre ses caoutchoucs, il se contenta de leur jeter un regard dédaigneux en passant dans le vestibule. Carillon, le voyant habillé pour sortir, battit le plancher de sa queue en se trémoussant et allait même pousser un gémissement plaintif, mais Kolia jugea une telle ardeur contraire à la discipline : il tint le caniche encore une minute sous le banc et ne le siffla qu’en ouvrant la porte du vestibule. La bête s’élança comme une folle et se mit à gambader de joie. Kolia alla voir ce que faisaient les « mioches ». Ils avaient cessé de lire et discutaient avec animation, comme ça leur arrivait fréquemment ; Nastia, en qualité d’aînée, l’emportait toujours, et si Kostia ne se rangeait pas à son avis, il en appelait presque toujours à Kolia Krassotkine, dont la sentence était définitive pour les deux parties. Cette fois, la discussion des « mioches » avait quelque intérêt pour Kolia qui resta sur le seuil à écouter, ce que voyant, les enfants redoublèrent d’ardeur dans leur controverse.

« Jamais, jamais je ne croirai, soutenait Nastia, que les sages-femmes trouvent les petits enfants dans les choux. Nous sommes en hiver, il n’y a pas de choux et la bonne femme n’a pas pu apporter une fillette à Catherine.

— Fi ! murmura Kolia.

— Si elles les apportent de quelque part, c’est seulement à celles qui se marient. »

Kostia fixait sa sœur, écoutait gravement, réfléchissait.

« Nastia, que tu es sotte ! dit-il enfin d’un ton calme, comment Catherine peut-elle avoir un enfant, puisqu’elle n’est pas mariée ? »

Nastia s’irrita.

« Tu ne comprends rien ; peut-être avait-elle un mari, mais on l’a mis en prison.

— Est-ce qu’elle a vraiment un mari en prison ? demanda le positif Kostia.

— Ou bien voilà, reprit impétueusement Nastia abandonnant sa première hypothèse ; elle n’a pas de mari, tu as raison, mais elle veut se marier, elle s’est mise à songer comment faire, elle y a songé et songé, si bien qu’elle a fini par avoir, au lieu d’un mari, un petit enfant.

— C’est possible, acquiesça Kostia, subjugué, mais comment pouvais-je le savoir, puisque tu ne m’en as jamais rien dit ?

— Eh bien, marmaille, proféra Kolia en s’avançant, vous êtes gent dangereuse, à ce que je vois !

— Carillon est avec vous ? dit en souriant Kostia qui se mit à faire claquer ses doigts et à l’appeler.

— Mioches, je suis dans l’embarras, commença Krassotkine d’un ton solennel, venez à mon aide ; Agathe a dû se casser la jambe, puisqu’elle ne revient pas, c’est sûr et certain ; j’ai à sortir, me laisserez-vous aller ? »

Les enfants se regardèrent soucieux, leurs visages souriants exprimèrent l’inquiétude. Ils ne comprenaient pas encore bien ce qu’on leur voulait.

« Vous ne ferez pas de bêtises en mon absence ? Vous ne grimperez pas sur l’armoire pour vous casser une jambe ? Vous ne pleurerez pas de frayeur, tout seuls ? »

L’angoisse apparut sur les petits visages.

« En revanche, je pourrais vous montrer quelque chose, un petit canon en cuivre qui se charge avec de la vraie poudre. »

Les petits visages s’éclairèrent.

« Montrez le canon », dit Kostia radieux.

Krassotkine tira de son sac un petit canon en bronze qu’il posa sur la table.

« Regarde, il est sur roues, dit-il en faisant rouler le jouet ; on peut le charger avec de la grenaille et tirer.

— Et il tue ?

— Il tue tout le monde, il suffit de le pointer. »

Krassotkine expliqua où il fallait mettre la poudre, la grenaille, indiqua une petite ouverture qui représentait la lumière, exposa qu’il y avait un recul. Les enfants écoutaient avec une ardente curiosité. Le recul surtout frappait leur imagination.

« Et vous avez de la poudre ? s’informa Nastia.

— Oui.

— Montrez-nous aussi la poudre », dit-elle avec un sourire implorant.

