Hetzel (p. 156-164).


VIII

l’évasion.


Miss Jenny, assise sur la dunette du Delphin, attendait avec une anxieuse impatience le retour du capitaine. Lorsque celui-ci l’eut rejointe, elle ne put articuler une seule parole, mais ses regards interrogeaient James Playfair plus ardemment que ne l’eussent fait ses lèvres.

Celui-ci, aidé de Crockston, n’apprit à la jeune fille que les faits relatifs à l’emprisonnement de son père. Il lui dit qu’il avait prudemment pressenti Beauregard au sujet de ses prisonniers de guerre. Le général ne lui ayant pas paru bien disposé à leur égard, il s’était tenu sur la réserve et voulait prendre conseil des circonstances.

« Puisque Mr. Halliburtt n’est pas libre dans la ville, sa fuite offrira plus de difficulté ; mais je viendrai à bout de ma tâche, et je vous jure, miss Jenny, que le Delphin ne quittera pas la rade de Charleston sans avoir votre père à son bord.

— Merci, monsieur James, dit Jenny, je vous remercie de toute mon âme. »

À ces paroles, James Playfair sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Il s’approcha de la jeune fille, le regard humide, la parole troublée. Peut-être allait-il parler, faire l’aveu des sentiments qu’il ne pouvait plus contenir, quand Crockston intervint.

« Ce n’est pas tout cela, dit-il, et ce n’est pas le moment de s’attendrir. Causons et causons bien.

— As-tu un plan, Crockston ? demanda la jeune fille.

— J’ai toujours un plan, répondit l’Américain. C’est ma spécialité.

— Mais un bon ? dit James Playfair.

— Excellent, et tous les ministres de Washington n’en imagineraient pas un meilleur. C’est comme si Mr. Halliburtt était à bord. »

Crockston disait ces choses avec une telle assurance et en même temps une si parfaite bonhomie, qu’il eût fallu être le plus incrédule des hommes pour ne pas partager sa conviction.

« Nous t’écoutons, Crockston, dit James Playfair.

— Bon. Vous, capitaine, vous allez vous rendre auprès du général Beauregard, et vous lui demanderez un service qu’il ne vous refusera pas.

— Et lequel ?

— Vous direz que vous avez à bord un mauvais sujet, un chenapan fini, qui vous gêne, qui, pendant la traversée, a excité l’équipage à la révolte, enfin, une abominable pratique, et vous lui demanderez la permission de l’enfermer à la citadelle, à la condition, toutefois, de le reprendre à votre départ afin de le ramener en Angleterre et de le livrer à la justice de son pays.

— Bon ! répondit James Playfair en souriant à demi. Je ferai tout cela, et Beauregard accèdera très volontiers à ma demande.

— J’en suis parfaitement sûr, répondit l’Américain.

— Mais, reprit Playfair, il me manque une chose.

— Quoi donc ?

— Le mauvais chenapan.

— Il est devant vos yeux, capitaine.

— Quoi, cet abominable sujet ?…

— C’est moi, ne vous en déplaise.

— Oh ! brave et digne cœur ! s’écria Jenny en pressant de ses petites mains les mains rugueuses de l’Américain.

— Va, Crockston, reprit James Playfair, je te comprends, mon ami, et je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas pouvoir prendre ta place !

— À chacun son rôle, répliqua Crockston. Si vous vous mettiez à ma place, vous seriez très-embarrassé, et moi je ne le serai pas. Vous aurez assez à faire plus tard de sortir de la rade sous le canon des fédéraux et des confédérés, ce dont je me tirerais fort mal pour mon compte.

— Bien, Crockston, continue.

— Voilà. Une fois dans la citadelle, — je la connais, — je verrai comment m’y prendre, mais soyez certain que je m’y prendrai bien. Pendant ce temps, vous procéderez au chargement de votre navire.

— Oh ! les affaires, dit le capitaine, c’est maintenant un détail de peu d’importance.

— Pas du tout ! Et l’oncle Vincent ! Qu’est-ce qu’il dirait ? Faisons marcher de pair les sentiments et les opérations de commerce. Cela empêchera les soupçons. Mais faisons vite. Pouvez-vous être prêt en six jours ?

— Oui.

