CHAPITRE V

trahison

— Les femmes sont d’étranges choses ! répéta Basil lorsqu’il fut un peu revenu de son étonnement : l’avez-vous vue partir, Johnson ?

– Ma foi non ! je me suis éveillé il y a une demi-heure environ, j’avais froid, je me suis levé pour activer le feu, et je ne me suis aperçu de sa disparition que lorsque la flamme est devenue brillante.

— Très-bien mais il y a une chose certaine, c’est qu’elle n’a pu aller ni bien vite ni bien loin à cause de la neige ; il ne me faudra pas longtemps pour l’atteindre, dit Basil en se levant sous l’impulsion d’une idée soudaine.

— Homme s’écria Johnson décontenancé, à quoi pensez-vous ? Est-ce que, par hasard, vous songeriez à poursuivre Mariami ?

— Pourquoi non ?

— Vous mériteriez d’être fusillé si vous faisiez pareille sottise ! Savez-vous quelles ont pu être ses intentions en partant comme elle l’a fait ? Savez-vous si elle verra avec plaisir votre poursuite ? Et alors pourquoi se serait-elle en allée ?

Veghte secoua sa naïve et grosse tête d’un air de perplexité :

– Je suppose… je suppose… Bah ! je n’y comprends rien. Johnson ! ajouta-t-il avec admiration, je voudrais être aussi instruit que vous sur ces créatures-là.

— Quelles créatures ?

— Les femmes ! je n’y comprends rien, et ça me chagrine.

— Quand vous serez plus âgé vous en saurez davantage.

— Plus âgé… reprit le forestier ; j’aurai quarante-huit ans à la fin de ce mois.

— Ça ne fait rien. Vous avez eu peu de relations avec le beau sexe ; c’est fort long de se mettre au courant de ses allures et de ses caprices.

— Je vous crois ! fit Basil respectueusement.

La conversation en resta là. Au bout de quelques instants, les deux compagnons remarquèrent que la neige avait cessé de tomber.

Mais en contemplant cette immense plaine glacée et éblouissante de blancheur, Veghte ne pouvait se défendre d’un sentiment d’anxiété pour cette intéressante jeune fille, qui, à peine sauvée d’une mort certaine, s’était rejetée volontairement dans ce mortel abîme du désert.

Ses traces apparaissaient profondément empreintes ; il les regarda avec tristesse et reconnut bien vite qu’elle avait dû cheminer avec une peine infinie à cause de l’énorme épaisseur de la neige ; la trace était traînante et irrégulière ; on voyait qu’elle avait chancelé à chaque pas, et que, plusieurs fois, elle était tombée.

La vue pouvait suivre sa piste à une assez grande distance, à travers les arbres clairs-semés. Basil remarqua qu’elle se dirigeait dans une direction diamétralement opposée au lieu où il lui avait porté secours.

Mais qu’était-elle devenue ?… Avait-elle continué un voyage accidentellement interrompu ? ou bien était-elle allée mourir misérablement dans quelque autre coin du désert ?

Basil se perdait en conjectures silencieuses, et restait persuadé qu’il ne reverrait plus la jeune Indienne.

Cette conclusion lui arracha un gros soupir. Il ne pouvait éloigner sa pensée de cette frêle créature arrachée par lui à une mort horrible ; un sentiment indéfinissable l’attirait vers elle, et sa brusque disparition lui faisait l’effet d’un grand malheur.

Johnson, lui, ne se départait point de son calme extraordinaire et imperturbable ; quand il fit grand jour il reprit la conversation :

— Si nous voulons gagner le Fort Presqu’île avant ce soir, nous n’avons pas beaucoup de temps à perdre.

— Non assurément ; et ce ne sera pas une petite besogne de patauger dans cette neige, observa Basil en faisant ses préparatifs de départ ; nous pouvons compter qu’il faudra peut-être encore camper en plein bois la nuit prochaine.

— Ça ne vous fait pas peur, une semblable perspective ?

— J’ai fait des courses pires que celle-là. Mais voulez-vous que je vous dise ce qui serait une bonne chose pour nous ? s’écria Veghte illuminé par une brillante idée.

— Quoi donc ?

— Ah ! ah ! ce serait de tomber sur quelque bande de Peaux-Rouges, et d’être poursuivis par eux. Je vous assure qu’il y aurait lieu de courir plus que nous ne voudrions.

