Librairie internationale (p. 179-188).


XX


En rentrant chez lui, Robert trouva Marcelle au lit, affaissée, inerte, livide.

Mme Rabourdet se tenait droite, sévère, à côté d’elle. Un bel enfant rose dormait au milieu d’un flot de dentelles.

Comme Marcelle restait immobile, Robert la crut morte. Il s’élança vers elle.

— Marcelle ! s’écria-t-il avec l’accent d’une véritable douleur.

Elle ouvrit les yeux.

Robert se laissa glisser à genoux, et une soudaine réaction s’opérant dans son organisme si violemment tendu depuis le matin, il couvrit la main de sa femme de baisers, de larmes repentantes.

La pauvre martyre se souleva avec effort.

— J’ai cru, dit-elle, que j’allais mourir sans t’embrasser.

Elle ne lui adressa aucun autre reproche.

Le lendemain, on craignit un moment pour les jours de Mme de Luz.

Robert ne quitta point son chevet.

Il écrivit à Juliette pour la supplier de l’excuser.

Mme Rabourdet le regardait d’un air haineux.

Quant à M. Rabourdet, il s’épanouissait dans la joie la plus complète. Il avait un petit-fils, déclaré viable, qui s’appellerait comte de Luz. Que pouvait-il demander de plus à son gendre ?

Le surlendemain, Marcelle se trouvant mieux, Robert put sortir et se présenta à l’hôtel Moriceau.

Juliette fit répondre qu’elle était malade, et que de longtemps elle ne recevrait pas. Néanmoins il vint chaque jour, et comme elle continuait à refuser sa porte, il lui écrivit. Pour toute réponse, il reçut sa lettre non décachetée. Alors il se décida à forcer la consigne. Mais dans l’antichambre on l’arrêta, en lui disant que Mme Moriceau était au lit.

Cependant, par la fenêtre, il aperçut Juliette qui se promenait dans le jardin, languissamment appuyée sur le bras d’Étienne.

À cette vue, le sang lui monta aux yeux. Il sortit comme un fou ; il voyait rouge.

Où allait-il ?

Il revint à son hôtel. Une sorte de délire l’emportait. Il fit atteler son phaéton, courut au bois, le traversa en tous sens, espérant rencontrer quelques-uns de ses anciens amis.

Il y trouva Nana et la princesse Ircoff, toutes deux escortées.

Il ne put faire à Nana qu’un signe d’intelligence amical ; mais il aborda la princesse, malgré la mine allongée du petit baron qui l’accompagnait.

La princesse l’accueillit fort gracieusement. C’était une femme de trente-huit ans qui voulait en paraître éternellement vingt-huit.

Bien qu’elle se maquillât, abusât de la poudre de riz et des poses languissantes, son incontestable beauté suffisait, indépendamment de son titre de princesse, à légitimer les nombreux hommages qu’on lui adressait.

Mais auprès de la brûlante passion que lui inspirait Juliette, cet amour à la neige, un peu précieux, laissa Robert complètement froid.

Les œillades coquettes de cette femme déjà vieillotte l’agaçaient, car il avait sans cesse devant les yeux, obstiné comme une idée fixe, l’ardent regard de Juliette. Il accepta néanmoins, pour se distraire, l’invitation à dîner de la princesse.

À neuf heures, il la quitta, las, ennuyé, mais toujours fiévreux.

Il se rendit chez Nana, dont la verve endiablée pourrait, pensa-t-il, l’étourdir un moment.

La joyeuse fille l’accueillit à bras ouverts.

