Librairie internationale (p. 188-194).


XXI


Robert allait donc voir Pierre Fromont, autant pour épancher le bonheur dont son cœur débordait que pour s’informer de lui et de ses travaux.

On le fit attendre quelques instants. Il entendit dans l’atelier un bruit de chaises et de portes, des Chuchotements, des pas précipités.

— Pardon, dit Robert, j’ai fait fuir quelqu’un.

— Du tout, répondit Pierre embarrassé ; car malgré ses théories profondément perverses, c’était un homme naïf.

— Allons, tu vas bien. Bon ! je me sauve.

— Tu ne me déranges aucunement. Je suis très-heureux de te voir, au contraire, car je commençais à être fort inquiet de toi. Je n’osais aller te déranger : je te savais si occupé.

— Occupé, moi !

— Eh oui ! ta nouvelle lune de miel !

— Je n’y suis pas.

— Cependant, on ne parlait, le mois passé, que de ta passion pour la belle Mme Moriceau. On dit même que le mari, qui est noir comme un Othello, fait très-bien dans le paysage. Mais, peut-être, est-ce déjà de l’histoire ancienne !

— On parle, dis-tu ?…

— Comment ? cela te surprend ? Paris est plus cancanier que la plus petite ville de province.

— Ah ! s’écria Robert, je suis un misérable !

— Oh ! oh ! comme tu prends la chose au tragique aujourd’hui !

— J’avais cru…

— Parbleu ! les amoureux sont comme les autruches ; parce que, tout absorbés en eux-mêmes, ils ne voient personne, ils s’imaginent que personne ne les voit. Ma parole ! tu as l’air bouleversé ! Bah ! un mari moqué de plus ou de moins ! Tu ajouteras celui-là à ta collection : Série trente-neuvième, femmes du monde, n° 3687, si ce n’est plus. Il est une classe de prédestinés qu’a oubliée Balzac dans son admirable Physiologie du mariage, c’est la nombreuse catégorie des prédestinés en herbe, de ceux dont l’infortune commence avant même le conjungo. Telle femme ne se marie que par dépit ; telle autre aime en secret un joli cousin ; une troisième, un valseur qui l’enivre ; une quatrième, son professeur de chant, ténor irrésistible. Et l’on attend la liberté du mariage pour achever le roman ébauché. Telle est l’histoire de la belle Mme Moriceau. En voyant ce Moriceau, aussi moricaud que morose, personne ne le plaint beaucoup, et tout le monde t’envie.

— C’est une infamie. Pauvre Étienne ! un cœur d’or ! L’an passé, tu m’engageais à fuir, à respecter son bonheur ; aujourd’hui, tu plaisantes. Tu en as le droit, hélas ! J’ai essayé de fuir, d’oublier ; mais elle est venue à moi, et tes conseils et mes résolutions, tout s’est évanoui.

— Parbleu ! j’en étais sûr d’avance. Vois-tu, mon cher, pour l’observateur un peu analyste, l’étude des passions donne des résultats aussi certains, aussi rigoureux que les mathématiques.

— Non, ta science est vaine. Il est des amours qu’on ne peut prévoir, qui échappent à l’analyse, et mon amour pour Juliette est de ce nombre. Je n’ai jamais aimé ainsi.

— Tiens ! tu n’es donc son amant que depuis bien peu de jours ?

— Tu refroidirais un volcan avec tes raisonnements à la glace.

— Ce qu’il y a de beau en toi, Robert, ce qui tranche avec notre jeunesse blasée, terne, vieillotte, c’est ton enthousiasme qui survit à toutes les débauches, à toutes les déceptions.

— Je ne me fais aucune illusion sur ce nouvel amour. J’ai aimé Juliette enfant, je l’ai aimée jeune fille, je l’aime femme. Je commence à croire que je l’aimerai toujours.

— Ce serait alors une femme habile.

— Au contraire : ce qui assure sa puissance sur moi, c’est qu’elle ne connaît aucune de ces ficelles féminines que je sais par cœur, et qui ne me prennent plus. Elle suit sa passion avec une spontanéité, une violence qui vous étonne, vous déroute.

— Alors, il se peut que cela dure… trois mois. L’imagination est prise et le cœur, un peu.

— Mon cœur est tout à elle.

— Et ta femme ?

— Je l’aime encore, mais autrement.

— Quel avenir tu te prépares entre ces deux femmes exigeantes et jalouses !

— C’est la vie, cela. J’aime les situations tendues qui me forcent à exercer toutes mes énergies.

— Et cet homme-là s’est marié, il est père de famille ! C’est comme moi, si j’avais des enfants !

— Tu en auras. Souviens-toi de ma prédiction. L’étude des bosses donne aussi des résultats ma thématiques. Or, tu as derrière la tête une énorme protubérance : c’est la bosse de la paternité.

— Moi ! jamais !

Au même instant retentit dans la chambre voisine un bruit assez intense, suivi de cris aigus.

Pierre se précipita, ouvrit la porte. Robert le suivit, et qu’aperçut-il ?

Une salle à manger confortable, la table mise, trois couverts sur une nappe blanche, des vases de fleurs, et sur le buffet, un dessert artistement préparé, qui trahissait la main d’une femme, d’une ménagère. Enfin, roulant à terre, un gros marmot tout barbouillé de confitures, et qui criait à percer le tympan.

En même temps, entra du côté opposé une charmante femme, qui paraissait être chez elle.

On releva l’enfant. Il avait voulu monter sur le buffet pour prendre des confitures, et dans sa chute, avait entraîné le compotier.

— Il est marié ! ne put s’empêcher d’exclamer Robert.

Pierre rougit jusqu’aux oreilles.

— Papa, papa, cria l’enfant, qui se pendit après lui.

— Voyons, Annette, donne-lui le reste des confitures, dit le peintre à la jeune femme.

— Et par-dessus le marché, ajouta Robert en rentrant à l’atelier, c’est un papa gâteau.

Il riait d’un franc rire.

— Tu me crois marié ? reprit Pierre.

— Parbleu !

— Eh bien ! pas du tout.

— Cet enfant, c’est…

— Le mien, je le reconnais ; mais je ne me marierai jamais devant M. le maire. C’est déjà bien assez, Dieu merci ! de vivre en famille. Ah ! la famille !

On vit l’enfant entr’ouvrir la porte.

— Papa veut-il permettre que je l’embrasse ? dit-il avec une jolie petite mine futée.

— Du tout, monsieur, du tout, je suis fort en colère.

— Eh bien ! tout à l’heure c’est toi qui voudras m’embrasser ; et pour te punir, c’est moi qui ne voudrai plus.

— Hérode ! Hérode ! où es-tu ? exclama Pierre de l’accent le plus piteux.

Mais le petiot qui ne connaissait pas encore le massacre des Innocents :

— Qu’est-ce que ça, Hérode ? demanda-t-il en s’avançant davantage.

— C’est Croquemitaine, sauve-toi.

— Quand papa est là, je n’ai pas peur de Croquemitaine, parce qu’il me défendrait.

— Voyez-vous ça ? À la porte, tout de suite.

— Alors embrasse-moi.

— Va donc, dit Robert, je tourne la tête.

Pierre prit l’enfant et fit résonner sur ses joues deux gros solides baisers franc-comtois.

— Non-seulement tu te marieras, ajouta Robert en serrant la main de son ami ; mais tu seras père de douze enfants.

Pierre baissa la tête, et sourit sans répondre.