— Ce n’est guère à ambitionner : je ne me sens nulle envie de courir.

— Une fois j’ai été pris comme ça, et j’ai rossé d’importance cette canaille ; mais je vous le dis, ce fut une rude besogne. Si nous en faisons autant aujourd’hui, nous aurons besoin de repos pendant tout le reste du jour.

Pour se prémunir contre les fatigues futures, ils déjeunèrent : ce repas, fait avec le vigoureux appétit des chasseurs, fit une brèche considérable au quartier de venaison ; il devint évident qu’il ne pourrait fournir matière à un second assaut semblable.

La marche commença. Mais ils n’eurent pas fait un mille qu’ils purent calculer la lenteur de leur marche, d’après les obstacles monstrueux opposés par la neige : à ce train là, ils se voyaient contraints de voyager toute la nuit, ou de coucher en forêt, comme la nuit précédente.

Cependant ils n’avaient pas le choix, force leur était de marcher en avant. D’ailleurs, ce n’était pas leur première aventure de ce genre en vrais forestiers aguerris, ils ne s’épouvantèrent pas trop de la situation.

Basil Veghte prit naturellement la tête de colonne, et se chargea de frayer la route dans la neige. Johnson le suivait à grand peine quoique une bonne portion de la besogne fut faite ; des monceaux de verglas étant déjà écartés et brisés par son compagnon.

Basil, tout en cheminant, songeait à la jeune Indienne Mariami, et se soulageait, tant bien que mal, par de gros soupirs. Qu’était devenue l’ingrate fugitive ? Était-elle vivante… mourante…, morte… ! ou bien avait-elle été recueillie par quelqu’un de sa race et emmenée au loin ?… Toutes ces alternatives problématiques étaient de nature à exercer laborieusement l’imagination inquiète du pauvre forestier. Toutefois, ce labeur intellectuel ne lui déplaisait pas ; il faisait une utile diversion à la fatigue corporelle ; le temps et l’espace s’écoulaient plus inaperçus.

Tout à coup se présenta un obstacle considérable : c’était un cours d’eau rapide, profond et large. Au bruit de ses vagues tumultueuses et indisciplinées Basil s’arrêta :

— Qui sait si nous allons pouvoir le traverser ? fit-il en se retournant vers Horace ; quoiqu’il n’ait pas fait chaud cette semaine, il n’est pas sûr que le ruisseau soit couvert de glace.

— C’est possible, répondit Johnson d’un air désappointé et dans ce cas que faudra-t-il faire ?

— Ce n’est pas tout encore, vous allez voir, reprit Basil. Il est probable que les bords seront pris, le milieu sera dégagé de glace, et le courant n’en sera que plus inabordable, car il n’y aura pas moyen de naviguer au milieu des glaçons tranchants comme des rasoirs. Dans ce cas nous n’aurons d’autre ressource que de faire comme notre grand Georges Washington en pareille circonstance.

— Que fit-il ?

— Il… — Ah ! nous y voilà, interrompit Veghte en faisant un haut-le-corps pour franchir plusieurs arbres renversés ; c’est bien comme je vous l’annonçais : glace au bord, vagues au milieu ; et glace trop mince, trop fragile pour porter un homme, ajouta-t-il en rompant à coups de talons la croûte brillante, saupoudrée de neige.

Effectivement, tout le milieu du torrent, sur une largeur de plus de cent pieds, roulait avec rapidité ses flots verdâtres où se culbutaient de larges glaçons. Au premier coup d’œil il était visible que la navigation serait dangereuse, pour ne pas dire impossible.

— Ça va mal ! grommela Veghte, après quelques minutes de contemplation muette, si nous voulons arriver au Fort Presqu’ile, il faut absolument franchir ce scélérat de ruisseau mais comment faire… ?

— Holà ! est-ce que vous songeriez à traverser ce cours d’eau ?

— Il n’y a pas d’autre parti à prendre. J’aimerais mieux en faire le tour ; mais vous conviendrez avec moi que ce serait un peu long.

— Il faudra construire un radeau, alors ?

Veghte, sans rien répondre, regarda ça et là autour de lui d’un air inquiet, comme s’il eût été en quête de quelque chose.

— Que cherchez-vous ? demanda Johnson.

