Les Fleurs du mal/1868/Appendice/Article de Charles Asselineau

Appendice aux Fleurs du malMichel Lévy frèresŒuvres complètes, vol. I (p. 377-394).


I

Les poésies de Charles Baudelaire étaient depuis longtemps attendues du public, j’entends de ce public qui s’intéresse encore à l’art et pour qui c’est encore quelque chose que l’avénement d’un poëte.

Et, à ce sujet, ne calomnions pas trop la société actuelle. Il est difficile que quelque chose de beau ou de bon se produise sans que cette société, qu’on dit si matérielle et si endormie, n’en reçoive quelque agitation. Je vais plus loin. Je suis étonné de sa bonne volonté à faire des succès et à se laisser duper par le mot d’ordre de ceux qu’elle investit de la fonction de l’éclairer. On lui sert des tragédies vulgaires, sans invention et sans style ; on lui dit : C’est du Corneille ; elle y va, et elle applaudit. Un peintre étale au beau milieu d’un salon une toile ambitieuse, d’un dessin douteux et d’une couleur équivoque, on dit au public ; C’est du Véronèse ; il s’y rue, et il applaudit. Combien de fois n’avons-nous pas vu dans ces dernières années la foule se porter en masse et en hâte dans les théâtres, dans les ateliers, chez les libraires, sur l’avis trompeur d’un farceur ou d’un intéressé ; et là, en présence du chef-d’œuvre, s’écarquiller les oreilles et les yeux, le cou tendu, la poitrine contenue, ne demandant qu’à se laisser violer dans son indifférence ! Est-ce sa faute si l’enthousiasme ne lui vient pas, et si le lendemain ses bras laissent tomber le pavois qu’ils avaient élevé la veille ? A-t-elle manqué à Félicien David, à Daubigny, à Jean-François Millet, à Victor de Laprade ? Ne fait-elle pas fête chaque soir à Weber, qu’on vient de lui rendre ? Tout récemment encore, n’a-t-elle pas fait accueil à Gustave Flaubert ?

Ce qui manque aujourd’hui aux hommes d’un vrai mérite, aux artistes graves et convaincus, ce n’est donc pas le bon vouloir du public ; le public ne demande qu’à faire des succès, parce qu’il veut jouir. Ce qui leur manque, c’est le concours loyal, désintéressé de ceux à qui le public, trop occupé et trop affairé, a dévolu la charge de l’éclairer et de l’avertir, de faire pour lui le dépouillement des réputations, et qui, à force de lui crier au loup pour des ombres, finissent par l’endormir dans son indifférence.

Longtemps avant que les Revues eussent publié des vers de M. Baudelaire, on savait qu’il existait quelque part, dans les entrailles fécondes de cette ville qui contiennent tant de germes pour l’avenir, un poëte original, un esprit bien trempé, trop poëte ou trop artiste selon quelques-uns, mais dont les qualités vivaces et surabondantes devaient faire diversion à l’ennui et à la médiocrité générale. Le public, nous en sommes témoins, s’est entretenu dix ans dans cette attente. Les extraits donnés par les journaux ont soutenu cette réputation naissante.

