Les Fleurs du mal/1868/Appendice/Lettre de M. Émile Deschamps

Appendice aux Fleurs du malMichel Lévy frèresŒuvres complètes, vol. I (p. 401-402).


LETTRE
DE M. ÉMILE DESCHAMPS


Versailles, 14 juillet 1857.


Monsieur et très éminent confrère,

Après une atroce maladie de plus d’un an, j’avais charmé ma convalescence avec votre exquise traduction des contes fantastiques de l’Hoffmann américain, œuvre d’une double originalité et d’un double mérite littéraire, puisque vous en êtes le révélateur envers notre ignorance. Et voilà que je dois à votre sympathique et trop aimable souvenir ces Fleurs du mal, dont je pensais déjà tant de bien sur échantillons.

Je viens d’aspirer tous leurs poisons enivrants, tous leurs parfums terribles. Vous seul pouviez faire cette poésie, dont l’explication est dans l’épigraphe d’Agrippa d’Aubigné, pour le fond des choses[1] ; dont le secret, pour la forme savante et ciselée est dans la dédicace au parfait magicien ès lettres françaises, notre grand et cher Théophile Gautier.

Pour ne m’en tenir qu’à ce qui concerne l’art, — le poëte restant le maître de son idée, comme a dit magistralement Victor Hugo, — je ne puis me taire sur les prodiges de poésie et de versification qui sont manifestés par votre œuvre.

Don Juan aux Enfers, les Spleen, Les Femmes damnées, Les Métamorphoses du Vampire[2], Les Litanies de Satan, Le Vin de l’assassin, Confession, etc., sont des poésies sans modèle et sans imitateurs pour longtemps. Votre verve, votre coloris, votre harmonie à part, ont pu seuls en venir à bout ; et que de secrets de forme comme de cœur s’en échappent ! Que de vers trempés d’une vigueur étonnante ou d’un enchantement inaccoutumé ! que de tours elliptiques et nouveaux, que de rhythmes dociles et fiers !

Enfin, je ne puis vous dire qu’une chose : soyez toujours ce que vous êtes si souvent ! — Voilà, en une ligne, ma critique et mon éloge sincères.

Ma gratitude ne l’est pas moins, ni mon sympathique dévouement.

Émile Deschamps.



  1. La première édition portait pour épigraphe ces vers de d’Aubigné :

    On dit qu’il faut couler les exécrables choses
    Dans le puits de l’oubli et au sépulcre encloses,

    Et que par les esprits le Mal ressuscité
    Infectera les mœurs de la postérité ;
    Mais le vice n’a point pour mère la science,
    Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance.

    Les Tragiques, liv. II.
    (Note de C. Baudelaire.)
  2. Cette pièce a été supprimée dans la deuxième édition et dans celle-ci.