— Il y a généralement beaucoup de Peaux-Rouges dans ces parages, si je pouvais mettre la main sur un de leurs canots, ce serait parfait : leurs embarcations sont construites pour des cas semblables ; elles sont à la fois des traîneaux et des barques.

– Vous dites là une chose fort juste ; mais la difficulté est de découvrir quelque chose, sous l’épaisseur de neige qui couvre tout : il y en a au moins quatre pieds.

— Ils ont l’habitude de les mettre sens dessus dessous, le long du rivage ; reprit Veghte continuant ses investigations. Je pense que l’élévation de la carène apparaîtra comme une éminence sur la neige et nous en facilitera la trouvaille. Inspectez les environs, d’un œil perçant, Master Johnson ; si vous découvrez quelque chose vous ferez une bonne action pour nous deux, car, je vous le jure, je suis fort embarrassé ; et vous le savez, nous n’avons pas une minute à perdre.

Chacun d’eux se mit en quête avec une patience et une opiniâtreté de chat. Après des marches et contre-marches, Johnson signala un renflement de neige qui semblait annoncer l’objet tant désiré : mais c’était malheusement sur l’autre rive, autant aurait valu ne rien voir.

— Non ! non ! répliqua Basil à une observation que fit Horace dans ce sens ; non ! ce que vous montrez là ne sera pas tout à fait inutile ; ça me confirme dans l’idée que ces parages sont fréquentés par les Indiens.

À ces mots il se remit à fureter avec une nouvelle ardeur.

— Je vous le dis, Master Johnson poursuivit-il, c’est plein d’Indiens par ici il y aura des barques, n’en doutez pas. Le souvenir m’en revient maintenant ; l’été dernier j’ai beaucoup voyagé dans ce territoire, à tous les pas je rencontrais des canots, et je m’en servais sans façon pour traverser la rivière. Si nous sommes de bons chasseurs nous dénicherons ce gibier là.

Tout à coup les yeux de Veghte brillèrent, il s’élança vers un bosquet de jeunes arbres, et, après un court examen, il poussa un cri de triomphe.

Johnson releva la tête, l’aperçut qui trépignait dans la neige comme un énergumène ; il courut à lui et le trouva occupé à soulever le canot qu’ils placèrent aussitôt sur leurs têtes pour le porter à la rivière.

— Hein, que dites-vous de ça, Horace Johnson ? s’écria Veghte au comble de la jubilation.

— Vous êtes un habile homme, camarade Basil !

— Heu ! heu ! ça m’arrive quelquefois. Ah ! voici l’aviron. — Holà ! holà ! les Indiens, par le ciel ! à l’eau vite ! vite !

Les détonations se firent entendre au milieu du silence de la forêt, et nos deux héros purent voir cinq Peaux-Rouges leur courant sus avec une vitesse effrayante.

Il y avait lieu de se hâter : Veghte, quoique empêché par le canot dont Jonhson lui avait abandonné toute la charge, arriva le premier à la partie courante de la rivière.

— Allons donc ! sautez ! tombez là dedans ! ils arrivent comme une avalanche de démons. Baissez la tête, voilà un de ces vagabonds qui vous vise.

Johnson, l’homme au fier sourire, était démoralisé ; sa frayeur était telle qu’il baissa, non-seulement la tête, mais tout le corps, et alla choir éperdument au fond du canot, les cheveux hérisses, la poitrine haletante.

Veghte avait saisi le long et flexible aviron ; il le plongea vigoureusement dans l’eau et le manœuvra avec une telle ardeur que bientôt le léger esquif vola sur les flots clapotants.

Il était temps, les Indiens étaient sur le bord ; et leurs balles sifflaient brutalement aux oreilles des fugitifs.

— Ah ! il faut que ça finisse ! s’écria Basil en déposant l’aviron pour prendre son fusil ; en voici une qui m’a touché ! et si l’affaire continue de cette façon, nous n’irons pas loin. Johnson, où est mon fusil ? donnez-le moi.

Jonhson fit son possible pour obéir, mais il tremblait si fort que le mousquet lui échappa ; malgré les efforts désespérés de Veghte, l’arme chavira par-dessus le bord et disparut en un clin d’œil dans le gouffre liquide.

Il serait inutile et impossible de reproduire les interjections avec lesquelles le Forestier accueillit ce fâcheux contre-temps.

— Enfin ! ajouta-t-il, montrez-vous donc bon à quelque chose : prenez votre fusil et faites-en usage.