Nous n’avons pas voulu, pour apprécier le talent de M. Baudelaire, attendre l’impression du public. Sans doute on criera à l’exagération. Mais est-ce dans ces temps de médiocrité prolixe de la poésie officielle, de la poésie des salons et des académies, est-ce bien d’une surabondance de sève que nous avons à nous plaindre ? N’est-il pas vrai qu’il en est aujourd’hui de la poésie comme de la peinture ? Tout le monde peint bien, dit l’un, tout le monde fait bien les vers, répond l’autre. Oui, si par bien peindre et être bon poëte, on peut entendre ne manquer ostensiblement à aucune règle convenue, s’exprimer couramment dans le langage de tout le monde et savoir relier habilement par des procédés connus des phrases apprises et des poncis. Tout le monde peint bien parce que tout le monde a été à l’école, a visité les musées et a la tête meublée de souvenirs. Or la mémoire est une faculté calme qui ne fait pas trembler la main comme l’imagination. Nos artistes mettent sur leur palette du Rubens, du Rembrandt, du Guyp, du Van Ostade, etc., etc. Ils s’entourent de gravures. Comment, avec cela, en y ajoutant un peu de goût et les traditions de l’école, ne réussiraient-ils pas auprès de la foule ? Mais regardez d’un peu près les œuvres de ces habiles peintres, appliquez-leur la méthode de jugement qui résulte de l’étude des maîtres, et vous découvrirez qu’ils n’ont ni unité, ni science, ni sincérité, ni idéal, ni bonne foi, ni art de composition, rien, en un mot, de ce qui constitue, non pas le grand peintre, mais le peintre. Tout le monde écrit bien parce que tout le monde sait lire, et que, depuis trois cents ans que l’on imprime, bon nombre de sentiments et de nuances de sentiments ont été exprimés par de grands écrivains. N’est-ce pas le sublime du genre scolastique et académique que d’emprunter la pompe à Bossuet, la concision à La Bruyère, la profondeur à Pascal, l’ironie à Voltaire, la passion à Rousseau, etc., etc. ? De sorte qu’à force d’exprimer ses propres sentiments avec le langage des maîtres, on arrive à penser à leurs frais et finalement à ne plus penser du tout. Disons-le franchement, depuis Louis XIV la poésie française se meurt de correction[1]. Et lorsque, au commencement de ce siècle, l’auteur des Orientales et de Hernani est venu régénérer la langue poétique en lui rendant tout ce qu’elle avait perdu en 1660, le pittoresque, la propriété, le grotesque, on l’a traité de barbare et de Topinambou. Que penseront nos neveux lorsqu’ils trouveront dans les journaux du temps, à l’adresse du plus grand inventeur de rhythmes que la France ait eus depuis Ronsard, les épithètes de sauvage et d’Iroquois ? Que penseront-ils surtout dans cette plaisanterie, banale alors, du mot coupé par l’hémistiche, appliquée au versificateur le plus sévère de l’époque ? Comme il n’est pas de brevet pour l’invention poétique, il n’est aujourd’hui fils de bonne maison, pourvu du grade de bachelier ès lettres, et ayant un peu de lecture, qui ne parvienne à coudre convenablement ensemble quelques hémistiches de nos poëtes modernes. C’est le même procédé que ci-dessus, pour la prose : on exprime sa mélancolie aux dépens de Lamartine, son ironie avec de Musset, son indignation avec Barbier, son scepticisme avec Théophile Gautier. Chacun a fait son petit Lac, son petit Pas d’armes du roi Jean, son petit Iambe, sa petite Comédie de la Mort, sa petite Ballade à la lune. On emprunte les pensées avec le langage ; ou plutôt on se sert d’une langue riche pour déguiser le néant de sa pensée et la nullité de son tempérament. À part quatre ou cinq noms que je me dispense de citer, mais que chacun connaît, je demande si, dans les essais poétiques qui se sont manifestés dans ces dernières années, il est possible de voir autre chose que réminiscences et pastiches. N’est-ce pas toujours la mélancolie de Lamartine, la rêverie de Laprade, la mysticité de Sainte-Beuve, l’ironie de de Musset, la sérénité de Théodore de Banville ? Eh bien, je le déclare, en présence d’une moutonnerie si persistante, le poëte qui met la main sur mon cœur, dût-il l’égratigner un peu, irriter mes nerfs et me faire sauter sur mon siège, me semblera toujours préférable à cette poésie, irréprochable sans doute, mais insipide, sans parfum et sans couleur, et qui vous coule entre les mains comme de l’eau.

Je ne ferai donc point le procès à M. Baudelaire pour ses exagérations. Tous les tempéraments excessifs, tous les talents volontaires impliquent certains défauts auxquels les meilleurs conseils ne sauraient remédier. Il faut en pareil cas supprimer le poëte ou garder les défauts. Les défauts de M. Delacroix sautent aux yeux : le premier venu peut apercevoir dans sa peinture des audaces, des négligences, la laideur des visages ; mais il a fallu vingt ans pour faire comprendre sa tonalité savante et l’intensité de ses compositions. Je préfère, à propos de M. Charles Baudelaire, m’occuper de signaler et d’expliquer ce que je vois de beau et de rare dans son talent, plutôt que de perdre mon temps à relever des taches qu’on verra bien sans que je m’en mêle, et que la charité de tels de nos confrères saura merveilleusement faire valoir. J’ai d’ailleurs, pour agir ainsi, une excuse excellente, l’exemple du recueil même qui me prend aujourd’hui pour organe. Lorsque la Revue des Deux Mondes publia, l’an dernier, quelques-unes des poésies de M. Baudelaire, elle les fit précéder d’une note un peu prude, et dans tous les cas fort maladroite. La Revue française s’est conduite plus franchement : elle a choisi, c’était son droit ; mais, son choix fait, elle l’a publié sans commentaire[2].