— On en a donc assez de sa bêtasse de femme, s’écria-t-elle. Ah ! tant mieux ! Vrai, tu nous manquais. Se marier, quand on a encore devant soi dix ans de folle vie ; grignoter une croûte légitime quand on peut mordre à belles dents les pommes défendues ! Je te le disais bien, que tu nous reviendrais. Sais-tu que tu as vieilli, ô patriarche ? Le mariage ne te réussit pas, mon vieux ! Reviens avec nous. Va ! nous retrouverons encore quelques beaux jours. Pauvre mouton, il est triste, tout ahuri. Et c’est nous qu’on accuse d’abrutir la jeunesse. Les ingrats ! sans nous, la vie serait gaie comme un cimetière. Je gage que tu es tombé sur une femme qui pleurniche. Les séducteurs comme toi ont toujours cette chance-là. Et tu en as par-dessus les yeux, je comprends ça. Il n’y a que nous, vois-tu, pour savoir prendre la vie du bon côté. Et comme tu arrives bien ! J’ai pour protecteur, dans ce moment-ci, un jeune innocent qui gobe tous mes beaux serments d’amour éternel et qui s’est fourré dans l’esprit que je l’adore. Il veut m’emmener, où donc ça ? Plus loin qu’en Amérique, en Italie, je crois, pour filer le sentiment sur le bord d’un lac bleu comme le ciel. Il faut entendre sa tartine sur le lac. Je te la payerai gratis, si le cœur t’en dit. Je soupçonne qu’il ne veut m’emmener sur le bord d’un lac que pour faire des économies, le pingre ! Dès que je l’aurai plumé, et ce sera bientôt fait, comme je l’enverrai se promener sur son lac, mais tout seul ! Car j’ai beau faire, je ne puis aimer que toi. Tu ne m’as jamais demandé la constance, voilà pourquoi je te suis fidèle. — Vive Robert ! Robert for ever ! On dit que tu es riche comme un Crésus. Il y a comme cela des gens nés coiffés. Leur existence est une pluie d’or perpétuelle. Mais je bavarde à tort et à travers, et tu ne dis rien, qu’as-tu donc ?

— Moi ? dit Robert, qui parut s’éveiller d’un songe, je t’écoute. Tu m’amuses.

Nana l’ennuyait aussi. Ce bavardage trivial, débité d’une voix éraillée, maintenant le dégoûtait. Malgré lui, il entendait toujours la voix émue et vibrante de Juliette.

Néanmoins, comme Nana attendait des convives, il resta ; il revit là quelques amis. Il joua toute la nuit, et les émotions du jeu lui firent oublier un moment sa souffrance.

Quand il sortit de chez Nana, il était cinq heures du matin. Le jour commençait à poindre, triste, blafard. Il faisait froid. Les rues étaient désertes. Çà et là apparaissaient quelques sordides balayeuses, et de lourds chariots résonnaient avec fracas sur le pavé solitaire.

Robert revenait à pied, morne, fatigué, un peu ivre. Néanmoins, il pensait encore à Juliette.

Il trouva devant sa porte, accroupie sur le trottoir, une femme qui semblait grelottante.

À la vue de Robert, elle se leva en poussant un léger cri :

— Monsieur le comte ! dit-elle.

Il reconnut Lucette. Elle lui raconta que, lasse enfin des outrages de son mari, elle s’était enfuie seule, au milieu de la nuit, et qu’elle était venue chercher un refuge auprès de Mme de Luz.

Il la fit entrer. Comme à cette heure il n’y avait de feu que chez lui, il la conduisit dans sa chambre. Il la questionna machinalement d’abord, puis avec sollicitude, puis avec affection.

Les fumées du vin, la fièvre du jeu, l’obsession irritante qui l’opprimait, la beauté de cette femme, ses regards suppliants, éplorés, la passion sauvage qu’elle inspirait, tout contribua à obscurcir l’esprit de Robert et son sens moral. Il devint tendre ; ensuite plus pressant. Que pouvait la pauvre Lucette surprise, malheureuse, épuisée, contre un séducteur comme Robert ?

Mais tout à coup l’indignation la saisit ; elle le repoussa violemment en jetant un cri d’horreur.

Alors Robert revint à lui. Il eut honte de son action, se maudit avec rage.

— Quel être pervers suis-je donc ! s’écria-t-il ; abuser du malheur de cette pauvre créature, et là, chez ma femme !

Toutefois, comme il ne pouvait la renvoyer, il pria Marcelle de la garder à son service. Il jura à Lucette, honteuse, désespérée de sa faute, de la respecter désormais et d’oublier cet instant de faiblesse.

Dès lors, il retourna dans le monde, se jeta de nouveau dans la vie agitée et bruyante.

Nana et la princesse l’avaient ennuyé le premier jour ; mais les jours suivants, grâce à son caractère mobile, il retrouva du moins une gaieté factice qui parvint à l’étourdir.

Cependant Étienne s’étonnait de ne plus le voir. Il lui fit plusieurs visites, sans parvenir à le rencontrer.

Mais il trouvait Marcelle qui lui témoignait une très-vive sympathie ; car elle devinait qu’il était destiné à souffrir comme elle.

Maintenant que son mari n’allait plus chez Juliette, la pauvre femme se demandait avec de nouvelles inquiétudes où il passait ses journées.

