Les Forces éternelles/Sagesse

Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 274-275).

SAGESSE


Ne sois jamais heureux, de peur qu’il t’en souvienne,
De tous les maux humains le bonheur est le pis :
Ce grand magicien, sur ton cœur assoupi,
Un jour retirera son âme de la tienne.

Crains-le, il a touché ta vie et ta raison,
Il est seul créateur dans un monde illusoire,
Le mirage des jours est son exhalaison.
Il te quitte : l’azur, l’allégresse, la gloire

Perdent leur véridique et palpable saveur,
Tout devient incertain, toute évidence cesse.
L’air est asphyxiant, la mer est sans fraîcheur,
Le soleil est lui-même une île de tristesse !

L’univers qui prenait sa force dans tes yeux
Luit comme une aube terne en des salles d’hospice ;
Une immense araignée arrondit jusqu’aux cieux
La toile ténébreuse et moite qu’elle tisse.

Pendant que tu languis et souffres, le passé
Revient sur le désert de ta vie et s’étale ;
Et le souvenir choît sur ton être oppressé
Comme un poids suffocant de suaves pétales.

Et tu gis là, ayant renoncé tout instinct ;
La faim, la soif n’avaient d’adroite vigilance
Que pour nourrir la joie et l’élan du matin :
De tout soin sans espoir une âme se dispense.

Tu ne peux pas savoir comment cela s’est fait
Ce brusque éloignement du bonheur ! Ton scandale
Est que l’esprit humain succombe sous ce faix,
Et ne puisse asservir sa détresse animale.

Rien ne consolera ton grand étonnement,
Sache-le ! La raison ne sert de rien pour vivre,
Tout ce qu’elle propose à l’âme trompe et ment.
Je ne peux rien promettre à ton grave tourment
Que la divine loi des recommencements :
Sois sage, afin qu’un jour tu redeviennes ivre !…