II

Le livre des Fleurs du mal[3] contient tout au juste cent pièces, parmi lesquelles un assez grand nombre de sonnets, et dont la plus longue excède à peine cent vers. Si je m’arrête tout d’abord à ce résultat, c’est qu’en s’ajoutant à d’autres observations, elle confirme une opinion que j’ai depuis longtemps sur l’avenir de la poésie. Cette opinion, qui n’est point une simple conjecture, mais une induction tirée du développement de l’histoire, est qu’à mesure que le nombre des lecteurs augmente, à mesure que le livre imprimé, en se répandant, convertit les auditeurs impressionnables, passionnables, en lecteurs méditatifs et réfléchis, la poésie doit concentrer son essence et restreindre son développement. Je ne prétends pas, — ce qu’on ne manquerait pas de me faire dire si je ne revenais sur mon assertion, — que la poésie doive devenir un art purement plastique. Mais du moins elle doit resserrer ses moyens plastiques comme son inspiration. La poésie à grandes proportions, la poésie épique, est celle des peuples, non pas barbares, mais peu liseurs, ou qui ne savent pas encore lire et qui sont naturellement plus saisissables par la passion que par la réflexion ; c’est la poésie des époques héroïques ; c’est aussi la poésie des peuples opprimés ou asservis, et c’est pour cela peut-être que la France n’a pas de poëme épique. — Le poëme didactique est un jeu de rhétoricien qui ne peut être poétique qu’épisodiquement. — Quant au poëme démonstratif ou persuasif, à la poésie de propagande, au poëme-sermon, au poëme-pamphlet, ne sont-ils pas devenus ridicules aujourd’hui qu’un article de journal ou une simple brochure renseigne plus vite et plus nettement ? La philosophie ni la science n’ont affaire de la Muse.

Des savants, des docteurs les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.

Répétons-le, car on ne saurait trop le dire, la découverte de l’imprimerie, en mettant aux mains des hommes un moyen direct et expéditif de communiquer leur pensée, a destitué les arts de toute mission de propagande ou d’enseignement. Ce que disaient autrefois les bas-reliefs d’une cathédrale, les fresques d’un édifice, ce que chantaient les rhapsodes et les trouvères, qui n’étaient pas toujours des poëtes, le livre aujourd’hui le dit plus clairement et plus vite. Toutes les fois qu’il s’agira de s’instruire et de comprendre, il sera toujours plus tôt fait de lire un traité que de dégager la moelle instructive des ornements égayés de la Muse. Du jour où le livre fut inventé, les arts émancipés ont eu chacun un domaine séparé que le voisin ne peut envahir qu’à la condition de se suicider. L’allusion politique tue le poëme, dont elle fait un pamphlet ; la prédication tue le drame en en faisant un traité de morale. Quel profit Voltaire, eût-il eu tout le génie poétique qui lui manquait, pouvait-il attendre de sa Henriade alors que les mémoires sur la Ligue étaient déjà dans toutes les mains ? Qui songe à relire, autrement que par curiosité littéraire, les lourds poëmes didactiques de Saint-Lambert, de Lemierre et de Delille, depuis que nous avons une Maison rustique, des dictionnaires, une littérature scientifique ?

Désormais divorcée d’avec l’enseignement historique, philosophique et scientifique, la poésie se trouve ramenée à sa fonction naturelle et directe, qui est de réaliser pour nous la vie complémentaire du rêve, du souvenir, de l’espérance, du désir ; de donner un corps à ce qu’il y a d’insaisissable dans nos pensées et de secret dans le mouvement de nos âmes ; de nous consoler ou de nous châtier par l’expression de l’idéal ou par le spectacle de nos vices. Elle devient, non pas individuelle, suivant la prédiction un peu hasardeuse de l’auteur de Jocelyn, mais personnelle, si nous sous-entendons que l’âme du poëte est nécessairement une âme collective, une corde sensible et toujours tendue que font vibrer les passions et les douleurs de ses semblables.

