Hetzel (p. 151-156).


VII

un général sudiste.


Le Delphin, en arrivant aux quais de Charleston, avait été salué par les hurrahs d’une foule nombreuse. Les habitants de cette ville, étroitement bloquée par mer, n’étaient pas accoutumés aux visites de navires européens. Ils se demandaient, non sans étonnement, ce que venait faire dans leurs eaux ce grand steamer portant fièrement à sa corne le pavillon d’Angleterre. Mais quand on sut le but de son voyage, pourquoi il venait de forcer les passes de Sullivan, lorsque le bruit se répandit qu’il renfermait dans ses flancs toute une cargaison de contrebande de guerre, les applaudissements et les cris de joie redoublèrent d’intensité.

James Playfair, sans perdre un instant, se mit en rapport avec le général Beauregard, commandant militaire de la ville. Celui-ci reçut avec empressement le jeune capitaine du Delphin, qui arrivait fort à propos pour donner à ses soldats les habillements et les munitions dont ils avaient le plus grand besoin. Il fut donc convenu que le déchargement du navire se ferait immédiatement, et des bras nombreux vinrent en aide aux matelots anglais.

Avant de quitter son bord, James Playfair avait reçu de miss Halliburtt les plus pressantes recommandations au sujet de son père. Le jeune capitaine s’était mis tout entier au service de la jeune fille.

« Miss Jenny, avait-il dit, vous pouvez compter sur moi ; je ferai l’impossible pour sauver votre père, mais j’espère que cette affaire ne présentera pas de difficultés ; j’irai voir le général Beauregard aujourd’hui même, et, sans lui demander brusquement la liberté de Mr. Halliburtt, je saurai de lui dans quelle situation il se trouve, s’il est libre sur parole ou prisonnier.

— Mon pauvre père ! répondit en soupirant Jenny, il ne sait pas sa fille si près de lui. Que ne puis-je voler dans ses bras !

— Un peu de patience, miss Jenny. Bientôt vous embrasserez votre
Je vous jure, miss Jenny (p. 156).

père. Comptez bien que j’agirai avec le plus entier dévouement, mais aussi en homme prudent et réfléchi. »

C’est pourquoi James Playfair, fidèle à sa promesse, après avoir traité en négociant les affaires de sa maison, livré la cargaison du Delphin au général et traité de l’achat à vil prix d’un immense stock de coton, mit la conversation sur les événements du jour.

« Ainsi, dit-il au général Beauregard, vous croyez au triomphe des esclavagistes ?

— Je ne doute pas un instant de notre victoire définitive, et, en ce qui regarde Charleston, l’armée de Lee en fera bientôt cesser l’investissement. D’ailleurs, que voulez-vous attendre des abolitionnistes ? En admettant, ce qui ne sera pas, que les villes commerçantes de la Virginie, des deux Carolines, de la Géorgie, de l’Alabama, du Mississippi vinssent à tomber en leur
— M. Halliburt ? (p. 163).

pouvoir, après ? Seraient-ils maîtres d’un pays qu’ils ne pourront jamais occuper ? Non certes, et suivant moi, s’ils étaient jamais victorieux, ils seraient fort embarrassés de leur victoire.

— Et vous êtes absolument sûr de vos soldats, demanda le capitaine ; vous ne craignez pas que Charleston ne se lasse d’un siège qui la ruine ?

— Non ! je ne crains pas la trahison. D’ailleurs, les traîtres seraient sacrifiés sans pitié, et je détruirais la ville elle-même par le fer ou la flamme si j’y surprenais le moindre mouvement unioniste. Jefferson Davis m’a confié Charleston, et vous pouvez croire que Charleston est en mains sûres.

— Est-ce que vous avez des prisonniers nordistes ? demanda James Playfair, arrivant à l’objet intéressant de la conversation.

— Oui, capitaine, répondit le général. C’est à Charleston qu’a éclaté le premier coup de feu de la scission. Les abolitionnistes qui se trouvaient ici ont voulu résister, et, après avoir été battus, ils sont restés prisonniers de guerre.

— Et vous en avez beaucoup ?

— Une centaine environ.

— Libres dans la ville ?

— Ils l’étaient jusqu’au jour où j’ai découvert un complot formé par eux. Leur chef était parvenu à établir des communications avec les assiégeants, qui se trouvaient instruits de la situation de la ville. J’ai donc dû faire enfermer ces hôtes dangereux, et plusieurs de ces fédéraux ne sortiront de leur prison que pour monter sur les glacis de la citadelle, et, là, dix balles confédérées auront raison de leur fédéralisme.

— Quoi ! fusillés ! s’écria le jeune capitaine, tressaillant malgré lui.

— Oui ! et leur chef tout d’abord. Un homme fort déterminé et fort dangereux dans une ville assiégée. J’ai envoyé sa correspondance à la présidence de Richmond, et, avant huit jours, son sort sera irrévocablement fixé.

— Quel est donc cet homme dont vous parlez ? demanda James Playfair avec la plus parfaite insouciance.