— Eh bien, que le Delphin soit chargé et prêt à partir dans la journée du 22.

— Il sera prêt.

— Le soir du 22 janvier, entendez bien, envoyez une embarcation avec vos meilleurs hommes, à White-Point, à l’extrémité de la ville. Attendez jusqu’à neuf heures, et vous verrez apparaître Mr. Halliburtt et votre serviteur.

— Mais comment auras-tu fait pour faire évader Mr. Halliburtt et t’échapper toi-même ?

— Cela me regarde.

— Cher Crockston, dit alors Jenny, tu vas donc exposer ta vie pour sauver mon père !

— Ne vous inquiétez pas de moi, miss Jenny, je n’expose absolument rien, vous pouvez m’en croire.

— Eh bien, demanda James Playfair, quand faut-il te faire enfermer ?

— Aujourd’hui même. Vous comprenez, je démoralise votre équipage. Il n’y a pas de temps à perdre.

— Veux-tu de l’or ? Cela peut te servir dans cette citadelle.

— De l’or, pour acheter un geôlier ! Point ! c’est trop cher et trop bête. Quand on en vient là, le geôlier garde l’argent et le prisonnier. Et il a raison, cet homme ! Non ! j’ai d’autres moyens plus sûrs. Cependant, quelques dollars. Il faut pouvoir boire au besoin.

— Et griser le geôlier.

— Non, un geôlier gris, ça compromet tout ! Non, je vous dis que j’ai mon idée. Laissez-moi faire.

— Tiens, mon brave Crockston, voilà une dizaine de dollars.

— C’est trop, mais je vous rendrai le surplus.

— Eh bien, es-tu prêt ?

— Tout prêt à être un coquin fieffé.

— Alors, en route.

— Crockston, dit la jeune fille d’une voix émue, Crockston, tu es bien le meilleur homme qui soit sur terre !

— Ça ne m’étonnerait pas, répondit l’Américain en riant d’un bon gros rire. Ah ! à propos, capitaine, une recommandation importante.

— Laquelle ?

— Si le général vous proposait de faire pendre votre chenapan — vous savez, les militaires, ça n’y va pas par quatre chemins !

— Eh bien, Crockston ?

— Eh bien, vous demanderiez à réfléchir.

— Je te le promets. »

Le jour même, au grand étonnement de l’équipage, qui n’était pas dans la confidence, Crockston, les fers aux pieds et aux mains, fut descendu à terre au milieu d’une dizaine de marins, et, une demi-heure après, sur la demande du capitaine James Playfair, le mauvais chenapan traversait les rues de la ville, et, malgré sa résistance, il se voyait écroué dans la citadelle de Charleston.

Pendant cette journée et les jours suivants, le déchargement du Delphin fut conduit avec une grande activité. Les grues à vapeur enlevaient sans désemparer toute la cargaison européenne pour faire place à la cargaison indigène. La population de Charleston assistait à cette intéressante opération, aidant et félicitant les matelots. On peut dire que ces braves gens tenaient le haut du pavé. Les Sudistes les avaient en grande estime ; mais James Playfair ne leur laissa pas le temps d’accepter les politesses des Américains ; il était sans cesse sur leur dos, et les pressait avec une fiévreuse activité dont les marins du Delphin ne soupçonnaient pas la cause.

Trois jours après, le 18 janvier, les premières balles de coton commencèrent à s’empiler dans la cale. Bien que James ne s’en inquiétât plus, la maison Playfair et Co. faisait une excellente opération, ayant eu à vil prix tout ce coton qui encombrait les wharfs de Charleston.

Cependant, on n’avait plus aucune nouvelle de Crockston. Sans en rien dire, Jenny était en proie à des craintes incessantes. Son visage, altéré par l’inquiétude, parlait pour elle, et James Playfair la rassurait par ses bonnes paroles.

« J’ai toute confiance dans Crockston, lui disait-il. C’est un serviteur dévoué. Vous qui le connaissez mieux que moi, miss Jenny, vous devriez vous rassurer entièrement. Dans trois jours, votre père vous pressera sur son cœur, croyez-en ma parole.

— Ah ! monsieur James ! s’écria la jeune fille, comment pourrai-je jamais reconnaître un tel dévouement ? Comment mon père et moi trouverons-nous le moyen de nous acquitter envers vous ?

