Les Forces éternelles/Les blessés

Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 50-52).

LES BLESSÉS



Ainsi, pour avoir vu d’autres hommes, des hommes
Ont ces regards tachés de sang, ces yeux de loup,
Ce fier entêtement, ces rires économes,
Ces méplats basanés, rouilles comme des clous,
Et ce muet dédain de la vie où nous sommes…

Pour avoir approché des hommes, ces humains
Sont comme des métaux tirés de l’incendie.
Déchirés, entr’ouverts, roussis, ils ont les mains
Toutes lourdes encor de besognes hardies,
Et qui gardent le poids calme d’avoir tué.
— Ils ne nous diront pas, ces yeux accentués,
Quelle horreur ont marquée en leurs sombres pupilles
Le géant ennemi, la faim, le sac des villes,
L’obus épars en feu, les froids couteaux entrant
Dans la laine et la chair des poitrines, offrant
Pour une mort auguste, acharnée et difforme.
L’honneur simple et sacré du commun uniforme.
Bleus et rouges, mourant pour ces seules couleurs,
Sans rien interroger, comprenant que l’honneur

Est soudain indivis entre deux millions d’hommes,
Ils savaient que chacun devait payer la somme
Mystérieusement incluse dans le sang,
Par qui sera sauvé le nom de la Patrie :

Patrie, orgue épandu, vaste et retentissant !

Ces deux genoux, ces bras, cette âme qu’ont nourrie
Le doux air, le doux sol et le parler français,
Soldats fiers d’être fiers, chacun de vous pensait
Qu’il est juste d’en faire, à l’heure atroce et noble,
La restitution aux sillons, aux vignobles,
À la ville exposée, offensée, et qui veut
Lutter comme une vierge entre ses longs cheveux…

— Ô soldats que j’ai vus rire, souffrir, vous taire
Dans la blancheur de chaux d’un ancien monastère,
Où, comme un haut jet d’eau, s’élevait dans la cour
Un arbre purpurin tout saturé d’amour.
J’ai près de vous appris le mourir et le vivre.
Nomades réunis qu’un même élan délivre.
Étant tous des héros vous sembliez pareils :
Cent aigles sont ainsi ayant vu le soleil ;
Vous parliez doucement, gravement, sans emphase.
De ces exploits qui sont une effarante extase
Dont nos yeux, sur vos fronts, épiaient le reflet.

Les autres écoutaient celui-là qui parlait.

Le soir venait sans bruit, — le soir du pays basque.
Au mur nu scintillait un clairon près d’un casque,
Une femme passait en offrant du raisin,
On voyait se mouvoir des pieds bandés de toile
Et des fronts se hausser au-dessus des coussins.
Je regardais le ciel où naissait une étoile,
Mais l’espace est sans voix et sans complicité
Pour les meurtres sacrés où l’homme est emporté.
Puis des chiens aboyaient dans les fermes lointaines.
On entendait frémir les ailes, les antennes,
Tout le monde animal et son puissant baiser.
L’ombre furtivement s’emparait des visages
Où les regards luttaient dans le soir apaisé.
Tous ces soldats semblaient portés sur un nuage
Et ne plus souhaiter nul lieu où se poser,
Tant ils possédaient l’aile et le vent des archanges…

— Qu’à jamais soient dotés d’honneurs et de louanges
Ces hommes qui sans peur, sans haine et sans dégoûts,
Se ruant sur la guerre et recevant ses coups,
Ont, dans un naturel et prodigue mélange,
Tout semblables au sol qu’ils gardent et qu’ils vengent,
Fait jaillir de leur corps, de leur âme accouplés,
Le tumulte du vin et la bonté du blé !

Octobre 1914.