Cette vérité, que j’essaye de prouver par le raisonnement, est démontrée d’ailleurs par l’exemple et par la transformation progressive de la poésie moderne. Qu’ont fait depuis trente ans Lamartine, Hugo, de Vigny, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, qu’écrire en des œuvres fragmentaires, limitées, l’histoire de l’âme humaine, qu’exprimer dans une forme de plus en plus serrée et de plus en plus parfaite impressions, rêves, aspirations, regrets, depuis la passion la plus vive jusqu’à la rêverie la plus vague ? Les uns et les autres ont tâté le pouls à l’humanité et en ont noté les pulsations dans un rhythme précis, sonore ou coloré. Car c’est la conséquence forcée de cette évolution finale de la poésie, de nécessiter une exécution plus ferme et une plastique plus serrée. Le vers négligé, mou, le versus pedestris du xviiie siècle, qui convient si bien à la muse décrépite de l’abbé Delille et de ses imitateurs, n’est plus de mise dans un poëme court destiné à frapper l’esprit des lecteurs par une succession rapide d’images intenses.

Je félicite M. Baudelaire d’avoir compris ces conditions nouvelles de la poésie, car c’est assurément une preuve de force que de se trouver du premier coup à la hauteur de son temps.

III

La poésie de M. Baudelaire, profondément imagée, vivace et vivante, possède à un haut degré ces qualités d’intensité et de spontanéité que je demande au poëte moderne.

Il a les dons rares, et qui sont des grâces, de l’évocation et de la pénétration. Sa poésie, concise et brillante, s’impose à l’esprit comme une image forte et logique. Soit qu’il évoque le souvenir, soit qu’il fleurisse le rêve, soit qu’il tire des misères et des vices du temps un idéal terrible, impitoyable, toujours la magie est complète, toujours l’image abondante et riche se poursuit rigoureusement dans ses termes.

On dira que parfois le ton est poussé au noir, ou au rouge, et que le poëte semble se complaire à irriter les plaies où il a glissé la sonde. Mais, à notre tour, prenons garde à ne pas tomber dans l’exagération. Je sais bien que les satires de d’Aubigné, non plus que celles de Régnier, non plus que certaines pièces de Saint-Amant ou même de Ronsard, ne pourraient guère paraître dans nos revues actuelles. Et cependant chacun les a dans sa bibliothèque et s’en fait honneur. Les poëtes en ce temps-là n’écrivaient que pour les poëtes ou pour les âmes assez grandes pour comprendre l’Art. Nous avons inventé un mode de publication qui s’adresse à tous indistinctement, à l’homme du monde comme à l’artiste, aux jeunes filles comme aux érudits. Est-ce une raison pour retrancher de la poésie moderne tout un ordre de compositions qui a ses précédents, ses chefs-d’œuvre, j’allais dire ses classiques, et qui d’ailleurs répond si directement à une série de passions et de phénomènes ? Devons-nous supprimer la satire et nous interdire l’étude de toute une moitié de l’âme humaine ? En littérature, en art, tout ce qui existe a sa loi ; je suis à cet égard fataliste comme un Bédouin. Je n’en veux donc pas aux journaux d’avoir moralisé leur feuilleton dans l’intérêt de leurs abonnés et des filles d’iceux. Mais, franchement, d’une nécessité commerciale, d’une condition d’abonnement, doit-on faire une question littéraire ? Le livre est-il le journal ? Mais non : le journal va chercher ses lecteurs, le livre attend les siens. Et parce qu’on a publié Modeste Mignon dans le Journal des Débats et le Lys dans la vallée dans la Revue de Paris, faut-il ne pas écrire Splendeurs et Misères des courtisanes, un des plus beaux livres d’analyse sociale qui aient été écrits en langue française ?