— Je vous le dirai quand nous serons dans les eaux anglaises ! » répondit le jeune capitaine.

Jenny le regarda un instant, baissa ses yeux qui se remplirent de larmes, puis elle rentra dans sa cabine.

James Playfair espérait que, jusqu’au moment où son père serait en sûreté, la jeune fille ne saurait rien de sa terrible situation ; mais pendant
Jenny tomba dans les bras de son père (p. 165).

cette dernière journée, l’involontaire indiscrétion d’un matelot lui apprit la vérité. La réponse du cabinet de Richmond était arrivée la veille par une estafette qui avait pu forcer la ligne des avant-postes. Cette réponse contenait l’arrêt de mort de Jonathan Halliburtt, et ce malheureux citoyen devait être passé le lendemain matin par les armes. La nouvelle de la prochaine exécution n’avait pas tardé à se répandre dans la ville, et elle fut apportée à bord par l’un des matelots du Delphin. Cet homme l’apprit à son capitaine sans se douter que miss Halliburtt était à portée de l’entendre. La jeune fille poussa un cri déchirant, et tomba sur le pont sans connaissance. James Playfair la transporta dans sa cabine, et les soins les plus assidus furent nécessaires pour la rappeler à la vie.

Quand elle rouvrit les yeux, elle aperçut le jeune capitaine qui, un doigt sur les lèvres, lui recommandait un silence absolu. Elle eut la force de se
Il prit la bombe (p. 170).

taire, de comprimer les transports de sa douleur, et James Playfair, se penchant à son oreille, lui dit :

« Jenny, dans deux heures votre père sera en sûreté auprès de vous, ou j’aurai péri en allant le sauver ! »

Puis il sortit de la dunette en se disant :

« Et maintenant, il faut l’enlever à tout prix, quand je devrais payer sa liberté de ma vie et de celle de tout mon équipage ! »

L’heure d’agir était arrivée. Depuis le matin, le Delphin avait entièrement terminé son chargement de coton ; ses soutes au charbon étaient pleines. Dans deux heures, il pouvait partir. James Playfair l’avait fait sortir du North-Commercial Wharf et conduire en pleine rade ; il était donc prêt à profiter de la marée qui devait être pleine à neuf heures du soir.

Lorsque James Playfair quitta la jeune fille, sept heures sonnaient alors, et James fit commencer ses préparatifs de départ. Jusqu’ici, le secret avait été conservé de la manière la plus absolue entre lui, Crockston et Jenny. Mais alors il jugea convenable de mettre Mr. Mathew au courant de la situation, et il le fit à l’instant même.

« À vos ordres, répondit Mr. Mathew sans faire la moindre observation. Et c’est pour neuf heures ?

— Pour neuf heures. Faites immédiatement allumer les feux, et qu’on les pousse activement.

— Cela va être fait, capitaine.

Le Delphin est mouillé sur une ancre à jet. Nous couperons notre amarre, et nous filerons sans perdre une seconde.

— Parfaitement.

— Faites placer un fanal à la tête du grand mât. La nuit est obscure et le brouillard se lève. Il ne faut pas que nous courions le risque de nous égarer en revenant à bord. Vous prendrez même la précaution de faire sonner la cloche à partir de neuf heures.

— Vos ordres seront ponctuellement exécutés, capitaine.

— Et maintenant, monsieur Mathew, ajouta James Playfair, faites armer la guigue[1] ; placez-y six de nos plus robustes rameurs. Je vais partir immédiatement pour White-Point. Je vous recommande miss Jenny pendant mon absence, et que Dieu nous protège, monsieur Mathew.

— Que Dieu nous protège ! » répondit le second.

Puis aussitôt il donna les ordres nécessaires pour que les fourneaux fussent allumés et l’embarcation armée. En quelques minutes, celle-ci fut prête. James Playfair, après avoir dit un dernier adieu à Jenny, descendit dans sa guigue, et put voir, au moment où elle débordait, des torrents de fumée noire se perdre dans l’obscur brouillard du ciel.

