Les Forces éternelles/La Grèce, ma terre maternelle
LA GRÈCE, MA TERRE MATERNELLE
Ayant longtemps bâti ses hautes Pyramides
Et comblé de senteurs ses sarcophages d’or,
L’énigmatique Égypte, aux yeux peints, au corps vide,
S’enfonce dans son sable, et dort.
Enclose sous l’onguent des fermes bandelettes,
Funéraire bourgeon qui retourne au néant,
Sa sagesse ironique et déçue inquiète
L’ombre de ses tombeaux géants !
Qui voudrait réveiller cette grande endormie,
Étroite, les deux bras contre le corps liés ?
Tu n’aimais pas la vie, ô songeuse ! ô momie !
Et ton ivresse est d’oublier !
Sous un ciel enflammé de lumière onctueuse,
Tes chameaux au beau col, cygnes tristes et fiers,
Semblent fuir le destin, et sous leurs pieds se creuse
Le rire onduleux du désert.
L’énorme Sphinx camus, mage accablé d’études,
Rit aussi, possédant le secret sans pareil :
Il rit de ce sourire enivré qui prélude
Au calme sans bords du sommeil…
— Dors, grande Égypte lasse, amoureuse des tombes !
Ton épervier divin, même en ses jeunes jours,
Pliait nonchalamment une aile. Vous, colombes
De Kypris, vous chantez toujours !
Ô Grèce, c’est vers toi que courent mes paroles.
Terre de la pensée et du souffle éternel !
Vierge aux libres genoux, nymphe des Acropoles,
Bloc d’azur, de marbre et de sel !
Toi qui ne peux pas plus vieillir que ne vieillissent
Les vapeurs du matin des printemps successifs,
Les gouttelettes d’eau de la rame d’Ulysse,
Les jeux des agneaux sous les ifs !
Enfance du bonheur, prime élan de la grâce,
Commencement du Vrai, achèvement du Beau,
Calme maturité qui ne sembles pas lasse
Quand tu descends dans le tombeau,
Tu sus vaincre le temps, même tes léthargies
Enivraient les humains qui venaient t’épier,
Ils t’appelaient Raison, Démos, Cora, Hygie,
Et courbaient leur front sur tes pieds.
Prêtresse solennelle ou danseuse rusée.
Tu te mouvais au gré d’un songe musical.
— Ô peuple de la vie, ô peuple des musées,
Écoute mon chant filial !
Tu le vois, un épais et suffocant nuage,
Plus lourd que les soldats de Xerxès, est venu
Comme un vol de hérons sur toi, et ton visage
Est voilé par ces inconnus ;
Du Nord, où la mer froide au sapin lourd de brume
Conte un lied enfantin dont riraient tes bergers,
Il est venu, lancé par le canon qui fume,
Le souffle de ces étrangers !
Furtifs, glacés, pareils à des troupeaux de rennes,
Écartant le branchage et se glissant vers toi,
Ces rudes écoliers t’approchent et t’apprennent,
Toi que l’on respire et qu’on croit !
Hélas, ils ont touché ta ceinture pudique,
Grande vierge debout qui songes fixement,
Et un peu de ta main qui pend sur ta tunique
Est prise dans leurs doigts gourmands !
Se peut-il qu’on t’offense ou bien qu’on t’intimide,
Sainte légèreté qui semblait sans liens,
Comme une île des cieux, toujours un peu humide
Du souffle des flots Ioniens !
L’Histoire ne parlait de toi qu’avec délire,
Il ne suffisait pas d’être juste et courtois,
Le plus beau des Anglais, le grand porteur de lyre,
S’amusait à mourir pour toi !
Tu semblais bleu de lin et jaune comme l’ambre,
Chacun favorisait ton sublime renom,
Un voyageur niait avoir vu en décembre
La neige sur le Parthénon !
Lorsque le promeneur, dans la cité romaine,
Respirait dans le vent ton odorant appel,
11 songeait à Jacob, à qui Lia s’enchaine,
Et qui languissait pour Rachel !
Les siècles s’en venaient en long pèlerinage
Vers tes golfes d’argent et tes rochers vermeils,
L’étoile qui guidait vers Jésus les Rois mages,
Pour toi devenait un soleil.
Le grand battement d’aile aigu des cathédrales
Moins que ton temple étroit semblait l’hôte des cieux.
Et le monde attentif écoutait tes cigales
Chanter sur tes coteaux pierreux !
Les Francs se souvenaient d’avoir, à tes fontaines,
Bu l’onde où le pied d’or de Pallas se mêlait,
Et goûté ton miel brun, au temps où l’on parlait
Français dans le duché d’Athènes !
Le vieux Gœthe, ombragé par les soirs de Weimar,
Dans son grave logis orné d’antiques plâtres,
Laissant l’éternité envahir son regard
Rêvait à ta blancheur bleuâtre !
Ton profil, net ainsi qu’un mur entre deux champs,
Ton haut casque arrondi, ta face calme et lisse,
Ta lance au jet d’argent proclamaient la justice,
La fierté, les lois et le chant.
Ta tunique aux beaux plis descendait sur tes hanches
Comme va l’eau du fleuve et le lait s’épandant,
Comme va la logique austère, qui ne penche
Que du côté de l’évident !
Et maintenant tes bras sont entravés de chaînes,
L’éther divin frémit d’un blâme aérien,
Et dans l’ombre on entend la voix de Démosthène
Murmurer « Ô Athéniens… »
Mais soudain ton regard qui calculait les astres
A posé sa clarté sur les sanglants chemins,
Et libre, bondissant, te mêlant aux désastres,
Ô mère antique des humains,
Tu reconnus ceux-là qui t’avaient bien servie,
Ô fille de tes fils ! Et leur donnant secours
Tu mêlas ta fureur, ta sagesse et ta vie
Aux combats enragés d’amour !
— Dans mon natal séjour, Paris, que rien ne passe,
Mon cœur qui lui doit tout fut préparé par toi,
Et je me sens unie à jamais, dans l’espace.
Au sang des bataillons crétois…