Je vais faire une citation terrible, et l’on ne dira pas qu’à propos de littérature romantique je vais chercher mes autorités dans le camp des intéressés. Voici ce qu’écrivait en 1822, dans le Journal des Débats, Hoffmann, — non pas le fantastique, mais l’auteur des Rendez-vous bourgeois, — à propos d’une édition nouvelle de Régnier :

« Dans plusieurs cantons de la Normandie j’ai entendu désigner une jeune fille très honnête par un mot qui ferait dresser les cheveux, s’il était prononcé devant le public plein de pudeur de la capitale. Ce mot, que je n’oserais même désigner par la lettre initiale, n’est cependant que le féminin d’un autre mot que tout le monde prononce et qui indique un jeune homme non marié. Quand ce mot féminin a été appliqué à la débauche, le beau monde l’a rejeté avec horreur et lui a d’abord substitué le mot au son argentin dont j’ai parlé plus haut, et qui, dans son étymologie italienne, ne signifie qu’une très petite fille. Il a été pendant quelque temps reçu même dans la bonne société ; mais ayant enfin été proscrit comme son prédécesseur, on l’a remplacé par le mot fille, qui était encore du bon ton au milieu du siècle dernier. Mais il était écrit là-haut sans doute que tout ce qui désigne ce sexe deviendrait une injure ; et ce sont les femmes elles-mêmes qui se sont calomniées en rejetant comme indécents tous les mots qui avaient ce caractère. Aujourd’hui le mot fille est de si mauvais ton, qu’aucune mère, même dans les dernières classes du peuple, ne veut avoir de filles. J’ai deux garçons et deux demoiselles, nous dira la femme du dernier artisan. Mais voici bien autre chose : le mot demoiselle lui-même court grands risques. Les nymphes qui font espalier dans certaines rues, quand Hespérus se lève sur l’horizon, se nomment les demoiselles de la rue Saint-Honoré, les demoiselles du Panorama ou du boulevard du Temple. Il n’y aura donc bientôt plus de demoiselles ; et c’est pour cela sans doute que depuis quelque temps on emploie le terme de jeune personne, car on prévoit que, dans vingt ou trente ans, le mot demoiselle fera frémir notre pudique postérité. Malheureusement l’expression de jeune personne est une sottise, car le mot personne s’appliquant aux deux genres, un jeune garçon est aussi une jeune personne. Il faut donc chercher un autre mot, et, quel qu’il puisse être, il finira par avoir le sort de tous les autres. »

Voilà le danger signalé par un pur classique, par un écrivain qui traitait Shakespeare et Schiller de sauvages, et leurs traducteurs, MM. Guizot et de Barante, de barbares et de révolutionnaires. Certes, avec notre prétention de parler toujours pour tout le monde, — journaux pour tous, lectures pour tous, — nous finirons par ne plus faire ni livres ni journaux. À force d’avoir toujours en vue les jeunes demoiselles, on finit par manquer de respect aux hommes et à soi-même. On triche avec sa pensée, on falsifie la langue ; on se fait un langage hybride, arbitraire, tout d’allusions et de périphrases ; et cependant, comme l’observe judicieusement le feu rédacteur du Journal de l’Empire, les mots, en s’écartant de l’étymologie, perdent leur signification. On ne pourrait pas dire aujourd’hui quel tort a fait à la littérature, à la langue, combien d’intelligences, de talents a viciés cette préoccupation de plaire à toutes les classes et à tous les âges. Depuis que les mamans ont inventé qu’on ne pouvait plus conduire sa fille à l’Exposition, le commun des peintres a abandonné l’étude du nu pour s’adonner à des tricheries de costume, à des hypocrisies de sentiment bien autrement corruptrices que l’aspect de la nature vraie. Il fut un temps où les directeurs de journaux proscrivaient dans les romans jusqu’aux mots de maîtresse et d’adultère ; et, au Gymnase, un vaudeville de M. Scribe, intitulé Héloïse et Abailard, — et qui ne mentait pas à son titre, — a passé sans difficulté. Voilà où nous en sommes. M. Baudelaire s’est mis sous la protection de quatre vers de d’Aubigné. Il aurait pu y ajouter cette franche déclaration de l’auteur d’Albertus :

Et d’abord, j’en préviens les mères de familles,
Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles
Dont on coupe le pain en tartines. —