Les ténèbres étaient profondes ; le vent était tombé ; un silence absolu régnait sur l’immense rade, dont les flots semblaient assoupis. Quelques lumières à peine distinctes tremblotaient dans la brume. James Playfair avait pris la barre, et, d’une main sûre, il dirigeait son embarcation vers White-Point. C’était un trajet de deux milles à faire environ. Pendant le jour, James avait parfaitement établi ses relèvements, de telle sorte qu’il put gagner en droite ligne la pointe de Charleston.

Huit heures sonnaient à Saint-Philipp, quand la guigue heurta de son avant White-Point.

Il y avait encore une heure à attendre avant le moment précis fixé par Crockston. Le quai était absolument désert. Seule la sentinelle de la batterie du sud et de l’est se promenait à vingt pas. James Playfair dévorait les minutes. Le temps ne marchait pas au gré de son impatience.

À huit heures et demie, il entendit un bruit de pas. Il laissa ses hommes les avirons armés, et prêts à partir, et il se porta en avant. Mais au bout de dix pas, il se rencontra avec une ronde de gardes-côtes ; une vingtaine d’hommes en tout. James tira de sa ceinture un revolver, décidé à s’en servir au besoin. Mais que pouvait-il faire contre ces soldats, qui descendirent jusqu’au quai ?

Là, le chef de la ronde vint à lui, et, voyant la guigue, il demanda à James :

« Quelle est cette embarcation ?

— La guigue du Delphin, répondit le jeune homme.

— Et vous êtes ?…

— Le capitaine James Playfair.

— Je vous croyais parti, et déjà dans les passes de Charleston.

— Je suis prêt à partir… je devrais même être en route… mais…

— Mais… ? » demanda le chef des gardes-côtes en insistant.

James eut l’esprit traversé par une idée soudaine et il répondit :

« Un de mes matelots est enfermé à la citadelle, et, ma foi, j’allais l’oublier. Heureusement, j’y ai pensé lorsqu’il était temps encore, et j’ai envoyé des hommes le prendre.

— Ah ! ce mauvais sujet que vous voulez ramener en Angleterre ?

— Oui.

— On l’aurait aussi bien pendu ici que là-bas ! dit le garde-côte en riant de sa plaisanterie.

— J’en suis persuadé, répondit James Playfair, mais il vaut mieux que les choses se passent régulièrement.

— Allons, bonne chance, capitaine, et défiez-vous des batteries de l’île Morris.

— Soyez tranquille. Puisque je suis passé sans encombre, j’espère bien sortir dans les mêmes conditions.

— Bon voyage.

— Merci. »

Sur ce, la petite troupe s’éloigna, et la grève demeura silencieuse.

En ce moment, neuf heures sonnèrent. C’était le moment fixé. James sentait son cœur battre à se rompre dans sa poitrine. Un sifflement retentit. James répondit par un sifflement semblable ; puis il attendit, prêtant l’oreille, et de la main recommandant à ses matelots un silence absolu. Un homme parut enveloppé dans un large tartan, regardant de côté et d’autre. James courut à lui.

« Mr. Halliburtt ?

— C’est moi, répondit l’homme au tartan.

— Ah ! Dieu soit loué ! s’écria James Playfair. Embarquez sans perdre un instant. Où est Crockston ?

— Crockston ! fit Mr. Halliburtt d’un ton stupéfait. Que voulez-vous dire ?

— L’homme qui vous a délivré, celui qui vous a conduit ici, c’est votre serviteur Crockston.

— L’homme qui m’accompagnait est le geôlier de la citadelle, répondit Mr. Halliburtt.

— Le geôlier ! » s’écria James Playfair.

Évidemment, il n’y comprenait rien, et mille craintes l’assaillirent.

« Ah bien oui, le geôlier ! s’écria une voix connue. Le geôlier ! il dort comme une souche dans mon cachot !

— Crockston ! toi ! c’est toi ! fit Mr. Halliburtt.

— Mon maître ; pas de phrases ! On vous expliquera tout. Il y va de votre vie ! Embarque, embarque. »

Les trois hommes prirent place dans l’embarcation.

« Pousse ! » s’écria le capitaine.

Les six rames tombèrent à la fois dans leurs dames.

« Avant partout ! » commanda James Playfair.

Et la guigue glissa comme un poisson sur les flots sombres de Charleston-Harbour.



  1. Canot léger dont les deux bouts se terminent en pointe.