— Un journaliste de Boston, un abolitionniste enragé, l’âme damnée de Lincoln.

— Et vous le nommez ?

— Jonathan Halliburtt.

— Pauvre diable ! fit James en contenant son émotion. Quoi qu’il ait fait, on ne peut s’empêcher de le plaindre. Et vous croyez qu’il sera fusillé ?

— J’en suis sûr, répondit Beauregard. Que voulez-vous ? La guerre est la guerre. On se défend comme on peut.

— Enfin, cela ne me regarde pas, répondit le capitaine, et même, quand cette exécution aura lieu, je serai déjà loin.

— Quoi ! vous pensez déjà à repartir ?

— Oui, général, on est négociant avant tout. Dès que mon chargement de coton sera terminé, je prendrai la mer. Je suis entré à Charleston, c’est bien, mais il faut en sortir. Là est l’important. Le Delphin est un bon navire ; il peut défier à la course tous les bâtiments de la marine fédérale ; mais si vite qu’il soit, il n’a pas la prétention de distancer un boulet de cent, et un boulet dans sa coque ou sa machine ferait singulièrement avorter ma combinaison commerciale.

— À votre aise, capitaine, répondit Beauregard. Je n’ai point de conseil à vous donner en pareille circonstance. Vous faites votre métier et vous avez raison. À votre place, j’agirais comme vous agissez. D’ailleurs, le séjour de Charleston est peu agréable, et une rade où il pleut des bombes trois jours sur quatre n’est pas un abri sûr pour un navire. Vous partirez donc quand il vous plaira. Mais un simple renseignement. Quels sont la force et le nombre des navires fédéraux qui croisent devant Charleston ? »

James Playfair satisfit aussi bien que possible aux demandes du général, et il prit congé de lui dans les meilleurs termes. Puis il revint au Delphin très-soucieux, très-affligé de ce qu’il venait d’apprendre.

« Que dire à miss Jenny, pensait-il, dois-je l’instruire de la terrible situation de Mr. Halliburtt ? Vaut-il mieux lui laisser ignorer les dangers qui la menacent ? Pauvre enfant ! »

Il n’avait pas fait cinquante pas hors de la maison du gouverneur, qu’il se heurta contre Crockston. Le digne Américain le guettait depuis son départ.

« Eh bien, capitaine ? »

James Playfair regarda fixement Crockston, et celui-ci comprit bien que le capitaine n’avait pas de nouvelles favorables à lui donner.

« Vous avez vu Beauregard ? demanda-t-il.

— Oui, répondit James Playfair.

— Et vous lui avez parlé de Mr. Halliburtt ?

— Non ! c’est lui qui m’en a parlé.

— Eh bien, capitaine ?

— Eh bien !… on peut tout te dire à toi, Crockston.

— Tout, capitaine.

— Eh bien ! le général Beauregard m’a dit que ton maître serait fusillé dans huit jours. »

À cette nouvelle, un autre que Crockston aurait bondi de rage, ou bien il se serait laissé aller aux éclats d’une douleur compromettante. Mais l’Américain, qui ne doutait de rien, eut comme un sourire sur ses lèvres et dit seulement :

« Bah ! qu’importe !

— Comment ! qu’importe ! s’écria James Playfair. Je te dis que Mr. Halliburtt sera fusillé dans huit jours, et tu réponds : Qu’importe !

— Oui, si dans six jours il est à bord du Delphin, et si dans sept le Delphin est en plein Océan.

— Bien ! fit le capitaine en serrant la main de Crockston. Je te comprends, mon brave. Tu es un homme de résolution, et moi, en dépit de l’oncle Vincent et de la cargaison du Delphin, je me ferais sauter pour miss Jenny.

— Il ne faut faire sauter personne, répondit l’Américain. Ça ne profite qu’aux poissons. L’important, c’est de délivrer Mr. Halliburtt.

— Mais sais-tu que ce sera difficile ?

— Peuh ! fit Crockston.

— Il s’agit de communiquer avec un prisonnier sévèrement gardé.

— Sans doute.

— Et de mener à bien une évasion presque miraculeuse !

— Bah ! fit Crockston. Un prisonnier est plus possédé de l’idée de s’enfuir que son gardien n’est possédé de l’idée de le garder. Donc, un prisonnier doit toujours réussir à se sauver. Toutes les chances sont pour lui. C’est pourquoi, grâce à nos manœuvres, Mr. Halliburtt se sauvera.

— Tu as raison, Crockston.

— Toujours raison.

— Mais, enfin, comment feras-tu ? Il faut un plan, il y a des précautions à prendre.

— J’y réfléchirai.

— Mais miss Jenny, quand elle va apprendre que son père est condamné à mort, et que l’ordre de son exécution peut arriver d’un jour à l’autre…

— Elle ne l’apprendra pas, voilà tout.

— Oui, qu’elle l’ignore. Cela vaut mieux, et pour elle et pour nous.

— Où est enfermé Mr. Halliburtt ? demanda Crockston.

— À la citadelle, répondit James Playfair.

— Parfait. À bord, maintenant !

— À bord, Crockston ! »