Les petites filles ! les petites filles ! Mon Dieu ! n’y a-t-il pas une littérature pour les petites filles ? n’y a-t-il pas des écrivains qui se dévouent par vocation ou par nécessité à composer de petites historiettes sans dard et sans venin ? Est-ce qu’il n’y a pas des auteurs pour enfants et même des auteurs pour dames ? L’ignorance est une vertu pour les filles, l’art n’est donc pas fait pour elles. Faites-leur lire l’Histoire des Voyages ou les Lettres édifiantes ; abonnez-les aux bibliothèques paroissiales ; mais écartez d’elles tout livre qui a l’art ou la passion pour but ; vers, romans, pièces de théâtre ; le meilleur n’en vaut rien pour elles. N’avons-nous pas vu récemment un écrivain religieux d’un grand zèle tenter « s’il ne serait pas possible de composer un roman avec des personnages, des sentiments et un langage chrétiens[4] ? » Il a réussi à faire un bréviaire de séduction, où les filles les moins délurées et les plus pieuses apprendront à tromper la vigilance de leurs parents et à forcer, par les moyens les moins catholiques, les cœurs qu’elles ont choisis.

V

Je me laisse entraîner, je le sens, par ces considérations, un peu allongées peut-être, mais que je ne crois pas déplacées à propos d’un livre d’art, et que dans tous les cas je ne crois pas inutiles.

Il faut bien cependant que le public sache ce qu’est ce poëte terrible dont on veut lui faire peur. Pour nos lecteurs, heureusement, la connaissance est déjà faite : ils n’ont point oublié le magnifique extrait que la Revue française a donné des Fleurs du mal il y a trois mois[5]. Ils m’ont donc déjà compris lorsque j’ai cherché à indiquer le caractère de cette poésie abondante dans sa sobriété, de cette forme serrée où parfois l’image fait explosion avec l’éclat soudain de la fleur d’aloès. M. Baudelaire excelle surtout, je l’ai dit, à donner une réalité vivante et brillante aux pensées, à matérialiser, à dramatiser l’abstraction. Cette qualité est frappante dès le second morceau, intitulé Bénédiction, où l’auteur présente l’action fécondante du malheur sur la vie du poëte : il naît, et sa mère se désole d’avoir porté ce fruit sauvage, cet enfant si peu semblable aux autres et dont la destinée lui échappe ; il grandit, et sa femme le prend en dérision et en haine ; elle l’insulte, le trompe et le ruine ; mais le poëte, à travers ces misères, continue de marcher vers son idéal, et la pièce se termine par un cantique doux et grave comme un finale de Haydn :

Vers le ciel où son œil voit un trône splendide,
Le poëte serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l’aspect des peuples furieux :

« — Soyez béni mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés,
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Je sais que vous gardez une place au poëte
Dans les rangs bienheureux des saintes légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus des Dominations.

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Montés par votre main, ne pourraient pas suffire
À ce beau diadème éblouissant et clair.

Car il ne sera fait que de pure lumière
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »

Je ne crois pas que jamais plus beau cantique ait été chanté à la gloire du poëte, ni qu’on ait jamais exprimé en plus beaux vers la noblesse de la douleur et la résignation des âmes privilégiées.

La pièce vingt et unième (Parfum exotique) est remarquable par cette faculté d’arrêter l’insaisissable et de donner une réalité pittoresque aux sensations les plus subtiles et les plus fugaces. Le poëte assis près de sa maîtresse, par un beau soir d’automne, sent monter à son cerveau un parfum tiède qui l’enivre ; il trouve à ce parfum quelque chose d’étrange et d’exotique, qui le fait rêver à des pays lointains ; et aussitôt dans le miroir de sa pensée se déroulent des rivages heureux, éblouis par les feux du soleil, des îlots paresseux plantés d’arbres singuliers, des Indiens au corps mince et vigoureux, des femmes au regard hardi :

Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,

Pendant que le parfum des vers tamariniers,
Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers !

Si je voulais citer d’autres preuves de cette rare faculté de magie et de création pittoresque, les exemples afflueraient sous ma plume. Contraint de me borner, pour avoir été trop bavard, je ne puis que renvoyer les lecteurs aux pièces intitulées les Phares, la Muse malade, le Guignon, la Vie antérieure, de Profundis clamavi, le Balcon, la Cloche fêlée, etc.