Krassotkine tira de son sac une petite fiole où il y avait en effet un peu de vraie poudre et quelques grains de plomb enveloppés dans du papier. Il déboucha même la fiole, versa un peu de poudre dans sa main.

« Voilà, seulement gare au feu, sinon elle sautera et nous périrons tous », dit-il pour les impressionner.

Les enfants examinaient la poudre avec une crainte respectueuse qui accroissait le plaisir. Les grains de plomb surtout plaisaient à Kostia.

« Le plomb ne brûle pas ? demanda-t-il.

— Non.

— Donnez-moi un peu de plomb, dit-il d’un ton suppliant.

— En voilà un peu, prends, seulement ne le montre pas à ta mère avant mon retour, elle croirait que c’est de la poudre, elle mourrait de frayeur et vous donnerait le fouet.

— Maman ne nous donne jamais les verges, fit remarquer Nastia.

— Je sais, j’ai dit ça seulement pour la beauté du style. Et vous, ne trompez jamais votre maman, sauf cette fois, jusqu’à ce que je revienne. Donc, mioches, puis-je m’en aller, oui ou non ? Vous ne pleurerez pas de frayeur en mon absence ?

— Si, nous pleu-re-rons, dit lentement Kostia, se préparant déjà à le faire.

— Nous pleurerons, c’est sûr, appuya Nastia, craintive.

— Oh ! mes enfants, quel âge dangereux est le vôtre ! Allons, il n’y a rien à faire, il me faudra rester avec vous je ne sais combien de temps. Et le temps est précieux.

— Commandez à Carillon de faire le mort, demanda Kostia.

— C’est cela, recourons à Carillon. Ici, Carillon ! »

Kolia ordonna au chien de montrer ses talents. C’était un chien à longs poils d’un gris violâtre, de la taille d’un mâtin ordinaire, borgne de l’œil droit, et l’oreille gauche fendue. Il faisait le beau, marchait sur les pattes de derrière, se couchait sur le dos les pattes en l’air et restait inerte, comme mort. Durant ce dernier exercice la porte s’ouvrit et la grosse servante Agathe, une femme de quarante ans, grêlée, parut sur le seuil, son filet de provisions à la main, et s’arrêta à regarder. Kolia, si pressé qu’il fût, n’interrompit pas la représentation, et lorsqu’il siffla enfin Carillon, l’animal se mit à gambader dans la joie du devoir accompli.

« En voilà un chien ! dit Agathe avec admiration.

— Et pourquoi es-tu restée si longtemps, sexe féminin ? demanda sévèrement Krassotkine.

— Sexe féminin ! voyez-vous ce morveux !

— Morveux ?

— Oui, morveux. De quoi te mêles-tu ? Si je suis en retard, c’est qu’il le fallait, marmotta Agathe en commençant à fourrager autour du poêle, d’un ton nullement irrité et comme joyeuse de pouvoir se prendre de bec avec ce jeune maître si enjoué.

— Écoute, vieille écervelée, peux-tu me jurer par tout ce qu’il y a de sacré en ce monde que tu surveilleras ces mioches en mon absence ? Je m’en vais.

— Et pourquoi te jurer ? dit Agathe en riant. Je veillerai sur eux comme ça.

— Non, il faut que tu le jures sur ton salut éternel. Sinon je ne m’en vais pas.

— À ton aise. Qu’est-ce que ça peut me faire, il gèle, reste à la maison.

— Mioches, cette femme restera avec vous jusqu’à mon retour ou à celui de votre maman, qui devrait déjà être là. En outre, elle vous donnera à déjeuner. N’est-ce pas Agathe ?

— Ça peut se faire.

— Au revoir, enfants, je m’en vais le cœur tranquille. Toi, grand-maman, dit-il gravement à mi-voix en passant à côté d’Agathe, j’espère que tu ne leur raconteras pas de bêtises au sujet de Catherine ; tu ménageras leur innocence, hein ? Ici, Carillon.

— Veux-tu bien te taire ! dit Agathe, irritée cette fois pour de bon. On devrait te fouetter pour des mots pareils. »

  1. Nastia, diminutif d’Anastasie ; Kostia, de Constantin.