Plusieurs fois déjà, Robert lui avait fait signer des papiers sans même les lui lire. Elle n’avait osé ni lui refuser sa signature, ni le questionner. Elle supposait seulement qu’il s’agissait d’argent ; et comme la fortune lui appartenait, sa délicatesse lui faisait un devoir de montrer d’autant plus de réserve à ce sujet.

D’ailleurs cette question d’intérêt la touchait beaucoup moins que l’abandon de son mari, qui maintenant la délaissait entièrement.

Juliette, seule, comprit que Robert se jetait dans la dissipation pour l’oublier. Elle en ferait autant ; car elle aussi souffrait, et elle était trop fière pour pardonner une seconde fois.

Elle sortit presque chaque soir, reçut chez elle, donna des fêtes, fit grand fracas avec ses chevaux, grand tapage avec ses toilettes. Ce qui la soutenait, à son insu peut-être, dans cette vie étourdissante, c’était l’espoir de rencontrer Robert. Mais elle ne le trouva nulle part. Il vivait dans un autre monde.

C’était une belle journée d’avril ; le tout Paris élégant s’était donné rendez-vous au champ de courses de Vincennes.

Juliette y parut en calèche découverte, capitonnée de damas orange, et conduite par deux chevaux noirs, des chevaux de race, à crinière rutilante, aux naseaux fumants, se cabrant sous le mors, et dont les fougues semblaient s’associer à la fièvre qui brûlait Juliette. La figure basanée d’Étienne achevait de donner à ce cadre une chaude couleur.

Mme Moriceau, à demi étendue dans la calèche, portait une ravissante toilette de satin gris perle, avec un mignon chapeau de velours cerise. Ces couleurs seyaient à son teint pâle.

M. de Luz faisait courir et se tenait au pesage.

Indifférente aux chances du turf, Juliette cherchait des yeux Robert. Elle finit par l’apercevoir au milieu d’un groupe fort animé, parlant à une femme dont la toilette provocante attirait les regards.

Quelle curiosité la poussa tout à coup ? Elle descendit de voiture, fendit la foule au bras d’Étienne, et s’avançant vers le pesage, elle reconnut Nana.

Alors toute cette nuit de douleur où elle l’avait entrevue dansant comme une bacchante au milieu de l’orgie, lui revint en mémoire. Ce souvenir lui traversa l’esprit ainsi qu’une fantasmagorie lugubre.

Elle éprouva comme un vertige. Elle ne voulut plus se résigner et souffrir. Elle voulut, elle aussi, les enivrements, les joies folles de l’amour. Emportée par la jalousie, elle dit à Étienne :

— Voilà M. de Luz. Priez-le donc de venir nous renseigner sur les chevaux et les paris engagés.

Étienne obéit à sa femme.

Robert accourut aussitôt.

Il tremblait. Dès le premier regard, ils se sentirent tous deux plus que jamais enchaînés l’un à l’autre. Ils ne firent aucune allusion au passé ; aucun reproche ne fut articulé.

Tant que durèrent les courses, ils ne se quittèrent plus. Robert oublia complètement Nana et ne daigna pas répondre au salut agressif que lui adressait des tribunes la princesse Ircoff.

Son cheval fut battu ; il ne le regarda point ; il perdit cent mille francs sans sourciller. Pour un sportsman, oublier son cheval et les paris de la course, quelle plus grande preuve d’amour !

Ils parlaient peu, cependant, et seulement de choses indifférentes, tant le bonheur de se revoir, après une séparation si longue, leur emplissait l’esprit et le cœur.

Au moment de se quitter, comme Robert conduisait Juliette à sa voiture, elle lui dit :

— Demain à deux heures, rue Jean-Bart. Grand’mère est à Nice.

Le lendemain, Juliette reçut Robert dans cette chambre blanche et bleue, dans ce sanctuaire déjà profané qui leur rappelait les premières ivresses de cette irrésistible passion. Jusqu’alors cet amour entravé avait été plein de luttes, de remords, de sourdes récriminations. Maintenant ils oubliaient tout, le monde, le passé, l’avenir. Ils oublièrent aussi que le temps s’écoulait.

Il était six heures quand ils quittèrent la rue Jean-Bart. Juliette se jeta dans une voiture de place. Quant à Robert, se sentant incapable de contenir son bonheur, redoutant les regards, les questions de Marcelle, au lieu de rentrer immédiatement chez lui, il s’arrêta rue Madame, chez son ami Pierre Fromont.

Depuis le dernier Salon, Pierre était devenu un peintre célèbre ; et dans le monde artistique, on prônait à l’avance une œuvre capitale qui le poserait au premier rang.