J’ai parlé du don d’évocation comme d’un des plus particuliers à l’auteur des Fleurs du mal. — Un crime a été commis ; la police pénètre dans un appartement clos et mystérieux, où, parmi les splendeurs du luxe et de la volupté la plus délicate, un cadavre de femme gît sur un lit, la tête séparée du tronc. — De quel crime ténébreux, se demande le poëte, cette malheureuse a-t-elle été victime ? À quelle passion monstrueuse a-t-elle été sacrifiée ? — Et tout aussitôt la chambre mystérieuse, avec son atmosphère malsaine, l’alcôve coquette où ruisselle un corps mutilé au milieu des meubles dorés, des divans soyeux, des bouquets qui se fanent dans les vases, apparaissent avec la puissance d’une ceinture sinistre et dont la mémoire gardera la terreur.

La terreur, je l’ai dit, car il est temps d’expliquer l’énigme de ce titre et de quelques-unes des inspirations de l’auteur. Nous sommes tellement accoutumés à être lâchement encensés ; on nous a tant de fois répété à tous, grands ou petits, poëtes, artistes, bourgeois, que nous sommes les plus vertueux, les plus parfaits, les plus délicats, qu’un poëte qui vient nous secouer dans notre satisfaction hypocrite ou indolente nous fait peur ou nous irrite. Les Fleurs du mal ! les voici : c’est le spleen, la mélancolie impuissante, c’est l’esprit de révolte, c’est le vice, c’est la sensualité, c’est l’hypocrisie, c’est la lâcheté. Or n’est-il pas vrai que souvent nos vertus mêmes naissent de leurs contraires ? que notre courage naît du découragement, notre énergie de la faiblesse, notre sobriété de l’intempérance, notre foi de l’incrédulité ? Aurions-nous la prétention de valoir mieux que ne valaient nos pères ? La société actuelle vaut-elle mieux que celles de Louis XIV et de Henri IV ? Pourquoi donc ne supporterait-elle pas une fois ce que celles-là ont toujours supporté de bonne grâce ? Et pourquoi ce fouet sanglant, que l’auteur des Iambes, le dernier, a manié avec tant de vigueur et de franchise, ne viendrait-il pas nous rappeler que le poëte n’est pas nécessairement un douceâtre et un thuriféraire ?

Au surplus, ce fouet, M. Baudelaire ne l’a pas toujours à la main ; il n’est pas toujours ironique ou satirique ; on l’a pu voir par les extraits que j’ai donnés plus haut ; on l’a pu voir par les pièces insérées il y a trois mois dans la Revue française.

Comme transition à des idées moins noires et comme conclusion, je citerai le sonnet suivant qui est à lui seul la clef et la moralité du livre. Il a pour titre l’Ennemi :

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

Ô douleur ! ô douleur ! le temps mange la vie,
Et l’obscur ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

Je n’ai que peu de chose à dire de la plastique de M. Charles Baudelaire. Elle est souvent parfaite ; parfois aussi il se permet des audaces, des négligences, des violences qu’explique la nature toute spontanée de son inspiration.

Sa phrase poétique n’est pas, comme celle de M. Théodore de Banville, par exemple, le développement large et calme d’une pensée maîtresse d’elle-même. Ce qui chez l’un découle d’un amour savant et puissant de la forme est produit chez l’autre par l’intensité et par la spontanéité de la passion. Et puisque j’ai nommé M. Théodore de Banville, je rappellerai ce que je disais il y a un an, ici même, à propos de ses Odelettes : « Des deux grands principes posés au commencement de ce siècle, la recherche du sentiment moderne et le rajeunissement de la langue poétique, M. de Banville a retenu le second… » Dans ma pensée, je retenais le premier pour M. Charles Baudelaire.

L’un et l’autre représentent hautement les deux tendances de la poésie contemporaine. Ils pourront servir de bornes lumineuses à une nouvelle génération de coureurs poétiques.

Charles Asselineau.



  1. Je n’entends pas la correction prosodique, ni même la rectitude des pensées, mais une sorte de régularité conforme aux modèles.
  2. Cet article, écrit pour la Revue française au moment même de l’apparition des Fleurs du mal, ne fut publié qu’un peu plus tard, après le jugement, et avec quelques changements.
    (Note des éditeurs.)
  3. Il s’agit de la première édition. — C. A.
  4. Corbin et d’Aubecourt, par M. Louis Veuillot.
  5. 20 avril 1857.