Au moment où Johnson épaula son mousquet, les Sauvages se laissèrent tomber dans la neige, comme si le coup fut parti et les eût tous renversés.

— Ne faites pas feu ! s’écria Basil, ce serait une balle perdue. Attendez qu’ils se relèvent.

Les Indiens, au lieu de rester immobiles dans la neige, avaient rampé agilement dans son épaisseur, et s’étaient considérablement rapprochés du rivage. Quand ils reparurent à la surface, Veghte poussa une exclamation de dépit, et força de rames : cependant le courant l’avait aidé dans ses efforts ; si les Indiens avaient couru, le canot avait glissé sur l’eau, et s’était dirigé obliquement vers la rive opposée.

La bande sauvage se mit à le suivre, courant sur le bord, et poussant des hurlements atroces en même temps les Peaux-Rouges ne cessaient pas de fusiller la frêle embarcation.

La situation n’était pas gaie. Stimulé par les observations de Basil, Johnson essaya de faire feu : mais ce fut inutilement, son fusil vacillait entre ses mains, soit parce que ses mains tremblaient de terreur, soit parce que l’agitation de la barque sur les flots se communiquait à tout ce qu’elle contenait. La balle alla soulever la neige fort loin du but. Cette maladresse fut accueillie par de nouvelles clameurs à la fois menaçantes et dérisoires.

Veghte perdit patience ; il arracha le fusil à Johnson, lui jeta dédaigneusement l’aviron :

— Essayez si vous serez moins maladroit à ramer, lui dit-il ; je vois bien que vous n’entendez rien au maniement du fusil.

Horace saisit la rame d’un air contrit et s’en servit avec une telle ardeur qu’au premier coup il faillit la rompre ; au second la barque fut sur le point de sombrer.

Veghte lança un regard qui ne présageait rien de bon :

– Encore une maladresse de ce genre, lui dit-il, je vous casse la tête comme à un chien, et je vous jette aux poissons.

Horace se modéra et fit marcher le canot convenablement ; mais il était écrit que cette néfaste traversée serait entravée jusqu’à la fin : au moment où l’esquif allait toucher le bord opposé, la fusillade des sauvages envoya sur lui un ouragan de plomb.

Johnson se mit à crier qu’il était blessé aux deux bras, lâcha l’aviron et se laissa choir au milieu du bateau.

– Il n’y a plus moyen ! oui Basil ! murmurât-il : je ne serai plus bon à rien. Je n’ai pas de chance aujourd’hui.

— Ouf ! je ne perds pas grand chose, grommela Veghte en le poussant du pied pour dégager l’aviron sur lequel il était couché. Je me tirerai bien d’affaire tout seul, s’ils me laissent une minute ou deux de répit.

À ce moment, chose singulière, les Indiens cessèrent leur feu. Peut-être s’étaient-ils lassés de brûler leur poudre inutilement, ou croyaient-ils les fugitifs hors de portée.

Cependant, lorsque Veghte reprit l’aviron en main, trois coups de fusil retentirent, et les balles firent jaillir quelques éclats du canot.

Johnson se mit à crier lamentablement qu’il venait d’être blessé encore. Il n’y avait pas une seconde à perdre ; Basil se cramponna à l’aviron avec une vraie furie et fut assez heureux pour joindre enfin le rivage. Le canot aborda avec une telle force que la proue vint s’engager de plus de trois pieds dans la glace.

Le Forestier bondit à terre :

– Allons ! venez vite ! dit-il à son compagnon, en retenant la barque de la main gauche, pendant qu’il lui tendait la droite pour faciliter son débarquement.

Johnson secoua mélancoliquement la tête

– Impossible, camarade ! ça ne se peut pas.

— Comment y pensez-vous ? Allons donc, Johnson ; ces canailles vont nous fondre dessus, si nous ne décampons au plus vite. Et si vous tombez entre leurs mains, vous savez ce qui arrivera.

Basil compléta sa pensée par un geste expressif qui consista à faire tourner son doigt autour de sa chevelure.

— Ce sera malheureux, répondit Horace, mais je suis trop blessé pour pouvoir me remuer ; prenez mon fusil et allez-vous en ; sauvez-vous puisque vous le pouvez ; laissez-moi.

Veghte le regarda pendant quelques instants d’un air indécis. Il ne pouvait se résoudre à l’abandonner.

