Les Forces éternelles/Il n’est pas un instant…

Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 348-350).

IL N’EST PAS UN INSTANT…


Il n’est pas un instant où près de toi couchée
Dans la tombe ouverte d’un lit,
Je n’évoque le jour où ton âme arrachée
Livrera ton corps à l’oubli.

Se peut-il que se rompe une veine qui porte
Un même sang parmi deux corps,
Et que l’un des deux reste au moment que la porte
Se ferme sur celui qui sort ?

Qu’advient-il de celui que le destin néglige,
De celui qu’on nomme vivant ?
Attend-il que la plaie à son côté se fige ?
De quel fiel va-t-il s’abreuvant ?

— Que valent donc les mots, les larmes, les caresses,
Le féroce accaparement
D’un corps par l’autre corps, si ces promesses cessent
Au terrible et dernier moment ?

Qu’avons-nous souhaité dans le plaisir, cher être,
Si ce n’est d’être tour à tour
Celui qui meurt, celui qui voit l’autre renaître,
Celui qui l’assiste d’amour ?

Quand ma main sur ton cœur pieusement écoute
S’apaiser le feu du combat.
Et que ton sang reprend paisiblement sa route,
Et que tu respires plus bas,

Quand, lassés de l’immense et mouvante folie
Qui rend les esprits dévorants.
Nous gisons, rapprochés par la langueur qui lie
Le veilleur las et le mourant,

Je songe qu’il serait juste, propice et tendre
D’expirer dans ce calme instant
Où, soi-même, on ne peut rien sentir, rien entendre
Que la paix de son cœur content.

Ainsi l’on nous mettrait ensemble dans la terre,
Où, seule, j’eus si peur d’aller ;
La tombe me serait un moins sombre mystère
Que vivre seule et t’appeler.

Et je me réjouirais d’être un repas funèbre
Et d’héberger la mort qui se nourrit de nous,
Si je sentais encor, dans ce lit des ténèbres.
L’emmêlement de nos genoux…