Mais il fallait bien prendre une résolution : deux balles vinrent siffler à ses oreilles ; les Indiens cherchaient sous la neige un canot, et semblaient sur le point de le trouver ; le danger devenait pressant.

Johnson lui-même, sans s’effrayer de rester seul, lui renouvela l’invitation de partir et lui tendit de nouveau son fusil.

À la fin Veghte accepta ; il prit l’arme et s’éloigna en disant :

— Adieu, vieux garçon ! ayez bon courage ; peut-être nous croiront-ils évadés tous deux, et ne vous inquiéteront-ils pas davantage.

Avant de quitter le canot, il avait eu soin de le tirer fort avant sur la glace, afin de le mettre le plus possible à l’abri des Indiens : sa conscience était donc tranquille à l’égard de l’homme qu’il abandonnait, et qui, après tout, loin d’être son ami, n’avait cessé de lui être suspect dès le premier moment.

Une fois engagé dans la forêt, et relativement en sécurité, Basil se rappelant qu’il avait été blessé, fit un examen rapide et superficiel de sa personne, jugea qu’il n’y avait rien de grave, et s’orienta pour continuer sérieusement sa route.

Au milieu de ses préoccupations, il remarqua que la fusillade des Indiens avait cessé : cette circonstance fut notée dans son esprit, quoiqu’il n’y attachât, sur le moment, aucune importance.

Et pourtant, s’il avait été à même de voir ce qui se passa derrière lui aussitôt après son départ, il aurait éprouvé une surprise sans égale.

Master Horace Johnson, après avoir attendu quelques moments pour être sûr que son compagnon était assez éloigné, se releva allègrement du fond du canot, et fit, de la main, un signal aux sauvages.

Cette pantomime télégraphique voulait dire sans doute « cessez le feu, » et les Indiens avaient de bonnes raisons pour lui obéir docilement, car il ne fut plus tiré un seul coup de fusil.

Une chose bien plus curieuse ! Johnson, le blessé ! qui ne pouvait plus manier ni le fusil, ni la rame, lorsque Basil était auprès de lui ; Johnson, le trembleur maladroit ! dégagea son canot de la glace, avec une dextérité et une force herculéenne , prit l’aviron, s’en servit si adroitement et si vigoureusement que la barque bondit sur les flots, soulevée par ses bras d’acier. Enfin, chose inouïe ! Master Horace Johnson revint en droite ligne vers la rive où se trouvaient les sauvages.

En vérité, il fut heureux pour le repos mental de Basil Veghte qu’il n’eût pas vu ce spectacle étonnant et gros de mystère. L’honnête Forestier aurait été obligé de laisser ce problème non résolu, et de convenir que, comme les femmes, les hommes étaient des « choses bizzares. »

Ce qui prouva l’innocence de son âme et la bonté de son cœur, ce fut un remords de conscience auquel il s’empressa d’obtempérer. Veghte n’avait pas fait un quart de mille qu’il se prit à songer qu’il était un vrai lâche, un vrai Judas ! d’avoir ainsi abandonné son camarade : que si, d’un côté, le soin de sa préservation personnelle avait pu le solliciter dans le sens du départ ; d’un autre côté, l’honneur, la loyauté, lui commandaient impérieusement de revenir auprès de Johnson pour l’arracher aux mains de ses ravisseurs impitoyables.

Basil ne tergiversa pas, il retourna en arrière. Accoutumé à être prudent, il s’approcha de la rivière avec les plus grandes précautions et gagna sans bruit les abords du lieu de son débarquement.

Là il eut beau écouter, épier du regard les rives du cours d’eau ; le silence seul et la solitude répondirent à ses investigations : il n’y avait plus ni Johnson, ni canot, ni sauvages ; plus rien que l’immensité neigeuse, muette, glacée, et le torrent bleuâtre dont les vagues folâtraient lugubrement entre elles.

– Ma foi ! murmura-t-il en inclinant la tête avec mélancolie, voilà ce pauvre Horace enfoncé. Je ne l’ai jamais beaucoup aimé, cet homme, cependant je ne lui aurais souhaité aucun mal. Enfin ! c’est pour tous la même loi ; nous devons tous y aller tôt ou tard.

Sur ce propos philosophique, Basil tourna les talons et reprit diligemment la route du Fort Presqu’île, où il arriva fort tard dans la soirée.